Les deux Chabbatoth
Jean-Jacques Samuel



Extrait de la brochure Shavouoth,
publiée par le Mouvement Yechouroun en 1946

Pourquoi la Torah, emploie-t-elle pour désigner le lendemain du premier jour de Pessa'h l'expression si étrangement ambigüe (1) "au lendemain de ce chabbat" ? L'interprétation traditionnelle - "au lendemain de ce jour de repos" - ne nous donne pas encore la raison profonde pour laquelle la Torah, si précise dans ce qu'elle dit, a préféré le terme "Chabbat", à l'expression "jour de fête" ou "Pessa'h".
Cette justification est avant tout à chercher dans le symbole de Pessa'h qui apparaît à l'étude approfondie comme bien plus proche de l'idée de Chabbat que de celle de n'importe quelle autre fête.

Le parallèle entre .les miracles de la sortie d'Égypte et ceux de la création n'est plus à établir, il importe cependant d'en voir. le sens profond : si nos Sages ont dit que pour créer Son Peuple, Dieu a tout autant bouleversé Sa Création que pour créer Son Univers, il faut bien comprendre que ce n'est pas un simple jeu de mots, mais que tout le secret de l'existence d'Israël .est basée sur cette idée :
Le premier acte de la Création (baro) fut la création de la matière. Elle servit de base au Créateur pour façonner (asso) l'Univers sous sa forme actuelle, pour créer, plus tard, la vie, et, enfin, l'homme, "image de Dieu". Après six jours passés à fabriquer cette admirable mécanique qu'est l'Univers, Dieu en. passa un septième à la faire fonctionner d'elle-même sous ses yeux, tout comme un ingénieur qui, après avoir créé, par son génie, un outil parfait, veut, avant de l'abandonner à. la vente, en vérifier lui-même le fonctionnement harmonieux ; on peut dire que; par là, il en a créé l'unité,l'âme.
La fin du premier chabbat du monde, du Chabbat Béréchit marque ainsi le moment où cesse l'exclusivité de l'action directe de Dieu, mais où persiste son omniprésence effective : dorénavant Il abdique Sa volonté eu profit de la liberté qu'Il accorde à Sa création ; Il abandonne Son pouvoir créateur pour confier celui de procréer aux organismes vivants. Enfin - privilège, suprême - Il accorde à l'homme la possibilité de Le connaître sans passer par une révélation absolue et directe : Il permet à son esprit d'atteindre, à travers la Matière, le Beau, le Vrai, le Divin.
A partir dit lendemain de ce chabbat, l'Univers, y compris l'homme, étaient mûrs pour repartir sur une nouvelle base : la Liberté qui, pour la Matière est déterminisme et pour l'homme prise de responsabilité devant la Vie imposée par Dieu.

Or, le point de départ de la sortie d'Egypte est, dans la violation de ce pacte entre le Créateur et Sa création : c'est comme une destruction de ce qui était le fondement de l'existence des choses, pour faire à nouveau tout repartir sur de nouvelles bases : Violation dans son essence même, de la liberté de Pharaon et de tout son peuple. Les Egyptiens, dont Dieu avait obstrué et "durci le coeur", se trouvaient sous le coup d'une diminution inconsciente de leur volonté. Violation des lois les plus élémentaires de la Nature : de la prolifération animale (grenouilles, poux, sauterelles, "créés" par "génération spontanée") ; de l'indestructibilité et du déterminisme de la Matière (eau changée en sang) , du Temps et de l'Espace (trois jours de ténèbres opaques chez les Egyptiens, et en même temps trois nuits de lumière éclatante parmi les Hébreux au milieu d'eux). Violation enfin de la possibilité accordée à l'homme de connaître intuitivement Dieu : Moïse le voit d'une façon toute différente de celle des Patriarches (2). Israël aura besoin d'une Révélation directe, brutale pour accepter cette même Torah qu'Abraham connaissait dans ses moindres détails, Trente siècles d'épreuves et d'études ne lui suffiront pas pour la comprendre aussi bien que l'expliquaient Chem et Ever dans leur yechiva, pour l'appliquer aussi complètement que Joseph en Egypte. Et Dieu est si absent du cœur de ces Hébreux esclaves, que Moïse a du mal à leur insuffler la Foi nécessaire à les sauver.

Après cette rupture du pacte du Chabbat, Pessa'h marquant la fin de toute la série de miracles, constitue donc un véritable renouvellement de ce pacte, un Chabbat, comparable dans toute l'acception du terme au Chabbat-Béréchit.
Car à partir du lendemain de ce chabbat, tout est rentré dans l'ordre : le Pharaon, redevenu libre,se repent d'avoir chassé ses esclaves à tout jamais en leur abandonnant sestrésors. Les dix plaies miraculeuses sont terminées, le passage de la Mer Rouge lui-même ne constitue pas - à proprement parler - une rupture de l'équilibre naturel, mais plutôt une coïncidence miraculeuse d'un. phénomène naturel avec un moment tragique de l'histoire d'Israël. Mais un élément nouveau est apparu : Israël, créé et laissé libre, face à son destin, face au désert.
C'est, pourquoi la Torah a voulu, en employant pour désigner Pessa'h l'expression - maintenant sans ambiguïté - de Chabbat, nous faire sentir que la Création n'a reçu réellement son sens profond que par la naissance d'Israël, complément nécessaire de la Création de d'homme.

Mais ce n'est pas tout. Nous allons pouvoir suivre, à travers les symboles de Chavouoth, le prolongement logique du Chabbat de la Sortie d'Egypte.

Ici aussi, notre premier étonnement vient du texte même de la Torah ; les noms de la fête y sont multiples : "fête des Semaines" ou "de Clôture" - d'après sa position dans le calendrier (l'année juive se terminant avec la veille de Roch-Hachana, Chavouoth est ainsi la dernière fête du calendrier) - ou encore "fête des prémices". Mais aucun mot ne la rattache à un souvenir historique. Etonnamment d'autant plus grand que pour Pessa'h, la Torah ne craint pas de se répéter et d'insister maintes fois sur l'époque qu'elle rappelle. La tradition nous enseigne bien qu'à la date fixée pour la fête - 6 Sivan -correspond celle de la révélation du Sinaï, mais ici encore, nous sommes obligés de chercher une justification plus profonde. Pourquoi ce silence de la Torah, pourquoi laisse-telle ignorer l'origine historique de la fête ?

Une première raison, c'est que le caractère éternel et universel de la Torah ne permet pas qu'elle soit rapportée à titre de souvenir - même symboliquement - à un jour défini de l'année ou à un objet spécial {comme la Matsa, le Chofar, la Soucca, etc...)
On dit aussi que Dieu a voulu que seule la tradition orale nous explique la signification de cet anniversaire, nous obligeant ainsi à recourir à elle pour comprendre, et à réaliser en ce jour solennel l'unité de la tradition se composant de la tradition orale et écrite.
La révélation du Sinaï marque l'aboutissement de la première étape du développement de l'Humanité. C'est la fin de l'époque pendant laquelle l'homme, par ses péchés, perdit progressivement toute possibilité de contact direct avec Dieu. Par le don de la Torah, Dieu rendit Sa Présence au Monde.

Entre la matière brute et l'Esprit pur, l'homme appelé par Dieu à réaliser l'Unité de ces deux aspects de Sa création, ne peut y parvenir qu'au moyen de la Torah, cet autre trait d'union entre l'Esprit et la Matière. Et seul un contact direct avec Dieu peut lui fournir ce moyen. Ce moment - instant unique et. fugitif, c'est la révélation du Sinaï.

Notes :

  1. Témoins les interprétations erronées qu'en ont donné les chrétiens et caraïtes.
    Voir Lévitique 23:15 : "Depuis ce lendemain du Chabbat, depuis le jour où vous apporterez la gerbe pour faire le geste de présentation, vous compterez sept semaines entières."
  2. Exode 6: 2-3 : " Dieu parla à Moïse. Il lui dit : "Je suis le Seigneur (Hashem). Je suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob comme le Dieu-Puissant (Chaddaï); mais mon nom "Le Seigneur (Hashem)", je ne l’ai pas fait connaître.
    Voir les commentaires sur la différence entre raö (apparaître) et yadôa (faire connaître), entre Chaddaï et Hashem.

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