Activités socioprofessionnelles des Juifs de Strasbourg 
à l'époque de Napoléon 1er
par Jean DALTROFF

la boucherie de Myrtil Weill

À la veille de la Révolution française, malgré l'édit d'expulsion de 1394 renouvelé en 1615 par Louis XIII prohibant en théorie le séjour des Juifs dans les terres relevant de l'autorité royale, 40 000 Juifs environ vivaient dans un royaume français qui comptait 26 millions d'habitants (1).
Ils constituaient un "agrégat de nations" disséminées dans plusieurs régions du territoire français. On comptabilisait de 20 000 à 25 000 Juifs en Alsace, environ 7 500 Juifs dans les Trois Evêchés de Metz, Toul et Verdun et dans le reste de la Lorraine. Il y avait environ 3500 Juifs séfarades d'origine espagnole ou portugaise dans le sud-ouest à Bordeaux et à Saint-Esprit, 2 500 Juifs à Avignon et dans le Comtat venaissin. En 1789, on comptait encore 500 Juifs à Paris, où se rencontraient les trois communautés (2).

Dans ce contexte, quelle était l'importance de la vie économique des Juifs de Strasbourg à l'avènement de Napoléon Ier comme Empereur des Français ? Qu'elles étaient les principales caractéristiques des activités socioprofessionnelles des Juifs strasbourgeois entre 1804 et 1815 ? Quelles perspectives pouvait-on dresser au début de la Restauration ?
Pour mesurer l'importance de la vie économique des Juifs de Strasbourg, nous avons tout d'abord tenu compte des travaux antérieurs des historiens (3). Nos investigations nous ont également menés dans les dépôts des archives municipales de Strasbourg, des archives départementales du Bas-Rhin et d'archives du Consistoire israélite du Bas-Rhin.

Le cadre de la vie économique de Juifs de Strasbourg

Le cadre démographique

En 1389, un édit de bannissement fut promulgué contre les Juifs, qui interdit à tout jamais leur réadmission dans la ville de Strasbourg. Cet édit exécuté à la lettre en 1390 demeura en vigueur durant quatre siècles et, seule, la Révolution française ouvrit à nouveau les portes de la cité aux Juifs de Strasbourg (4).

Le droit de manance et de commerce leur sera accordé entre le lever et le coucher du soleil à condition de s'acquitter du péage corporel, le Judenzoll et d'évacuer la ville au signal d'une sonnerie de cor, le Grüselhorn. En parcourant le registre du dénombrement des Juifs tolérés en la Province d'Alsace en 1784 sur la page Strasbourg, on pouvait avoir l'impression qu'une petite communauté juive de 68 personnes y vivait normalement (5). En réalité, il s'agissait de quatre familles : Cerf Berr, fournisseur des armées du roi, qui avait dès 1760 obtenu pour lui-même, ses fils, ses gendres, ses employés et ses domestiques un droit d'habitation temporaire à Strasbourg. C'est même au domicile privé de son fils Max Berr à Strasbourg que fut élaboré le cahier de doléances des juifs d'Alsace entre le 19 et le 25 mai 1789 par 37 délégués devenus du même coup des acteurs de l'histoire. Ils revendiquèrent notamment sur le plan économique le droit d'être présent dans toutes les foires, d'acquérir des maisons, terres et de les cultiver eux-mêmes à l'aide de valets chrétiens pendant au moins douze années, le temps d'acquérir de l'expérience et d'exercer toutes les professions (6).

La reconnaissance des droits civiques en 1791 allait permettre aux Juifs de cette cité de s'y implanter et d'y jouer par la suite un rôle fécond. En effet, par le décret du 27 septembre 1791, ils furent déclarés citoyens actifs, et toutes les mesures discriminatives furent supprimées. Ce n'est qu'alors que les Juifs purent revenir à Strasbourg, et qu'une nouvelle communauté s'y développa.

C'est sous le Consulat et l'Empire que commencèrent à se développer les communautés urbaines du Bas-Rhin : Bischheim par exemple passa de 473 Juifs en 1784 à 604 en 1807 et Haguenau de 325 à 639. Mais c'est surtout Strasbourg qui allait voir sa population juive augmenter le plus fortement. C'est surtout l'immigration qui expliquait la croissance de la population. En effet, l'attrait du travail urbain et la surcharge démographique des villages étaient à mettre en relation avec la reprise du mouvement de migration. En 1808, on y dénombrait 1399 Juifs pour une ville qui comptait plus de 54 000 habitants soit près de 3 % de la population totale et près de 1500 en 1809, après la levée de toutes les interdictions d'établissement et malgré les préjugés toujours virulents de leurs concitoyens (7).

Un cadre de législation restrictive : la délivrance des certificats de non-usure dans le Bas-Rhin en 1808

le "Judenhof" - Vieux-Marché-aux-Vins - 1897
Les banques n'existant pas à l'époque, c'était essentiellement le marchand juif de chevaux ou de bétail qui devait faire crédit à son client paysan quand il fournissait des animaux ou encore lorsqu'il revendait une terre ou une ferme. Le paysan assurait le paiement à la fin des récoltes généralement à la Saint-Martin. Lorsque la récolte était mauvaise, le cultivateur n'avait plus qu'un recours : ne plus payer "son juif". On retrouvait des prêteurs juifs qui n'avaient pas encore été payés au bout de huit ans ! Devant les récriminations de l'exploitation par les Juifs, Napoléon 1er prendra une mesure en 1808.

Il mit en place les structures territoriales du judaïsme dans l'Empire, promulguant le 17 mars 1808 trois décrets. Si les deux premiers concernaient l'organisation du culte selon le système consistorial, le troisième décret, qualifié par la suite de  "décret infâme", apportait des restrictions à la citoyenneté accordée aux Juifs par le décret du 27 septembre 1791 en instaurant un système d'inégalité juridique pour les Juifs reprenant des pratiques discriminatoires de l'Ancien Régime (8).  Il ordonnait d'une part le réexamen des créances juives et prévoyait dans certains cas leur réduction, voire leur annulation par voie de justice. D'autre part, il imposait à tous les Juifs - et  ceci aux seuls Juifs - d'obtenir au préalable, pour pouvoir se livrer à un commerce, négoce ou trafic quelconque, une patente du préfet du département, laquelle ne serait accordée "que sur un certificat du conseil municipal attestant que ledit juif ne s'était livré ni à  l'usure ni à un trafic illicite".

La mise en exécution du décret se heurtait à des difficultés. Il exigeait que les patentes ne fussent délivrées aux Juifs par les préfets que sur le vu de deux certificats émanant, l'un du conseil municipal, pour attester que les Juifs n'avaient fait ni usure ni commerce illicite, l'autre du consistoire de la circonscription, pour attester la bonne conduite et la probité. Ce certificat renouvelable chaque année devait leur être remis par le maire sur avis du conseil municipal de leur localité d'habitation.

Les états nominatifs des Juifs des séances du conseil municipal de Strasbourg notamment en 1808 mettaient l'accent sur les déclarations d'obtention des patentes. Ils nous permettent de saisir la complexité des circuits pour l'obtention d'une patente par les Juifs de Strasbourg. 123 demandes de certificats de non-usure de Juifs de Strasbourg avaient été examinées lors de la session extraordinaire du conseil municipal des 28 et 29 juin 1808. 44  certificats de non-usure avaient été accordés, 6 refusés et 83 demandes étaient en instance d'attente pour approfondissement des dossiers (9). Un document consistorial de 1809 nous donnait les indications suivantes :
Les chefs de familles juives s'élevaient à 3073. 1087 personnes n'avaient pas fait de demande. 1477 avaient obtenu la patente et 169 ne l'avaient pas obtenue.

Louis-François de Wangen de Geroldseck (1806-1810) et Jacques Frédéric Brackenhoffer (1810-1815) furent les maires de Strasbourg à prendre des décisions concernant la délivrance ou non aux Juifs des certificats de non-usure.

Pour donner ou non leur accord, ces maires prenaient des renseignements auprès de sept instances : le commissaire de police, le juge de paix, le président de la cour de justice criminelle, le commissaire général de police, le président du tribunal de première instance, le président du tribunal de commerce et enfin des membres du consistoire judaïque du Bas-Rhin.

Nous avons choisi plusieurs exemples pour souligner la complexité d'obtention de la patente.
Plusieurs Juifs s'étaient déplacés à la mairie de Strasbourg en février 1809  pour réclamer des patentes pour faire leur commerce. Le maire de Strasbourg, Wangen de Geroldseck demandait pour chacun d'eux

"des renseignements positifs concernant leur conduite et s'ils n'étaient pas convaincus d'agiotage ou d'usure" (10).

Le rapport du commissaire de police du 6 mars 1809 concernant Hermann Benjamin Engel, 40 ans, marchand épicier en détail demeurant 3 quai St Nicolas était plutôt mesuré :

"Avant d'établir son commerce d'épicerie, il avait fait le commissionnaire d'usuriers ; mais depuis, on ne pouvait plus lui reprocher des faits illicites et de faire du commerce pour raison de contrebandes" (11).
Le juge de paix avait un avis très négatif car il pratiquait le métier de commissionnaire des usuriers  et des contrebandiers. Pour le président de la cour de justice criminelle, c'était un inconnu, tout comme le président du tribunal de première instance et celui du tribunal de commerce. Par contre le commissaire général de police estimait qu'il était favorablement connu. Pour les membres du consistoire judaïque du Bas-Rhin, la patente pouvait lui être accordée définitivement.

Michel Bernard fils avait 22 ans en 1808. Il demeurait 69 rue du Vieux Marché au Vin et exerçait la profession de tisserand. Les observations du commissaire de police du 2e arrondissement de Strasbourg à son égard n'étaient pas très élogieuses :

"Bien qu'il tenait avec son père une fabrique rue au jardin des rois, il était usurier comme son père à qui la patente avait été refusée".
Le commissaire général de police faisait remarquer que la patente avait été refusée au père. Le juge de paix soulignait qu'il
"tenait fabrique, faisant en sous main l'usure".
Les membres du consistoire pensaient lui accorder une patente définitive.

Par contre le commissaire de police du 2e arrondissement portait un avis favorable sur Süsman Auguste May, 24 ans revendeur de montres et brocanteur habitant 103 Grand-rue

"Marchand de montres peu loyal, aujourd'hui honnête dans l'exercice de son état et sincère vis-à-vis de la police".
Le commissaire de police du 3e arrondissement soulignait qu'il était brocanteur sur la place d'Armes et faisait réellement l'armée où il faisait son dit commerce. Le juge de paix expliquait qu'il était autrefois
"marchand de montres peu loyal, et aujourd'hui assez honnête".

D'autres documents des archives municipales de Strasbourg soulignaient encore en 1810 les différences d'appréciation d'un individu à l'autre.
Ainsi il n'existait pas de charges personnelles contre Jacob Lévi, marchand de chevaux demeurant 11 rue de l'Ecrevisse si ce n'était qu'il était l'associé d'Isaac Lévi appelé Jérémie Levaillant, habitant 21 rue de la Nuée Bleue, lequel passait

"pour marchand de chevaux trompeur" (12).
Il avait en outre paru plusieurs fois à la justice de paix du 2e arrondissement pour des trafics peu loyaux et tout récemment il avait indignement trompé un jeune officier.

Quant à Laurent Meyer, demeurant 3 rue du Fil, il avait dès l'âge de seize ans parcouru la campagne pour rechercher des agriculteurs dans la peine et les avait attirés dans les pièges usuraires et il n'avait pas été loyal dans les livraisons en chevaux et en fourrages dont il s'était chargé. Il avait eu affaire, il y a quelques années avec la justice de paix pour affaire déloyale envers un domestique avec une condamnation à laquelle il s'était soustrait (13). Par contre Le commissaire de police ne trouvait rien à reprocher à Enoch Lévi, commis marchand domicilié 16 place d'Armes : " Il ne ressortait aucun renseignement défavorable". Il était inconnu également du juge de paix.

La répartition socio-professionnelle des Juifs strasbourgeois


Les 350 feuillets de Déclarations des prénoms et des noms fixes faits par les individus professant le culte hébraïque du 15 septembre 1808 au 2 février 1809 nous permettent d'évoquer la répartition socioprofessionnelle des Juifs de Strasbourg (14). Ces documents comprennent 1399 noms. Il en résulte une classification en plusieurs catégories.

La situation des Juifs de Strasbourg était assez différente de celle de la campagne. Dans les villages alsaciens, c'étaient les colporteurs, marchands de bestiaux, revendeurs et  commerçants qui dominaient. À Strasbourg, la population juive était plus francisée et relativement mieux intégrée dans la société ambiante avec des conséquences sur la structure socioprofessionnelle avec domination des marchands et des commerçants, des artisans avec une ouverture vers une diversification vers les professions au service de l'État et vers les métiers du négoce.

De très nombreux marchands, commerçants et négociants

Les marchands en gros, les commerçants, les négociants et les fabricants formaient une catégorie très nombreuse.

Il y avait une grande diversité de marchands : des marchands épiciers comme Joachim Bick, des marchands de ferraille, des marchands de rubans à l'image de Léopold Goschler, demeurant 6 rue de Lanterne, des marchands de draps, des marchands de chevaux, des marchands quincailliers et des marchands merciers.

Il y avait également des fabricants à l'instar d'Ephraïm Weil, fabricant de "maroquins" spécialisé en cuir de bouc et de chèvre tanné, marié, neuf enfants, habitant 61 rue du Jeu des Enfants. 

Les négociants avaient un statut plus important que les marchands en gros ou les commerçants. L'étendue géographique de leurs affaires et la composition de leur patrimoine permirent notamment à certains négociants d'émerger sous le Premier Empire avec notamment Max Messel natif de Darmstadt marié à Gertrude Furth, native de Bruxelles demeurant 26 rue des Dentelles, Abraham Picard, Auguste et Louis Ratisbonne.

Des artisans patentés

Les bouchers disposant d'un savoir faire artisanal étaient en nombre à Strasbourg. Les relieurs, les horlogers, les boulangers dont Juda Haas et Isaac Weil, les tailleurs, les menuisiers, les cordonniers au nombre de deux à Strasbourg, les cabaretiers formaient les métiers les plus représentatifs de la catégorie des artisans.

Il y avait encore un barbier, Juda Israël Strauss, trois "raffineurs d'or et d'argent" dont Emmanuel Joseph Goldsteiner domicilié 1 rue du Saumon et un peintre, Jacob Lévy devenu Jacob Maler comme un clin d'œil aux changements de noms en 1808.

Des colporteurs patentés

Il y avait 53 colporteurs patentés vendant toutes sortes de marchandise comme des bas, des draps, des lunettes, de la bijouterie, du fer à l'image de Juda Abraham Blumenthal, domicilié 123 Grand-rue et Isaac Weill ayant six enfants dont le deuxième était né à Sierentz, les troisième et quatrième à Wintzenheim, les deux derniers à Strasbourg. Quant à Raphaël Halff, marié, huit enfants, domicilié 1 rue des Fribourgeois, il avait deux filles nées à Molsheim et six autres enfants originaires de Strasbourg.

Ces colporteurs étaient absents de leur maison toute la semaine allant d'un village à l'autre, presque toujours à pied avec leur "balle" sur le dos. Ils faisaient un travail d'autant plus pénible que les traditions alimentaires les empêchaient de se nourrir chez des particuliers et dans des auberges.

Des Juifs au service de l'Etat et les soldats

les Petites Boutiques (Grandes Arcades) - 1895"
Plusieurs Juifs travaillaient au service de l'état presque tous comme préposés aux subsistances militaires à l'image de Mathias Isaac Dalmbert, contrôleur des subsistances militaires du royaume de Westphalie. Il y avait encore Joseph Lazare Dalmbert, inspecteur des subsistances militaires, David Bernheim garde magasin à l'armée d'Italie, Nephtali Munius, fournisseur à la grande armée.
Par contre Joseph Isaac Lehmann était "employé près de l'inspecteur des postes aux lettres". Parmi les militaires, on notait la présence de Marx Beer, militaire pensionné.

Le recensement des Juifs du Bas-Rhin du 15 août 1806 indiquait qu'il y avait 47 Juifs sous les drapeaux mais Strasbourg où vivaient 1286 Juifs ne fournissait que quatre conscrits, autant que Bischheim où les Juifs étaient seulement 671 (15). Ces quatre conscrits, peut-être en passe de devenir militaires de carrière, étaient les suivants : Charles Beer, pionnier à la 2e compagnie en garnison à Kehl, Loeb Weill, matelot de quatrième classe, Cerf Weiller, hussard au 8e régiment et Jonas Lévy, caporal au 27e régiment de lignes.

Cependant une certaine répugnance pour le métier des armes régnait chez les Juifs. Elle s'expliquait entre autres choses par leurs convictions religieuses. La vie militaire rendait en effet difficile voir impossible le respect des pratiques cultuelles, qu'il s'agisse du repos du shabath ou des règles alimentaires. Partir au service militaire, c'était certes prouver son attachement à la patrie mais c'était aussi prendre le risque de devoir se détacher pour une longue durée du culte ancestral.

Les "intellectuels"

Les "intellectuels" étaient représentés par quatre hommes de lettres dont Abraham Sintzheim, le frère de David Sintzheim, président du consistoire central de la nation juive, trois professeurs de langues : Ephraim David Grosmuth, Gerson Hess et Nephtali Moch, trois écrivains dont un maître d'écriture, Eléazar Lippman, demeurant 3 rue de la Grange, deux  étudiants à l'image d'Edouard Adler né à Varsovie, un musicien, Löb Salomon.

Un officier de santé, Léon Benjamin Strauss était répertorié à Strasbourg en 1808 domicilié 21 rue du Foulon. C'était peu par rapport aux 68 médecins et officiers de santé comptabilisés à l'époque à Strasbourg travaillant à faire face aux maladies pulmonaires favorisées par l'humidité du climat et des habitations et à lutter notamment contre la mortalité infantile, et le typhus qui faisait occasionnellement des ravages (16)

Les serviteurs du culte

Ils constituaient une catégorie spécifique et non négligeable. Il existait à Strasbourg cinq synagogues et quatre maisons de prière établies chez des Juifs fortunés. Ainsi il y en avait un oratoire chez Joseph Lehmann au 12 rue du Jeu des Enfants et un autre chez le rabbin Abraham Auerbach, rue Sainte Elisabeth. La nouvelle synagogue était située dans la rue des Fribourgeois. C'est là que le rabbin David Sintzheim prononça un discours pour célébrer le 24 octobre 1805 les victoires de l'Empereur Napoléon 1er.

La communauté juive disposait de trois rabbins dont Mathias Weill époux d'Anne Dreyfus et Samuel Goldschmitt en dehors du grand rabbin David Sintzheim, déclaré à Strasbourg mais exerçant à Paris. Il y avait aussi huit chantres dont Samuel Dennery, chantre de la grande synagogue, 1 rue des Fribourgeois marié à Jüdel Cerf ayant neuf enfants. Moyse Drasch, autre chantre, avait aussi une famille nombreuse, cinq enfants et demeurait 14 rue des Chandelles. Jonas Elie Reis vivait  9 rue des Sept Hommes, marié cinq enfants nés à Strasbourg. Il y avait également deux "tueurs" c'est-à-dire des abatteurs rituels : Jacob Moyse Weil habitant 21 rue du Foulon marié à Marie-Anne Weil avec trois enfants, et Gumpel Abraham, ainsi qu'un circonciseur, Salomon David Bernheim. Il y avait sans doute d'autres circonciseurs occasionnels ou bénévoles. On notait encore la présence d'un employé de la synagogue, Simon Beer.

19 "instituteurs" qui pour la plupart avaient une famille nombreuse à charge enseignaient les bases du judaïsme (Bible, Talmud et hébreu) aux jeunes et aux personnes plus âgés à l'image de Léon May, marié, quatre enfants, Juda Haller né à Wittersheim habitant rue Sainte-Barbe avec sa femme et ses sept enfants.

Le personnel domestique

Au bas de l'échelle, un personnel domestique vivait à l'ombre des riches : 49 servantes dont Rose Meyer veuve d'un colporteur, Marguerithe Niderheim, veuve du marchand Itzig Lévy, Caroline Weill native de Westhoffen était une "fille servante" travaillant chez Dina Marcus et Benjamin Salomon, propriétaire domiciliés 18 rue du Vieux Marché aux Grains. Une "fille couturière" Rose Gougenheim habitait 15 rue du Fossé des Tanneurs.  Il y avait encore plusieurs journaliers, cinq domestiques dont Isaac Aron, un cocher, Emmanuel Bloch, marié, trois enfants, un "homme de confiance", Marc Schlesinger domicilié 7 rue des Juifs.

Quelques exemples de capacités innovantes

Malgré la législation restrictive de 1808, quelques personnalités ont su faire preuve de dynamisme dans leurs activités professionnelles.

La Maison des frères Picard et Rueff

En 1808, une lettre d'un ami du Maire de Strasbourg, Monsieur de Wangen de Geroldseck recommandait la maison des frères Marx et Abraham Picard pour leur honnêteté, leur activité et leurs bons principes conformes à ceux que le gouvernement désirait. Ils avaient établi ici un établissement intéressant et fait prospérer une fabrique d'indiennes et de toiles blanches en mettant en apprentissage 25 garçons juifs. Jamais ils n'avaient

"tripoté avec les campagnards et ne devaient pas être confondu avec le gros de leurs coreligionnaires".
Les frères Picard et Rueff étaient établis à Strasbourg depuis douze ans et étaient propriétaires de la maison Bastard près de la rue des Tonneliers.

Auguste et Louis Ratisbonne

La famille Ratisbonne faisait partie des Juifs originaires de Fürth en Bavière qui au 18ème siècle et au début du 19ème, siècle au même titre que les Juifs de la campagne bas-rhinoise, allaient contribuer à grossir le chiffre de la population juive de la capitale alsacienne. Les deux fils de Jacob Hirsch Regensburger et de ‘Hanna Brüll, Auguste et Louis allaient connaître des fortunes diverses avant de devenir entre 1820 et 1830 des notables et financiers de grande envergure (17).

Auguste (1770-1830) avait quatorze ans à son arrivée en France. Ce fut sans doute Cerf Berr son tuteur, qui francisa son nom et employa le jeune homme dans son négoce de fournisseur aux armées. En 1805, il possédait un pied-à-terre à Strasbourg tenant un commerce de draps 44 rue du Vieux Marché aux Poissons. Jusqu'en 1810, son domicile se situait à Bischheim, mais ses treize enfants naquirent à Strasbourg entre 1798 et 1818. En 1812, Auguste créa la Société des Frères Ratisbonne avec son frère cadet Louis spécialisé dans le commerce des "draperies, soieries et autres articles".  La nouvelle société aurait une durée de neuf ans. Le tout avait été arrêté entre Auguste et Louis Ratisbonne, négociants munis d'une patente de seconde classe délivrée par la mairie de Strasbourg le 15 mai 1811.

Au décès de son épouse, Adélaïde née Cerf Berr en 1818, Auguste était à la tête d'un capital de 1 684 000 francs, possédant plusieurs maisons à Strasbourg, à Bischheim et des terres et des forêts (18). Il acheta, en 1819, la ligne de maître de la poste aux chevaux et exploitait la double ligne Strasbourg-Paris. Il fit encore l'acquisition des écuries de l'Hôtel de Lückner et devint entrepreneur de voitures publiques. Voilà donc un homme de 45 ans en 1815 qui avait réussi son parcours professionnel et qui était en passe de devenir au sortir du Premier Empire un notable bien intégré dans la société strasbourgeoise.

Quant à Louis Ratisbonne (1779-1855), son frère puîné, il était en 1808 un négociant bien établi sur la place de Strasbourg, domicilié au 37 rue du Jeu des Enfants. Marchand associé à son frère dans la fourniture de draps, il s'était également spécialisé dans la fourniture de fourrages et de grains aux troupes alliées. Il était encore impliqué dans une autre affaire de fourniture de 170 chevaux pour le train d'artillerie en 1812. Louis Ratisbonne était donc en 1815 à l'âge de 36 ans un homme à la situation professionnelle bien assise dont les activités dépassaient très largement le cadre de Strasbourg et de l'Alsace pour s'étendre à l'Allemagne et à l'Autriche-Hongrie de l'époque.

Néanmoins l'étendue de leurs transactions était nettement moins importante que celle des chefs de maisons et riches négociants comme les frères Saglio, les Mennet et les Turckheim. Vers 1810, Jean Georges Humann, spécialisé dans le domaine des denrées coloniales (cotonnades, mousselines, produits exotiques) aurait connu un chiffre d'affaires annuel de 2 millions de francs. Le fabricant Jean Malapert bénéficiant des effets du Blocus continental utilisait 450 compagnons dans ses ateliers de filature de coton. Martin Bucher, quant à lui en 1806, imprimait des toiles peintes qui nécessitaient plus d'une centaine d'ouvriers tandis que Georges Dietsch faisait tisser des draps et des tricots pour les soldats.

Au terme de notre étude, il convient de souligner que la vie économique des Juifs de Strasbourg sous le Premier Empire fut marquée une législation arbitraire, avec la délivrance de la patente spéciale en 1808 qui donna lieu à de multiples contestations selon un circuit complexe précédant les décisions du Conseil municipal de la ville. Mais les dispositions relatives à la patente tombèrent rapidement en désuétude.
En 1818, le décret infâme de 1808 ne fut pas renouvelé par Louis XVIII malgré les plaintes des conseils généraux alsaciens.

L'entrée des Juifs de la ville dans la société strasbourgeoise offrit de nouvelles opportunités économiques sans provoquer de profondes mutations des structures socioprofessionnelles. La majorité des Juifs de Strasbourg restaient attachés aux occupations traditionnelles de la période révolutionnaire avec à la base tout un peuple d'employés et aux divers échelons intermédiaires, les commerçants, les artisans et les domestiques logés au domicile de leurs maîtres.

Cependant, une minorité de Juifs strasbourgeois devinrent des fonctionnaires du département et de la municipalité ainsi que des diverses administrations. D'autres Juifs, avec l'acquisition de capitaux, surent se montrer innovants et dynamiques à l'exemple des familles Picard, Rueff, Ratisbonne.

Cette évolution avait été annoncée par la réunion du Grand Sanhédrin à Paris voulue par Napoléon 1e, qui invitait  tous les Juifs jouissant des droits civils et politiques à

"rechercher et d'adapter les moyens les plus propres à inspirer à la jeunesse, l'amour du travail et à les diriger vers l'exercice des arts et métiers ainsi que des professions libérales".

C'était là la base de l'accélération de leur intégration à la société française.


© A . S . I . J . A .