Paul BUCHINGER
Colmar, 1932 - Strasbourg, 23.1.2016.
Mai 1944 - de Limoges en Palestine
Article paru dans l'Almanach du KKL-Strasbourg


Paul et Claude Buchinger
A cette période de la guerre, les affrontements entre le maquis du Limousin-Périgord et les troupes allemandes se multiplient dans la région. Nous sommes à quelques jours du drame d'Oradoursur-Glane, village situé à quelques kilomètres de notre lieu de résidence en tant que réfugiés, lors de cette cinquième année de guerre.

En effet, à cette époque, la famille Fernand Buchinger habite depuis quatre ans au Pic-sur-Condat, petit hameau à une quinzaine de kilomètres de Limoges, à proximité de Poulouzat où se trouve une maison d'enfants de l'OSE.
Dans la maison principale de ce petit bourg, appelée le "château", Fernand et Marie Buchinger, qui ont trois fils, Paul douze ans, André huit ans, Claude cinq ans, ont également recueilli et caché depuis un an environ, un oncle, Aaron Weisz, rabbin avant la guerre à Vienne en Autriche, et sa femme Elsa, échappés du camp de Gurs dans le midi de la France.

Les passages des troupes allemandes se répétaient de plus en plus fréquemment, bien que ne s'intéressant pas à la population civile; une rafle eut lieu à la boucherie juive de Limoges, gérée par les deux frères Alex et Frédéric Buchinger. Alex, sa femme Anna et leur employé Monsieur Mangel, père de Marcel Marceau, furent déportés.

A cette époque la famille de Fernand Buchinger quitte le "château" pour s'installer en pleine nature, sous un bouquet d'arbres, ravitaillée par les trois fermiers du hameau. Et c'est là qu'apparaît, au bout d'une dizaine de jours, un jeune garçon, âgé de dix huit ans environ et faisant partie de la troupe des Eclaireurs Israélites de Limoges ; il propose aux parents de faire passer les enfants en Espagne, à condition de partir immédiatement et de réussir à prendre dans une heure à Limoges le train pour Toulouse. Pour cette première étape, il remet les trois frères à une jeune fille d'une vingtaine d'années qui devait nous héberger deux à trois jours avant de poursuivre le voyage pour Perpignan avec cinq autres jeunes enfants, déjà logés chez une dame plus âgée.
Le jeune éclaireur aurait disparu une quinzaine de jours plus tard, probablement arrêté par la Gestapo, et exécuté paraît-il près du camp d'Aix-surVienne.
Quant à la jeune fille, nous l'avons retrouvée à Paris trente ans plus tard comme enseignante à l'école Lucien de Hirsch. Il s'agit de Madame Gerst Françoise.

Mais revenons à Perpignan en mai 44. Déconvenue lors de l'arrivée du petit groupe de huit enfants; il faut retourner à Toulouse car la nuit précédente, sur la route frontière avec l'Espagne, des accrochages ont eu lieu entre les passeurs et des gardes frontaliers allemands et les lieux de passage sont trop surveillés à présent. Compte tenu de la prochaine pleine lune et de la bonne visibilité, la traversée serait trop dangereuse les jours suivants.
On nous occupera durant deux semaines, nous laissant nous promener à longueur de journées dans un parc proche de notre lieu d'hébergement par équipes de deux enfants, un grand et un petit. Surtout ne pas se regrouper afin d'éviter d'être remarqués par la police au service de l'occupant allemand.

Debout au milieu les trois frères Buchinger  : Paul, avec béret qui tient
Claude par la main, André, avec la mèche sur le front
Vers la fin du mois de mai nous revoilà en gare de Perpignan, et accompagnés d'une Catalane, nous prenons un petit train, genre Micheline, en direction du col du Perthuis, derrière le Canigou et frôlons la frontière qui se trouve à une cinquantaine de mètres.
Là commence une aventure de deux jours de marche, qui à travers la montagne nous éloignera de cette petite gare, accompagnés de deux passeurs qui ont pour charge de nous faire pénétrer en Espagne une vingtaine de kilomètres plus loin. A travers forêts et prairies nous atteignons le premier soir une grange à foin située à près de deux mille mètres d'altitude pour y passer la nuit et jouir d'un repos bien mérité, les aînés ayant en outre mal supporté l'altitude. Pour nous c'était une excursion, découvrant des aliments inconnus apportés par nos convoyeurs, tels que chocolat, oranges, et buvant l'eau glacée de torrents que nous traversons, très près de sommets enneigés.

Le lendemain longue descente vers la frontière que ce petit groupe atteint en début d'après-midi. Pas question de la traverser en plein jour, et en attendant la pénombre, les passeurs nous allongent dans l'herbe, nous recouvrent de branchages de sapin afin de nous dissimuler. Aujourd'hui encore je me demande, comment des enfants de cinq à quatorze ans purent rester presque immobiles pendant des heures, pressentant probablement le danger.
Tard dans la soirée, après la tombée d'une nuit bien sombre et sans lune, on nous fit traverser individuellement la route, coucher dans le fossé du côté espagnol, et dès que le groupe fut reconstitué, on nous dirigea vers un proche village et nous répartit dans différentes fermes pour la nuit.

Le lendemain matin, plusieurs fermières, accompagnées d'un ou deux enfants, prirent le train pour Barcelone. Il nous fut bien recommandé de faire semblant de dormir tout le long du trajet afin que nul voyageur, ni le contrôleur ne nous interpellent en espagnol. Et ainsi tout ce voyage se déroula sans incident.

Gare de Barcelone vers vingt-deux heures. Nous voilà enfin arrivés à la fin de cette première étape de près de quinze jours, et sommes attendus à la descente du train par une délégation du JOINT composée de Madame Margulis, une belle et grande américaine, très richement vêtue, d'une élégance comme nous n'en avions pas vu durant ces années de guerre, ainsi que des deux frères Ben Yehouda, des armateurs de Lisbonne.
Pour cette première nuit en Espagne, ils nous amenèrent à proximité du port, dans une petite pension de famille où un jeune garçon de dix ans vint nous ouvrir la porte et de stupeur il s'évanouit et tomba à terre. Il s'agissait de Charles Djzalowski de Nancy, un voisin de notre fameux "château" du Pic-sur-Condat, dont les parents occupaient la maison du jardinier. Il était à Barcelone depuis un mois, ainsi qu'lsi Rosner de Strasbourg, tous deux arrivés par le précédent convoi.

Liste des enfants faisant partie du convoi au départ de Barcelone- © Central Zionist Archives

Dès le lendemain on nous fit emménager, tout à proximité, dans une autre pension, en plein sur le port, face à la statue de Christophe Colomb. Et c'est dans le port que nous passions toutes nos journées, côtoyant les pêcheurs, les marins, assimilant nos premières notions d'espagnol.

D'autres groupes nous ayant suivis, le JOINT loua une grande villa dans les faubourgs, au pied du Tibi Dabo, où vingt-cinq enfants environ furent rassemblés, jouissant à partir de ce moment d'activités et d'occupations sous la direction d'un couple originaire de Russie.
Entre-temps, convoqués à la police, nous avions, au bout de quinze jours, obtenu des documents officiels. Ceux-ci nous permirent, par la suite, de prolonger ce voyage vers le Portugal, car la villa de Barcelone devenant trop petite, un groupe de seize enfants fut envoyé fin août à Estoril, à l'embouchure du Tage. Dans cette station balnéaire, une école fut mise à notre disposition durant cette période de vacances scolaires.  Choyés par la municipalité, la Croix-Rouge portugaise et la presse locale, nous eûmes droit à tous les honneurs, festivités, et même le libre accès aux salles de gymnastique du Casino de l'endroit, encadrés par Monsieur et Madame Jossua. Pour les fêtes de Rosh Hashanah et Kippour, ceux qui le désirèrent, furent reçus dans différentes familles de Lisbonne. C'est ainsi que je fus invité par la veuve de l'ex Grand Rabbin du Portugal, décédé pendant la guerre.

C'est vers cette époque qu'on nous demanda de choisir notre prochaine destination, entre les Etats-Unis, et ce qui s'appelait encore à ce moment la Palestine. Charles Dzjalowski de Nancy, son cousin Denis et une cousine optèrent pour les USA. Tous les autres embarquèrent, sous les regards de toute la communauté de Lisbonne réunie dans le port, sur un cargo portugais, le Guinée, dont les cales avaient été aménagées en deux grands dortoirs, avec des couchettes superposées, ressemblant beaucoup à ce que nous devions découvrir plus tard sur les photos des baraquements des camps de concentration.
Claude, âgé de cinq ans étant le plus petit des enfants, nous eûmes droit, les trois frères, à la seule cabine de passagers existante et fûmes invités durant tout le périple de onze jours jusqu'à Haifa, à la table du commandant.

Nous quittâmes Lisbonne vers la mi-octobre sous une petite pluie, et en arrivant en Palestine, on nous apprit que Madame Josette Jossua avait été atteinte d'une pneumonie au retour du port et était décédée.

A ce stade de notre périple, malgré le débarquement des troupes alliées en France, nous n'avions après six mois aucune nouvelle de nos parents, et eux aucune information à notre sujet, le seul contact possible ayant été ce jeune scout qui nous avait cherchés en pleine campagne et qui fut assassiné peu après notre départ de France. Le lendemain, le Guinée fit escale à Cadix, où nos camarades restés en Espagne embarquèrent avec les plus âgés, ceux qui avaient traversé la frontière par les Pyrénées centrales et été internés pendant un mois à Lérida. Parmi eux se trouvaient Claude Hemmendinger et Isi Rieger. Après une nuit en mer le bateau accosta sur la côte africaine à Tanger où nous attendait un groupe d'immigrés, refoulés il y a quelques mois par les Anglais, et autorisés à présent avec l'ensemble des passagers du Guinée, à rejoindre officiellement Haifa dans le cadre du Livre Blanc qui limitait à cette époque les entrées et le retour des Juifs en Palestine.

Mais une nouvelle escale était prévue en fin d'après-midi, et avant d'entrer en Méditerranée notre bateau s'immobilisa et jeta l'ancre pour la nuit au milieu du port de Gibraltar, loin de tout quai, afin que nul ne puisse descendre à terre. Gibraltar à ce moment était exclusivement militaire, fortifié de tous côtés, avec de gros canons qui sortaient et rentraient en permanence du rocher, des filets empêchant l'entrée de sous-marins ennemis, et un avion de reconnaissance survolant, en grands cercles, le détroit par où l'on voyait passer des convois de bateaux de guerre alliés qui rejoignaient les différentes plages de débarquement en Italie et France.
A la tombée de la nuit le ciel au dessus du port s'éclaira subitement sous les rayons de lumière d'une multitude de projecteurs dissimulés dans le rocher entourant le port, qui vinrent se rejoindre, dans un cône de lumière sur le petit avion, tel un feu d'artifice.
Face à nous, un immense bateau-hôpital américain tournait sans arrêt autour de son point d'ancrage, et lorsque les deux navires se rapprochaient, nous avions droit à une volée de chewing gum que des soldats blessés nous jetaient par dessus bord.

A présent, nous allons traverser toute la Méditerranée, précédés et escortés par des dauphins que nous passons nos journées à admirer, et arriver en vue de Haïfa à la tombée de la nuit de notre onzième jour de navigation. Et à nouveau le Guinée s'immobilise à quelques encablures de la côte, et jette l'ancre pour la nuit en pleine mer. Mystère dont nous découvrirons la raison le lendemain lors du débarquement des passagers.
Mais en attendant, nous admirons cette baie, qui s'illumine petit à petit, et à travers le hublot de notre cabine nous gravissons du regard, sous l'effet de la houle, cette longue avenue de lumière qui grimpe de la ville au sommet du Carmel.

Au petit jour nous accostons, après avoir longé un mât dépassant au milieu des flots, dernière trace du Strouma, bateau d'immigrants, coulé à leur arrivée en Terre sainte. Sur le quai, un barrage de militaires anglais empêche pendant la descente à terre des passagers, toute approche ou fuite éventuelle. Immédiatement embarqués dans des bus nous prenons la direction du sud.

La traversée de Haifa fut un émerveillement ; découverte d'inscriptions en hébreu, d'habitants arabes dans leurs longs vêtements de couleur, juchés sur des ânes et des chameaux ; et le paysage jusqu'à notre lieu d'arrivée un enchantement. Mais ce fut dans un camp avec miradors, fils de fer barbelés et baraques en bois qu'on nous logea à notre grande surprise. Il s'agissait du camp d'Atlith utililisé par les Anglais pour contrôler les passagers du Guinée, et s'assurer qu'aucun Allemand, ou quelconque collaborateur ne se soit mêlé aux passagers pour fuir l'Europe à la veille de leur défaite. Ainsi nous fut révélée la raison de l'attente toute une nuit devant le port de Haifa, ou l'éloignement des quais à Gibraltar.

A Atlith, étaient également internés des prisonniers, condamnés par les tribunaux palestiniens aux travaux forcés, se déplaçant les jambes entravées de chaînes; certains d'entre eux, arabes originaires de Jérusalem, nous interpellaient en yiddish. Les premières pluies de l'hiver tombèrent peu après notre arrivée, et vêtus de sandalettes, de pantalons courts, chemisettes ou robes d'été, les enfants pataugèrent dans la boue jusqu'aux mollets, avec pour distraction : jouer au football avec les énormes pamplemousses qu'on nous distribuait chaque jour.
Vers la fin de la deuxième semaine, on nous demanda d'opter pour un parti politique en vue de la sortie du camp ; et on assista à une ardente bataille politicienne pour mettre la main sur les indécis. Ainsi plusieurs jeunes, originaires de familles pratiquantes, aboutirent dans des foyers ou maisons non religieuses. De nombreux enfants furent recueillis par l'Alyiath Hanoar et ainsi André et Claude furent dirigés vers Tel Aviv, dans une maison d'enfants nouvellement créée dans les locaux du Beith Tseiroth  Mizra'hi, seuls francophones parmi des petits roumains. Ils en oublièrent leur français.

Photo de groupe en Palestine

Plus âgé, je fis partie d'un groupe de douze enfants, pris en charge par un ex-strasbourgeois Moshè Sheinbach, membre du kibboutz Tirat-Tzvi , qui nous dirigea vers Kfar Haroéh, près de Hédéra, où une maison d'enfants, le Mossad Yakir, fut créée dans l'enceinte de la Yeshiva du Bné Akiba. II fut notre premier madrikh (moniteur). Kfar Haroéh se trouvant en face des Monts d'Ephraïm, la dénomination de Yakir fut donnée à cette institution par le Rosh Yeshiva, Rav Néria, en référence au verset "ha-bèn yakir li Ephraïm"  (Jér. 31:20)
Dans un journal polycopié de 1945 ou 46, appelé 'Haver de France, parut la liste des enfants qui composèrent cette kvoutsa (groupe) :

C'est à Kfar Haroéh que je fis ma bar mitzva en présence d'un de mes oncles venu de Tel-Aviv, seul membre de la famille.

Par la suite notre groupe fut égaIement rejoint par des enfants rescapés de camps de concentration roumains. Mais à Tel-Aviv, André fut victime d'un accident, renversé par une moto et subit une fracture de la jambe qui l'immobilisa plusieurs semaines. Il fut désigné, par les autres enfants, comme responsable d'un petit chiot, minuscule boule de poils qu'il promenait au bout d'une longue ficelle. Quant à Claude, il tomba malade égaIement, alité avec une scarlatine.

Nos parents, de retour à Colmar après la Libération, tentèrent par différents moyens de nous faire revenir  France. Bien sûr la presse juive s'en mêla, dénonçant ce retour en galouth (exil), alors que nous avions été sauvés et admis dans le pays, officiellement avec un visa octroyé par les Anglais. L'Ayath Hanoar intervint également adressant aux parents des courriers les rassurant sur notre état et la bonne intégration dans ce nouvel environnement.

Visa de Paul pour la sortie de Palestine

Puis l'ambassade de France à Jérusalem, sous l'appellation de "Délégation de la France combattante en Palestine et Transjordanie", intervint à son tour, nous octroyant un passeport avec un visa délivré par les Anglais sous l'appellation de Government of Palestine .

Après de nombreuses tergiversations, tous les trois, à présent âgés de 14, 11 et 7 ans, nous embarquâmes au mois de juillet 46 sur un paquebot roumain, le Transsilvania, mais logés cette fois au fond du bateau dans une cabine très sale, située entre deux couloirs, dans une chaleur étouffante due probablement à la proximité de la salle des machines. Nous passions nos nuits allongés à même le sol afin de pouvoir profiter du peu d'air passant sous la porte, et éviter de nous coucher sur les paillasses des lits, trop repoussantes.
Le Transsilvania  fit escale à Beyrouth au Liban, protectorat français à cette époque. Ce fut mon premier contact avec le monde non juif, et je m'en souviendrai toujours. Etant trop petits pour avoir l'autorisation de descendre à terre, nous avons passé la journée à observer le chargement du ravitaillement pour une traversée de huit jours, et à regarder monter et descendre les passagers auxquels deux gendarmes français remettaient ou récupéraient les passeports à bord du navire. Et la première phrase en français que j'entendis de leur part résonne encore en moi aujourd'hui. "Tiens, les juifs sont de nouveau de retour" .

Le vendredi 2 Août 1946, le Transsilvania accosta à Marseille où notre père vint nous accueillir à la Joliette, et dès le samedi soir nous prenions le train de nuit pour Colmar, où toute la famille réunie nous réserva une grandiose réception.
Les membres de la Communauté nous considérèrent un peu comme des phénomènes, ne parlant entre nous trois qu'en hébreu, et moi-même devant faire l'interprète entre mes parents et mes frères, car ils avaient oublié leur français.

Après la guerre, Paul Buchinger s'est installé à Strasbourg. Marié, il a eu trois filles, l'une d'elles s'est installée en Israël.
Il exerçait la profession de représentant de commerce, et il a aussi vendu des antiquités pendant les weekend à Dorlisheim, un village près de Strasbourg.
C'était un habitué de l'office du Merkaz.


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