les "signes extérieurs d'un culte"
1793-1794.
par J. Joachim
Extrait de l'Annuaire de la Société d'Histoire Sundgovienne, 1954


Lorsqu'en 1793 les révolutionnaires les plus violents, ceux qu'on appelait alors "les enragés", furent maîtres du pouvoir, ils entreprirent d'extirper de l'âme des citoyens toutes les croyances religieuses traditionnelles, qualifiées de superstition et de fanatisme, et de déchristianiser le pays. Le calendrier républicain fut imposé, le décadi substitué au dimanche, des fêtes civiques remplacèrent celles de l'Eglise, et le culte ancien dut se confiner è l'intérieur des édifices qui lui étaient consacrés, en attendant sa suppression totale. Tout "signe extérieur d'opinions religieuses quelconques" devait disparaitre des rues, places, chemins publics, des forêts et des champs ou autres lieux. Ainsi l'ordonna un arrêté du Département du Haut-Rhin du 24 octobre 1793 (1), confirmé le 7 novembre par les représentants du peuple Milhaud et Guyardin.

Mais quels étaient ces "signes extérieurs d'un culte" qui dans un délai de huit jours devaient être enlevés par les soins des municipalités ? On comprit en général qu'il s'agissait des croix, chapelles, oratoires, statues, et on se mit à les démolir avec plus ou moins de zèle, suivant les localités. Mais en divers points du Haut-Rhin on interpréta les ordres reçus dans un sens que n'avaient certainement pas prévu leurs auteurs, et ou déclara "signes extérieurs d'un culte" les objets les plus inattendus. En voici quelques exemples.


Capucin en méditation -
huile sur toile de E. Jolin, 1817

Une loi du 18 août 1792 avait déjà interdit le port du costume ecclésiastique aux prêtres séculiers comme aux ci-devant religieux. Il semble qu'elle n'ait été pas exactement observée chez nous, car le 6 juin 1793 le Directoire du Département en ordonna l'exécution sous peine de poursuites judiciaires (2). Cette fois, il fallut obéir. Donc plus de soutanes, plus de frocs, de quelque forme et de quelque couleur que ce soit, puisqu'ils étaient évidemment des signes extérieurs d'un culte.

Cependant parmi les ordres religieux il en était un, celui des Capucins, qui ne se distinguait pas seulement par la robe brune, la ceinture de corde, le capuchon pointu et les sandales, mais par la longue barbe que portaient ses membres. Leur serait-il permis de conserver ce dernier ornement, alors que le clergé séculier auquel ils appartenaient désormais, ne le portait pas ? Aucune loi ne vint résoudre ce grave problème, mais en diverses localités les autorités estimèrent que la barbe étant un attribut essentiel des Capucins, sa disparition s'imposait, Les anciens religieux durent donc se faire raser, et on se fit des gorges chaudes, chez les Jacobins, alsaciens, du chagrin des Révérends Pères à la suite de ce sacrifice. Des histoires se colportèrent sur le sort de ces saintes barbes promues à la dignité de reliques, et en voici un spécimen emprunté au Décadaire du Haut-Rhin ou Dekadenblatt, petit journal de propagande qui se publiait à Colmar "pour l'instruction du peuple des campagne". "A Montlibre (ci-devant Kaysersberg), raconte le numéro du 24 prairial an II - 12 juin 1794, vivait un curé qui, de son métier, avait jadis été Capucin. Une extraordinaire envie de répandre les principes séraphiques, un zèle ardent pour découvrir tous les moyens possibles d'écarter de son bercail le loup ravisseur distinguaient Jean Vetter, ce saint homme qui de Capucin très indigne, était devenu le très digne curé de Kaysersberg."

Jean Vetter, originaire de Pfaffenheim, était en effet un ancien Capucin de la maison d'Ensisheim où il portait le nom de P. Salomon. Après sa sortie du couvent il avait adhéré à la Constitution civile du clergé, prêté le serment civique, et le 30 novembre 1791 il avait été élu curé constitutionnel de Kaysersberg. Cette entière soumission aux lois, qui l'exposait aux attaques des partisans du clergé réfractaire, aurait dû, semble-t-il, lui valoir l'appui des révolutionnaires. Mais comme il continuait à célébrer le culte, à exiger de ses ouailles le repos du dimanche sans égard pour le décadi, il fut bientôt en butte à l'hostilité des "sans-culottes" tout autant qu'à celle des non-conformistes. Au printemps de 1794 il fut dénoncé comme suspect par le Comité de surveillance de Kaysersberg, arrêté et enfermé dans la maison de détention de Soultz, après qu'on eut apposé les scellés à son domicile. Or après quelques jours la municipalité se trouva amenée à utiliser une des pièces de ce logis, et voici ce que raconta le Décadaire du Haut-Rhin : "Les scellés furent levés, et l'on aperçut par hasard une cassette fermée avec le plus grand soin et entourée de cordons. Curieux de voir quel objet précieux pouvait contenir ce coffret, on le déficela, on l'ouvrit, et on trouva - quoi ? - On trouva la parure tondue sur la face du Révérend, - la barbe du Capucin ! La barbe grâce à laquelle il en avait imposé à tant de gens, servait maintenant à ranimer la piété des âmes simples. C'est devant cette barbe que les petites mères évoquaient le souvenir de leur passé si tendrement fanatique, que les jeunes cherchaient de nouvelles forces pour la pratique des vertus séraphiques, et les dévots déploraient le traitement irrévérencieux infligé à une barbe aussi vénérable. La municipalité de Montlibre réemballa avec le plus grand soin ce monument de la bêtise humaine. Les curieux peuvent, avec le consentement du Comité de surveillance, s'assurer eux-mêmes du, fait, et admirer une rareté à laquelle nos descendants ne consentiront jamais à croire." Ajoutons qu'il est permis de partager cette incrédulité, mais on devine le parti que les révolutionnaires de tout le Haut-Rhin durent tirer de l'histoire de la barbe du R. P. Salomon !

Tandis que nos "sans-culottes" s'en prenaient ainsi à la barbe des capucins, d'autres s'attaquaient à celle des Juifs qui en avaient également conservé la mode. L'exemple, cette fois, vint de Thann où le 10 décembre 1793, 20 frimaire an II, on enjoignit aux deux juifs faisant partie de la Société populaire de "se conformer aux autres républicains" et de faire raser leur barbe. A quoi on ajouta "que les femmes des Juifs reçus dans la Société ôtent le bandeau qu'elles portent sur le front en signe extérieur de leur religion." (3)


Costume de rabbin alsacien au 18ème siècle
dessin à la gouache de © Martine Weyl

Mais ce n'était encore là qu'une mesure spéciale imposée aux membres du club et à leur famille. Il appartenait à la municipalité de Hagenthal-le-Bas de la généraliser.
Le 13 janvier 1794 - 24 nivôse an II, le Comité de surveillance de la commune, où l'on venait de faire démolir les chapelles et enlever les croix ou les images pieuses, déclara que si tous les signes extérieurs des cultes devaient disparaître comme contraires à l'égalité régnant désormais entre les citoyens, les décrets prescrivant leur enlèvement devaient être obéis non seulement des Chrétiens, mais aussi des Juifs. Il arrêta donc, "Article 1er, que les Juifs devront couper leurs barbes, ne plus porter en public leurs décalogues, enlever des fils de fer qui sont tendus d'une maison à l'autre, ne plus se ceindre publiquement d'un mouchoir, et d'une manière générale, supprimer tous les signes extérieurs de leur culte, quelqu'en puisse être le nom. — Art. 2. Il sera obéi à cette décision dans les 24 heures. — Art. 3. Les Juifs qui contreviendraient à cette décision seront immédiatement arrêtés et traduits devant le tribunal révolutionnaire de Colmar. Dans le cas où ils s'entendraient pour résister, on réquisitionnera un bataillon avec son commandant. — Art. 4. Le présent arrêté sera notifié aux Juifs par le secrétaire de la municipalité et copie en sera affichée au corps de garde." (4)

J'ignore sous quelle forme les israélites d'Alsace portaient sur eux ostensiblement le texte du Décalogue. Le nom de mouchoir ou Schnurpftuch est sans doute donné par dérision aux sortes de châles ou d'écharpes en usage à la synagogue, quant au fil de fer, voici l'explication que m'en a donnée un savant rabbin : "L'observation stricte du repos sabbatique exige que l'on s'abstienne non seulement de travailler, mais même de porter des objets quelconques en un lieu public, dans la rue, dans une cour ouverte, dans un terrain non pourvu d'une clôture, ce qui devait s'entendre primitivement d'un mur d'enceinte empêchant d'être vu et excluant par conséquent tout danger de scandale. Mais comme, même ainsi atténuée, la prescription restait gênante, toutes les propriétés n'étant pas encloses de murs, on prit l'habitude de fermer les domaines, voire les quartiers des villages où se groupaient les maisons des israélites, avec un fil de fer tendu sur tout le pourtour, qu'on appelait en hébreu Eroub Tehoumin, mélange ou réunion de domaines." Ainsi était observée la lettre, sinon l'esprit de la Loi. Et voilà donc le fil de fer promu, en même tempse que la barbe, à l'éminente dignité de signe extérieur d'un culte !

Quelques jours plus tard Heymann Blotzquen ayant refusé de se soumettre, fut frappé par le Comité d'une amende de 300 livres. Il paya (en assignats, naturellement), mais adressa aussitôt une réclamation au Directoire du District d'Altkirch. Celui-ci déclara d'abord, le 23 janvier, que le Comité de surveillance avait outrepassé ses pouvoirs, "que la forme de ses arrêtés était conçue comme celle des décrets de la convention, et par là attentatoire à l'autorité des représentants du peuple", et qu'en particulier il n'avait aucune compétence pour infliger des amendes aux citoyens. Il décida donc qu'il serait sursis à l'exécution de ces arrêtés, sauf en ce qui concerne "les fils de fer tendus d'une maison juive à l'autre dans l'étendue de la commune, comme étant signes extérieurs d'un culte." (5) Enfin il s'avisa que le Comité de surveillance de Hagenthal n'était pas élu dans les formes prescrites par la loi et arrêta qu'il serait réorganisé. Cette opération fut effectuée le 7 avril, et le fait que dans le nouveau Comité figuraient les citoyens Abraham Ruf, Léopold Dreyfus et Aaron Dreyfus secrétaire, montre assez que l'esprit en était différentm et que la majorité de la population n'entendait pas vexer les citoyens israélites. Les fils de fer devaient pourtant disparaître, mais les barbes étaient autorisées.

Les incidents de Hagenthal-le-Bas avaient eu leur écho à Colmar, car le jour-même où le District d'Altkirch prenait la décision que nous venons de mentionner, la "Société populaire révolutionnaire des Amis de la Liberté et de l'Égalité", c'est-à-dire le club des Jacobins du chef-lieu adoptait un "projet de lettre relatif à l'abolition de quelques signes religieux des Juifs", et le 25 elle l'envoyait aux autres Clubs du Haut-Rhin. "Frères et amis, disait la lettre du 6 pluviôse - 25 janvier,… la Convention Nationale ayant décrété l'abolition de tous les signes extérieurs des cultes religieux, c'est avec peine que la Société voit encore journellement passer devant elle les enfants dispersés d'Israël, décorés de leur barbes de toutes façons, ainsi que de leur décalogue, scandalisant par là tous les vrais sans-culottes qui désirent l'exécution des lois.
"Cette race... aurait-elle donc des prérogatives défendues â toutes les autres sectes de la République ? Frappés de ces réflexions et indignés de leur opiniâtreté à ne point se conformer volontairement aux. Décrets, la Société a arrêté d'écrire aux trois Districts composant le Département du, Haut-Rhin, pour les inviter à prendre toutes les mesures qui sont en leur pouvoir pour obliger les Juifs à satisfaire aux lois, de même que les anabaptistes, qui portent également la barbe par pure dévotion, quoique d'ailleurs leur culte. soit infiniment plus rapproché de la saine Philosophie et de la Raison.
"Nous espérons de votre patriotisme que vous voudrez bien, Frères et amis, déférer à notre invitation qui tend uniquement à la prompte exécution et au maintien des Décrets émanés de la Représentation nationale. — Salut et fraternité." (6)

Nous n'avons pas trouvé trace de l'accueil fait à cette démarche, qui semble n'avoir pas été suivie d'effet. Elle reste un témoignage, entre tant d'autres, de l'antisémitisme farouche qui ne cessa d'animer la plupart des révolutionnaires alsaciens, pourtant défenseurs des droits de l'homme et apôtres de l'égalité.

On aura remarqué, dans la lettre des Jacobins de Colmar, l'allusion aux Anabaptistes "qui portent également la barbe par pure dévotion?" Ils allaient avoir leur tour, cette fois à Val-aux-Mines, ci-devant Sainte-Marie-aux-Mines.


Couple d'Anabaptistes alsaciens, vers 1815

Les Mennonites ou Anabaptistes formaient, en effet, aux environs de cette ville une colonie assez nombreuse. Etablis dans les fermes de le montagne, il y menaient la même vie simple et laborieuse que dans le Sundgau et ailleurs. Nous n'y reviendrons pas, après le travail publié ici-même par M. E. Rich. Rappelons seulement, pour faire comprendre ce qui suit, qu'ils se sont toujours refusés à prêter serment et qu'ils ne consentaient pas à porter les armes. Extérieurement, ils se distinguaient jadis par le port de vêtements sans boutons, munis seulement d'agrafes ou de cordons, et ils avaient coutume de porter la barbe.

Or le 23 thermidor an II ( 10 août 1794, second anniversaire de la chute de la royauté, les citoyens de la commune de Val-aux-Mines furent invités à se rassembler à 8 heures du matin, pour renouveler leur serment de maintenir la République une et indivisible. Tous se trouvèrent réunis au Champ de Mars, sauf les anabaptistes qui ne se présentèrent qu'au nombre de trois. Les autres citoyens se mirent "à crier unanimement à haute voix" contre les absents, et exigèrent de la municipalité qu'elle les convoquât de nouveau et les fît venir l'après-midi sur la place pour leur faire prêter le serment comme aux autres, à haute voix et en levant leurs doigts comme eux. Ainsi fut fait, mais les anabaptistes ne se présentèrent qu'au nombre de quatre, "lesquels, dit le procès-verbal, n'ont pas voulu prêter le serment à la manière accoutumée, ce qui a de même tellement mécontenté tous les citoyens présents de cette commune, après avoir vu derechef leur opiniâtreté de ne vouloir prêter le serment qu'à leur manière, qu'ils ont prétendu que le maire leur fasse ôter, la barbe dans les 24 heures, et les astreindre à observer l'égalité ainsi que les autres citoyens." (7)

Le surlendemain 12 août, quatre Anabaptistes de Val-aux-Mines s'adressèrent au Directoire du District à Colmar, disant qu'il s'étaient présentés le 23 thermidor — 10 août sur la place pour y prêter le serment à leur manière accoutumée "en promettant le contenu de la formule et en présentant la main au citoyen qui reçoit le serment" et qu'ils "ne connaissent aucune loi qui les astreigne à changer la forme d'un serment qu'ils ont tous dans le cœur". "On leur a fait également un incident sur leur costume en leur donnant 24 heures pour raser leurs barbes,… sous le prétexte de l'égalité, comme si le poil sous le nez, le long des joues ou au menton changerait quelque chose à la qualité de citoyen français, en leur objectant que les Capucins avaient été obligés de se raser. Mais quelle différence d'eux aux Capucins ! Ces derniers étaient des prêtres, des gens d'Église, et eux ne sont que laboureurs et voituriers, gens utiles à la République et nullement faits pour faire des prosélytes et fanatiser qui que ce soit. Bien au contraire, la simplicité de leurs mœurs et de leur religion ont précédé de longtemps la Révolution française. Sans prêtres, et sans églises, ils ont adoré l'Etre Suprême sans faste, sans ostentation, et qui plus est sans mystères ; ils ont prêché l'égalité de temps immémorial, puisque le valet, vêtu comme son maître, l'a constamment tutoyé." Ils demandaient donc : 1), qu'on reçoive leur serment à la manière accoutumée chez eux, et 2) "qu'ils seront maintenue dans leurs costumes eu égard aux barbes qu'ils laissent croître, vu que c'est leur costume en général qui est plus rapproché de la simple nature, et qui ne diminuera en rien leur civisme bien prononcé." (8)

Les Anabaptistes de Val-aux-Mines obtinrent gain de cause. En demandant, le même jour, des explications à la municipalité, l'agent national du District de Colmar lui recommanda expressément de ne point inquiéter à cause de leur costume particulier ces citoyens cultivateurs paisibles et qui sont entièrement dévoués à la chose publique. Et fort sagement il ajoutait :
"Attachons-nous plus particulièrement au coeur, à l'intention et aux sentiments, et laissons chacun se vêtir comme bon lui semble." Le 23 août, le Directoire du District se prononça dans le même sens, en considérant "que les principes de notre gouvernement admettent indistinctement l'exercice des cultes ; que la simplicité des mœurs, la vie isolée des anabaptistes les ont privés jusqu'ici des instructions nécessaires pour les détacher de leurs opinions religieuses, auxquelles la suite de leur éducation les attache."

La barbe des Anabaptistes, comme celle des Juifs, avait donc la vie sauve. Seule celle des Capucins avait dû être immolée sur l'autel de la patrie, et restait, ainsi que les fils de fer entourant les demeures des israélites et les soutanes des curés proscrite comme signe extérieur d'un culte.

Notes :

  1. 1- Archives départementales du Haut-Rhin (A.H.R.) L.55.
  2. 2- Arrêté N° 12.081 — A.H.R., L.41. et Registre 10 du Département.
  3. 3 -  Henry Poulet : L'esprit public à Thann pendant la révolution, Largentière, 1919, p. 124.
  4. 4- A.H.R. L.687.
  5. 5- A.H.R. L.659.
  6. 6 A.H.R. L.743.
  7. 7 A.H.R. L.743.
  8. 8 - A.H.R. L.926.
© A . S . I . J . A .