LE COQ A L'ÂME
par le Dr. Jocelyn Hattab

Tous les coqs blancs se ressemblent. Comme les Noirs pour les Blancs et les Blancs pour les Noirs, et les Chinois pour tous. Le coq, dont c'est l'histoire ici, était en tout point semblable à ses semblables, si ce n'était cette histoire. Laquelle devient vraie de par sa narration.

Revenons à nos coqs.

Les dix jours de pénitence, entre Rosh Hashana et Kipour, sont des jours redoutables pour les coqs et les poules du monde entier. La consommation en augmente considérablement et pire encore ils sont utilisés comme objet de culte pour les Kaparoth (1), "pardons compensateurs".

Quelques jours avant Kipour, poules et coqs sont triés sur le volet. Les blancs, pensée concrète oblige, sont les plus recherchés. Ils doivent être aussi beaux que possible, pour autant que l'esthétique ait quelque chose à voir dans les affaires religieuses. Certains portaient volontairement atteinte à leur silhouette, préférant vivre laids que mourir beaux; et qui plus est, pour une cause qui n'était pas la leur.

Ils sont ensuite entassés vulgairement dans des caisses en plastique où ils perdent la dignité de leur image coquine.
Puis menés comme des moutons à l'abattoir, métaphore inutile, ridicule et offensante.

Notre coq à nous n'était pas de ceux là. Chef incontesté de sa basse-cour, il avait mené une vie noble et digne, et ce n'est certainement pas la folie humaine qui y changerait quelque chose. Il avait refusé de figurer au cours du rapt et avait exigé de rentrer de plein gré dans la cage en plastique.

Le voyage fut long, épuisant, effrayant non pas tant de savoir qu'ils seraient tous égorgés mais la seule inconnue était de savoir qui d'eux serait l'objet d'une Kaparah et qui pas. C'est surtout ça dont les coqs et les poules avaient horreur : être ainsi humiliés, tournicotés, vertiginés au-dessus d'une tête inconnue qui plus est fautive et qui plus encore lui transmet ses fautes, toutes. Qu'ils se débrouillent entre eux, comme les chrétiens.

Le camion qui transportait les volatiles de notre basse-cour, entra dans la rue Géoula, traversa la place du Shabath, emprunta la fameuse rue Méa Shéarim (2) et s'arrêta finalement devant les Batei Hungarim (3). Là, femmes et enfants, se préparant depuis quelques jours, les attendaient tous excités. Trois ouvriers arabes débardèrent les lourdes et gesticulantes caisses. Plus légères cependant qu'elles ne l'auraient été après les Kaparoth.

Alphonse Lévy : Kapara
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Tout le monde s'affairait, se bousculait comme on aime à le faire dans ce quartier ; besoin de contact humain. Le shoh'eth égorgeur officiel de la communauté arriva, se mit en place, quelques jeunes rabbins essayèrent d'obtenir le silence, renvoyèrent quelques enfants trop turbulents chez eux, exigèrent des femmes de rester bien à part. Puis la cérémonie commença. Le shoh'eth sortait une première poule, la remettait à une petite fille timide et apeurée - elle n'avait pas le choix : elle devait accomplir, malgré ses huit ans à peine, l'important commandement. Elle devait prendre cette poule, presque plus lourde qu'elle, la faire virevolter au-dessus de sa tête, où les plumes blanches se mêlaient à sa belle chevelure brune. Elle annonçait les versets d'usage: "ceci est ma rédemption, mes fautes, mes péchés, pardonne-moi etc." Elle avait hâte d'en finir et promettait en elle-même que jamais plus elle ne mangerait de poulet et surtout ne referait pas ces gestes.
Elle devait ensuite assister à l'équarrissement de la bête. Sinon, si sa poule n'était pas égorgée, c'est comme si ses péchés n'étaient pas absous. Ouf ! C'était fini pour elle, son père paya généreusement et joyeusement son dû au shoh'eth. Puis ce fut au tour de ses neuf autres enfants, un coq pour les garçons, une poule pour les filles, pour tous le même processus, le même chahut, les caquètements des bêtes, les pleurs des gosses et progressivement de plus en plus de plumes, d'excréments, de sang, d'odeurs nauséabondes, de mouches. Ce n'était pas comme au Temple de Jérusalem aux temps bénis où aucune mouche ne se posait sur l'Autel et le sang jamais ne coagulait mais s'écoulait vers le Shiloa'h (4).

Puis se fut au tour de l'épouse de ce pieux et généreux 'hassid, (5) elle pensait surtout à la façon de cuisiner ces onze volailles et comment elle bouclerait son budget avec tous ces frais. Oh ! Combien la pratique de la religion juive est coûteuse !

Nous n'étions qu'à la première famille, il y en avait une cinquantaine d'autres à passer ainsi. Les gens s'affairaient se bousculaient. Les femmes, malgré l'interdiction formelle de se mêler aux hommes, s'approchaient de plus en plus. Dans l'excitation, leurs fichus se relâchaient et laissaient apparaître impudiquement une tonsure provocante.

Passons les disputes quant aux prix, à la qualité, à la bonne santé des volatiles. Passons aussi sur les préséances : qui devant passer avant qui, par ordre d'âge ou de mérites ou de grade dans la hiérarchie de la secte. Peu importe, en ces jours où chacun se sent si humble devant son Créateur, c'était à celui qui s'abaisserait le plus, avec fierté.

L'heure était chaude, les enfants commençaient à avoir faim, les vieillards leur glissaient quelques bonbons en cachette. Les hommes qui sitôt après avoir fait "passer" leur famille, étaient repartis étudier, revenaient maintenant par petits groupes. Tous continuaient leurs bavardages, leurs commentaires, les enfants leurs bagarres et les femmes leurs médisances.

La venue de la Rebbetzen (6) annonçait celle du Rebbe (6). Elle serait la dernière à "confesser" avant son époux. C'était une femme d'une grande discrétion et d'une grande pudeur. Elle était habillée d'une longue robe unie, sans motif, longues manches, fichu noir ne laissant dépasser aucun cheveu. Malgré cela, on devinait sa jeune beauté, sa fraîcheur. Aucune ride ne portait atteinte à l'harmonie de son visage. Seuls ses yeux bleus dénonçaient sa tristesse, leur tristesse d'être stérile. Et pourtant ce mariage avait été arrangé afin de relier ensemble ces deux communautés, celle du Rebbe et celle du grand-père de la Rebbetzen, qui s'étaient mutuellement excommuniés.
S'appuyant sur de nombreux textes saints traitant de l'étiologie de la stérilité des couples, les ragots allaient bon train de part et d'autre. Signe de non-respect des lois de pureté conjugale ou autre affront à Dieu. D'autres y voyaient la preuve que jamais les deux communautés n'auraient dû faire la paix, Dieu lui-même s'y opposant en leur refusant une progéniture. Cependant, personne ne pouvait nier qu'ils formaient un couple harmonieux et qu'elle le conseillait efficacement, peut-être même un peu trop.

Chacun savait donc qu'en faisant avec tant de conviction et d'attention ses Kaparoth, la Rebbetzen demandait "son" fils et rêvait de la proximité de son saint époux. Elle était prête pour cela à confesser même les fautes auxquelles elle n'aurait jamais pensé.

Par contre, ce que personne ne savait - hormis ses parents-, c'était que son frère aîné vivait à Williamsburgh (7), non pas pour enseigner comme on l'avait annoncé, mais pour être soigné. En effet; dès son plus jeune âge, cet enfant bien développé par ailleurs abhorrait l'étude. Non seulement il prenait du retard sur sa classe, mais en plus il était turbulent, effronté et peu porté sur la piété. Sermons, sermonades et cours privés n'eurent que de faibles résultats. Fils du Rebbe on ne pouvait le renvoyer, tout au plus essayait-on d'étouffer l'affaire. C'était un scandale, une catastrophe. C'est lui qui devait hériter du Siège rabbinique.
A l'adolescence, paradoxalement, il se calma. Dieu soit loué. Il s'enferma dans un retrait quasi monacal, pratiquant de manière ascétique, le plus de commandements possibles. Les félicitations et encouragements qu'il en reçut eurent vite fait de le convaincre qu'il était un être particulier, donc choisi. De là à se prendre pour le Messie, le pas était vite franchi - celui de la schizophrénie aussi. Que Dieu le prenne en grâce ! C'est au plus fort de son délire qu'il fut envoyé en cachette à New York. On se rappela alors que sa mère était dépressive et que deux de ses cousins avaient aussi fait des séjours en institutions psychiatriques.
C'est que l'endogamie devenait de plus en plus restreinte dans la secte, du fait des scissions à répétition. (Comparables aux sociétés psychanalytiques en France !)
C'était une des raisons à la réconciliation des deux communautés, élargir le cercle des mariages, pour une ou deux générations au moins.

C'est à tout cela aussi que pensait la Rebbetzen en faisant si pieusement et douloureusement ses Kaparoth. Sitôt fini, elle retourna discrètement et humblement à sa place.

Sur un signe venu d'on ne sait où, ce fut subitement le silence total. Tous se tenaient au garde à vous, serrés les uns sur les autres. Certains et certaines, prévoyants, avaient amené des tabourets. On s'écarta; ce qui signifiait se compresser encore plus. Un passage se forma entre une rangée d'hommes, manifestement tous de dignes rabbins. C'est alors qu'arriva, précédé de son secrétaire, le Rebbe de la communauté. Digne, lent, théâtral. C'était encore un homme relativement jeune, la quarantaine, haut de taille, la barbe fournie, noire avec quelques reflets roux. Bien qu'on regrettât son vénéré père qui avait tant fait pour la gloire de la secte, le jeune Rebbe était très admiré pour son intelligence, sa connaissance des choses du monde, sa sagacité, sa bonté et sa beauté. Les hommes s'identifiaient et les femmes en le voyant réagissaient comme il est dit dans Sanhedrîn 92b, des femmes chaldéennes au passage des jeunes exilés de Nabuchodonozor (8).

Il était habillé déjà comme pour la fête, un caftan blanc en satin, les souliers noirs vernis, les socquettes blanches. Son streimel (9) était de pur vison. Il souriait, de bonheur, sans fierté, avec gratitude, à toute sa communauté qui avait attendu sous le soleil, dans la poussière et la puanteur pour assister à ses Kaparoth à lui.

Le shoh'eth aussi était ému. Il lui présenta le coq blanc, le plus beau, celui qui avait été mis de côté dès le début de cette histoire pour le Rebbe. Auparavant on l'avait revêtu d'un drap blanc; et son streimel d'une protection en plastique, comme celle des jours de pluie, pour qu'il ne se salisse pas.

L'émotion était à son comble. Le Rav avait pris avec force et délicatesse, presqu'avec amour ce merveilleux coq entre ses mains. Doucement, rythmiquement, il le faisait tourner au-dessus de sa tête. Il semblait que le coq lui-même comprenait la solennité de l'événement, car contrairement à ses prédécesseurs, il cessa de gesticuler et participa pleinement comme saisi d'un esprit de sainteté. Le Rebbe fermait fortement les paupières, marmonnait et se balançait d'avant en arrière. Il semblait entrer en transe. Toute l'assistance était saisie de la même émotion et commença, elle aussi, à se balancer à son rythme. Voilà bien dix minutes que le Rav confessait ainsi ses fautes et les transmettait à son coq. Cela commençait à durer. Quelques hommes osèrent discuter de la signification de ce fait. (Sur la mélodie des discussions talmudiques) :
"Si notre Rebbe met si longtemps à faire ses Kaparoth, serait-ce qu'il a tant de fautes à se reprocher, mais s'il a tant de fautes, comment peut-il être notre Rebbe ? Son père de mémoire vénérable l'avait désigné avant sa mort, donc il ne peut être que pur et saint. Alors, que penser ?"
Les enfants quant à eux, comptaient les tours de coq, les jeunes filles essayaient d'identifier leur futur époux, et les femmes bien que toujours en retrait, et grâce à ce retrait, fantasmaient béatement qu'elles étaient complices ou l'objet des fautes que leur jeune et beau Rebbe confessait avec tant de conviction.


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