Le coq à l'âme (suite)


Malgré les bavardages qui tournaient à la médisance, on s'aperçut qu'une larme pointait des yeux du Rav. On se détournait pour ne pas l'incommoder. Le Rav lui-même se retourna légèrement vers l'arrière-cour qui donnait sur la rue Shivtei-Israël. Là aussi on s'écarta pour que personne ne vit le Rav dans son émotion. Se sentant un peu seul il abaissa le coq au niveau de sa poitrine, le serra fort contre lui, comme s'il était déjà lui-même ou son enfant. Volontairement, involontairement, acte manqué à coup sûr, il relâcha la prise, le coq fit un mouvement en avant, s'échappa, et courut de toutes ses forces vers la rue, piaillant en perdant ses plumes.

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Paniqués, quelques 'hassidim se lancèrent à sa poursuite, mais les quelques instants d'hésitation avaient donné à notre coq quelques bonnes longueur d'avance. D'autres se regardèrent ne sachant que faire. Tous étaient profondément troublés. En effet, la Loi était très claire sur ce point. Il fallait absolument que la bête soit égorgée sur place sinon le fauteur n'était pas absout et de plus la bête risquait de colporter ses médisances à travers tout le pays. C'eût été une catastrophe non seulement pour le Rebbe lui-même, mais pour toute la secte, qui comme les autres, ne manquait pas d'ennemies.

Le Rav entra d'un pas lent mais sûr, dans son cabinet de travail avec seulement ses plus proches collaborateurs. La consigne était claire : à aucun prix cet incident ne devait parvenir à des oreilles étrangères et, de ce fait, mal intentionnées. D'autre part, il ne fallait pas non plus trop émouvoir la communauté et laisser penser que le saint Rebbe aurait quelque chose de si important à cacher. Un rav-enquêteur fut désigné, les autres devaient passer entre les familles et les rassurer. Tout cela devait absolument se terminer avant Kol-Nidrei (10).

Le Rav-enquêteur ne perdit pas un instant. Il alla en courant rejoindre ceux qui s'étaient les premiers lancés à la poursuite du coq. Aucune trace si ce n'est quelques plumes, Méa-Shéarim en était remplie. Dans l'agitation et les encombrements de la veille de fête, personne n'avait prêté attention à un coq parmi tant d'autres, quelle que soit sa beauté et sa "filiation". Les boutiquiers interrogés n'avaient rien remarqué de spécial, si ce n'est - nota l'un d'eux sans conviction-, une Renault 4 qui s'était arrêtée subitement pour repartir aussi subitement. Blanche, sale, un espèce de sigle vert sur la porte, peut-être une tête d'animal.
Le Rav-enquêteur, choisi pour sa sagacité et son perfectionnisme, voulut en savoir plus. Le marchand n'avait vu aucun coq monter à bord de cette voiture, il l'aurait entendu. Par recoupement il compris qu'il s'agissait d'une voiture de la Société Protectrice de la Nature. Comme si Dieu n'y suffisait pas!

C'est vrai : il y a quelques années ces mécréants avaient émis des propos blasphématoires contre la pratique des Kaparoth. Une manifestation sans suite. C'est vrai qu'en remontant la rue Hélèna Hamalka, à cent mètres de là, on arrivait aux bureaux de cette même Société. Par acquis de conscience le Rav y fit un saut ; il avait bien fait une réduction sur l'achat des phylactères pour la bar-mitzwadu fils de la secrétaire.
- Non pas de coq aujourd'hui ; pas encore. Chaque année, nous recueillons quelques coqs évadés dans la cohue.
- Alors qu'en faites-vous ?" s'enquit notre Maigret.
- Nous avons notre volière pour les premières vingt-quatre heures puis ils sont relâchés dans la Nature (où ils se font dévorer par les renards).
Le gardien lui promit de le prévenir si le coq arrivait, sans vraiment comprendre l'importance de la chose. Décidément ces 'harédim (11) ! Bien sûr, le Rav ne pouvait en dire plus.

Une demie-heure avant Kol-Nidrei, le Rav-enquêteur était encore à l'affût de son téléphone, il avait organisé un tour de garde avec ses fils pour qu'ils puissent tous aller au bain rituel. A la dernière seconde avant l'heure la plus tardive selon tous les calculs les plus libres, à la limite libéraux, le téléphone retentit. Silence, chaque seconde pesant l'éternité. Le Rav reconnut enfin le souffle de son Rebbe : "Il faudra faire Kipour avec le coq vivant sur la conscience. L'acte de repentir en sera d'autant plus douloureux, à la limite du possible."

Fallait-il mentir et dire aux membres de la communauté que le coq avait été retrouvé et égorgé - Dieu soit loué - in extremis, et qu'elle était ainsi libérée de tout souci. Mais alors, si on retrouvait pour de vrai le coq ça se saurait, et comment mentir, un tel jour . Laisser le doute, faire vœu de silence? C'est en fait ce qui se passa.

Le Rebbe priait toujours avec beaucoup de ferveur, d'application, ses pleurs étaient sincères, ses balancements aussi, ce n'était pas un exhibitionniste. Ce jour de Kipour, personne ne vit son visage. Même pendant le sermon, le châle recouvrait entièrement son visage. A la fraction de seconde où il glissa, seuls ceux qui s'appliquant à le regarder, virent ses yeux rouges et son visage tendu. Le doute se réduisait alors à peu de chose: le Rebbe était non seulement triste mais soucieux, accablé même. Cette histoire de coq ? La stérilité de sa femme ? Ses fautes encore ainsi "vivantes" dans ce coq fugueur. Jamais il ne s'était frappé le torse avec tant d'ardeur.

Malgré la coutume qui avait maintenant force de loi, il avait hésité à faire l'office de Moussaf, long, éprouvant, confrontant aux dures réalités de la faute, du repentir, du plaisir et du désir. On avait bien cru qu'il s'évanouirait tant il dépensa d'énergie pendant cet office. Jamais il ne chanta aussi bien, jamais il n'induisit tant de pleurs chez les hommes. Les femmes avaient commencé à pleurer dès sa montée sur l'estrade.

Il n'était pas rentré se reposer entre Moussaf et Min'ha ; il avait lu les Psaumes, seul. La chaleur était torride. Il transpirait abondamment. Tiendrait-il le coup jusqu'au soir ? On commençait à en douter.

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Notre coq, quant à lui, louait Dieu (le Même) d'être resté en vie. Jamais il n'avait tant savouré les plaisirs de Kipour. Les hommes chez eux, pas de voitures, les abattoirs clos. Ah ! pourquoi n'est-ce pas tous les jours Kipour ? Personne ne viendrait le déranger ici, dans ce centre d'accueil d'animaux abandonnés. En effet c'était bien cette Renault 4 de la Société pour la Protection de la Nature (comme si les C.S.F. (12) n'y suffisaient pas !) qui l'avait ramassé, mais ayant encore à faire en ville, le conducteur n'était rentré au Centre qu'après l'entrée de la Fête. Le gardien quant à lui, était parti en cachette à la synagogue la plus proche. Depuis l'Intifada, les Arabes refusaient de garder les Institutions Nationales.

C'est dans ce centre-volière qu'il rencontra, plus, qu'il fit connaissance, d'un perroquet dont l'histoire ne sera pas contée ici.

Né dans les forêts tropicales d'Afrique équatoriale française, ce perroquet avait été acheté à un prix fou par un entrepreneur israélien qui travaillait philanthropiquement pour les Africains. De retour au pays, ce nouveau-riche s'installa à Savyon (13) , ce qui le changeait de son Kiboutz natal. Mais l'Afrique ayant rompu avec Israël, il dut se rabattre sur Jérusalem et c'est pendant le déménagement que le précieux perroquet prit la poudre d'escampette. De toute façon notre ouvrier avait décidé de le vendre pour financer sa nouvelle maison.
Mais puisque bien mal acquis ne profite jamais, l'escapade du perroquet était donc induite d'En Haut afin qu'il se repentisse. Nos deux volatiles avaient donc des points communs et beaucoup de choses à se dire. Si notre coq avait sur la conscience les fautes du Rebbe, le perroquet quant à lui aurait beaucoup intéressé les inspecteurs des impôts et de la police.

Le coq dont le discernement est légendaire, savait qu'il pouvait faire entièrement confiance au perroquet. Celui-ci ne répéterait rien, de ce qu'il serait amené à lui raconter. Le perroquet jura. Quant aux histoires que le perroquet connaissait sur les méfaits et gestes de ses anciens maîtres, elles ne sauraient en rien passionner notre coq-Rebbe, bien au-dessus de ça. On sait bien que dans les sectes ultra-orthodoxes on ignore tout de la police et des impôts.

La journée bien que longue, avait à peine suffi au coq pour narrer tout ce qu'il avait entendu du Rebbe. Bien sûr, il en rajoutait un peu pour épater le perroquet qui lui déblatérait sans même reprendre son souffle. Il passa en revue presque tous les chapitres du code religieux, par acquis de conscience mais sans conviction. Dans un second temps, affirmait le coq, le Rebbe s'était concentré sur quelques paragraphes bien connus dans les jargons des yeshivoth (14) sous le code "Kennedy" (15). Il s'était effondré en larmes à l'évocation de la table de gauche. Le perroquet n'en croyait pas ses oreilles, chez lui, on en avait fait un code de vie et non d'interdictions ! Les deux compères discutèrent ainsi des valeurs respectives des différents modes de vie des humains. Curieux, constataient-ils avec rancoeur, qu'ils se missent d'accord sur leurs relations aux animaux !

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A la synagogue du Rebbe, on venait de finir la Neila (16). Tous étaient joyeux bien que fatigués. Sauf le Rebbe. Malgré ses prières, il n'avait pu chasser l'image du coq colportant son histoire par monts et par vaux, et surtout dans la yeshiva d'en face. Peut-être, était-ce même un de leurs espions qui avait kidnappé Son coq. Sitôt la fête finie, et le premier café avalé, il convoqua son état major. Hoshana Rabba (17) serait la dernière limite pour retrouver le coq - le plus tôt serait le mieux -, afin que notre saint homme puisse célébrer la fête de la joie comme il est dit: "tu ne seras que joyeux".

On établit d'abord de façon certaine que les coqs et les poules provenaient tous de deux poulaillers seulement. Quelle chance! Dieu soit loué. Celui du Moshav Givat-Yéarim (18) dans les monts de Judée, et celui du Kiboutz Mizra (19) en Galilée. Le raisonnement du Rav-enquêteur était simple et génial. Tous les animaux, mus par leurs instincts, comme il est dit "Quelle différence y aurait-il entre les animaux et les hommes?", tendent à retourner à leur milieu naturel, d'une part et d'autre part, infiltré de l'essence du Rebbe, il cherchera à retrouver sa compagne, c'est à dire la poule-Rebbetzen. Il suffisait d'y penser ! On prendrait donc une jeune et jolie poule, et on ferait croire au coq qu'il s'agissait de celle de la Rebbetzen; ainsi il s'approcherait d'elle et voilà, le tour serait joué. Bien que sachant, pour le dire chaque matin - mais fait on attention à ce que l'on dit à ces moments là -, que le coq a le discernement entre le jour et la nuit (20), on était sûr qu'avec l'aide de Dieu, le coq n'y verrait que du noir.


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