De Pessa'h à Shavouoth
SUR LA TORAH ET
CEUX QUI SONT MORTS POUR ELLE
Grand Rabbin Maurice LIBER
Extrait de l'Amandier fleuri, avril mai 1950, Librairie Durlacher


De Pessa'h à Shavouoth, de la Pâque à la Pentecôte, la transition est naturelle, marquée par la chronologie et confirmée par la liturgie.
Dans l'entre-deux de ces fêtes, le fidèle, chaque soir, doit compter, compter les jours, les jours et les semaines qui le séparent, ou plutôt qui le rapprochent de la fête suivante. C'est la période de la supputation ("sefira") de l'Omer. A l'époque biblique et sous le second Temple, quarante-neuf jours pleins s'écoulaient, sous le soleil de la Terre de Promesse, entre la récolte de l'orge et celle du froment. Une faucille d'or avait fauché la première javelle de l'orge printanière ; puis, quand le froment du début de l'été avait mûri, une "offrande nouvelle" était présentée à l'autel (Lévitique 23:15-16). Comme si un fil doré, couleur des blés jaunissants, reliait les deux premières fêtes de l'année agricole.
Quand le Temple, élevé sur la vraie Colline inspirée, eut été détruit par Titus, héritier de Néron, et que le peuple élu de Dieu fut devenu un peuple in partibus, ce fil fut trop souvent, hélas ! rougi de sang. L'intervalle entre Pessah et Shavouoth fut assombri par le sacrifice des Sages d'Israël et de leurs disciples.

Comme si le froment de la Pentecôte figurait, en même temps que la terre fertile, la Torah nourricière (1), la Tradition a reconnu, dans la fête des Semaines "l'anniversaire du don de notre Torah".
Aux tribus israélites, délivrées par Dieu même de la servitude et de l'idolâtrie égyptiennes, il avait fallu sept fois sept jours pour s'acheminer, des pâturages plantureux de Goshen, à travers les libres espaces du désert, vers la Montagne de la Révélation, qui devait, en les disciplinant, les promouvoir. Hélas ! Dix fois elles furent tentées, entraînées par le ramassis de gens qu'elles traînaient avec elles, gâtées, tantôt par l'envie, tantôt par la concupiscence, tantôt par la haine jalouse, les trois passions qui précipitent l'homme hors de ce monde (2). Regimbant contre le joug de la Torah., que symbolisent les eaux rafraîchissantes de Mara, aussi bien que la nourriture céleste de la manne quotidienne (3), la génération du désert succombe dans le désert, laissant le patrimoine de la Torah à une génération nouvelle, épurée dans le creuset des privations, à la nuque assouplie, au coeur circoncis.

Des siècles passèrent. Israël disparut, Juda fut transplanté dans le "désert des nations" (Ézéchiel 20:35). Il leur a survécu, mais au prix de quelles souffrances, de quelles mutilations, de quels supplices ! Une traînée de sang jalonne ses pérégrinations.
D'après une tradition populaire, accréditée par la poésie synagogale, c'est entre Pessah et Shavouoth que dix Sages d''Israël furent mis à mort sous le règne d'Adrien, parmi eux le saint Rabbi Akiba, héros de la Torah, torturé par le bourreau romain et expirant dans la joie extatique du Shema (4).
Akiba, les "dix suppliciés de l'Empire" devinrent les modèles ou mieux : les inspirateurs du martyrologe juif dans la nuit du moyen-âge chrétien.

Vers la fin du 11ème siècle, la "croisade populaire" s'ébranle au printemps de 1096. Les bandes, concentrées aux bords de la Moselle et du Rhin, se jettent sur les Juifs, à Trèves, à Worms et à Mayence, à Cologne et dans les "burgs" avoisinants. Excitées par des chevaliers-brigands, elles cheminent le long des fleuves, dont les eaux sont rougies du sang des "infidèles". Les historiens de la première croisade suivent leur marche à la lueur des épées et des torches. Le zèle religieux de ces masses encore frustes recouvrait mal les instincts de pillage et de meurtre, et il ne fut guère contenu par la sagesse des "bourgeois" et l'humanité de quelques évêques féodaux. "Sois chrétien ou meurs !" En vain, les Juifs en appellent à l'empereur, leur protecteur ; en vain, ceux de Mayence, les armes à la main, défendent leur vie avec leur foi. La plupart sont massacrés, quelques-uns égorgent leurs femmes et leurs enfants pour leur épargner l'apostasie ou la torture. Un petit nombre, terrorisé par ces bains de sang, accepte le baptême. L'un de ceux-ci,à Worms, bourrelé de remords et de désespoir, se souvient, à Shavouoth, qu'il a trahi la Torah du Sinaï ; il pénètre dans la synagogue déserte, y met le feu et meurt asphyxié (5).

L'affreuse tragédie se renouvellera souvent en Allemagne, du 12ème au 14ème siècle, jusqu'aux massacres de la Peste Noire (1348-1349) et au refoulement des Juifs vers la Pologne, puis la Russie, où elle se perpétue. Le dernier acte s'est déroulé de nos jours, à la frontière germano-polonaise, à Oswiecim (Auschwitz) et en Pologne même, à Treblinka, à Maïdanek et autres lieux sinistres. La barbarie s'est perfectionnée : les bûchers ont fait place aux fours crématoires et aux chambres à gaz. La chrétienté, horrifiée, s'est voilé la face.

Monsieur Léon Meiss, alors qu'il présidait le Consistoire Central, avait proposé qu'une "seli'ha" (complainte) fût composée pour perpétuer le souvenir de nos déportés. Mais n'avons-nous pas, dans le trésor négligé de la liturgie synagogule, des "seli'hôth" par dizaines et par centaines, plus émouvantes les unes que les autres ? Entre Pessah et Shavouoth, les communautés attachées à la tradition continuent à insérer, dans l'office du matin de Shabath, des compositions versifiées, à l'accent déchirant, dont les auteurs, qui ont vécu en France et en Allemagne, entre le 12ème et le 14ème siècle, ont pleuré ce que leurs yeux avaient vu (6). C'est comme un crescendo de lamentations, qui s'achève dans la prière "Ab ha-Rahamin", conservée ou reprise dans la plupart de nos synagogues, et psalmodiée le Shabath qui précède Shavouoth, en mémoire de ceux qui sont morts à cette époque de l'année pour "sanctifier Dieu" et attester leur fidélité à sa Torah. On peut en rendre ainsi le début :
Père miséricordieux
Qui résides aux cieux,
Souviens-toi, Clément et Gracieux,
Des Justes, des Parfaits et des Dévotieux,
Des communautés saintes,
Qui de leur vie ont fait abandon
Pour la sanctification de Ton Nom ;
De leur vivant bien-aimés et affectionnés,
La mort ne les a point séparés, —
Plus rapides que les aigles et plus forts que les lions
Pour faire la volonté de leur Créateur,
Et accomplir le désir de leur Protecteur.
Que notre Dieu se souvienne d'eux avec bonté,
Avec les autres Justes de l'antiquité... (7).
Mais le point culminant de ces évocations se place au centre de l'office du second et dernier jour de Shavouoth, quand le souvenir de nos morts et, entre tous, de nos déportés est rappelé par les fidèles tremblants d'émotion et secoués par les larmes. A Paris, la prière de la "commémoration des âmes" a forcé les portes des synagogues consistoriales, en quelque sorte sous la pression des originaires de l'Europe orientale, qui avaient tant de victimes à pleurer. Plus émouvant qu'un monument de marbre s'élève aujourd'hui la prière murmurée des affligés : "Yizkor" ! (8).
"Daigne Dieu avoir souvenance de l'âme de (ici les noms des parents et des proches défunts), en mémoire desquels je fais voeu de charité. Que son âme soit liée dans le faisceau des âmes, avec celles d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, de Sara, Rébecca, Rachel et Léa, avec celles des autres justes qui reposent dans l'Eden...".
Puis, s'unissant en un choeur muet, les fidèles prient avec l'officiant :
"Daigne Dieu avoir souvenance des âmes de tous mes proches du côté paternel ou du côté maternel qui s'en sont allés vers le monde éternel, qui ont péri pour la sanctification du Nom, qu'ils aient été brûlés, noyés, décapités, étranglés...".
Au Temple du Séminaire israélite, où ce rite a été restauré, un élève lit, à l'appel du rabbin, les noms des vingt grandsrabbins, rabbins, anciens élèves et élèves de l'Ecole tombés au champ d'honneur ou disparus en déportation, depuis mon maître le grand rabbin Jacques Kahn, professeur de théologie, directeur intérimaire de 1939 à 1944, mort d'inanition avec sa femme dans un hôpital de Hanovre, jusqu'à mes élèves l'héroïque Sammy Klein, le brave Aron Wolf, aumôniers de la jeunesse, abattus par l'ennemi ou ses complices, le vaillant Elie Bloch, accouru pour sauver sa femme et emporté avec elle et leur enfant vers les camps de la mort, et l'ardent Sammy Stourdzé, en passant par mes camarades, les grands rabbins Joseph Sacks et Josué Pruner, tant d'autres encore, que je passe mais que je ne saurais oublier... Que Celui pour qui tout est éternellement présent se souvienne d'eux et de tous ceux qui ont donné leur vie pour la glorification de Son Nom et l'exaltation de Sa Torah.
Ah ! si dans nos synagogues parisiennes, qui ont failli être détruites, les orgues ont été sauvées, qu'elles ne troublent pas notre émotion ou, du moins, qu'elles ponctuent les sanglots des fidèles en accompagnant en sourdine les noms de nos martyrs, entretenant ou réveillant dans la conscience de notre génération orpheline — génération du désert et de la désolation — avec le culte de leur mémoire, la sauvegarde de leur idéal.

Notes :
  1. Dans la seconde des bénédictions que prononce le fidèle appelé à l'honneur de lire dans la Torah, celle-ci est désignée par les mots "vie éternelle" par opposition à la nourriture matérielle : le pain nourrit le corps, la Torah nourrit l'esprit et le coeur, elle est l'arbre de vie que Dieu a planté au milieu de ses enfants, attachés à Son service.    Retour au texte.
  2. Aboth, 2:16.    Retour au texte.
  3. Voir les interprétations allégoriques de la Mekhilta et du Midrash Rabba sur Exode 15:25 et 16:4.    Retour au texte.
  4. Ce poignant récit se lit dans le Talmud à la fin du traité Berakhôth. Il a souvent été traduit, par ex. dans 1'Anthologie juive d'Edmond Fleg.    Retour au texte.
  5. On peut lire les principaux épisodes de cette tragédie dans la Vallée des Pleurs du médecin avignonnais Joseph Hacohen (16ème siècle), traduite en français par Julien Sée. Mais il faut se reporter surtout aux chroniques écrites, dans les larmes, par des contemporains survivants; elles ont été éditées il y a plus d'un demi-siècle par Neubauer et Stern d'après les manuscrits, et commentées par divers historiens, notamment par Aronius dans ses Regesten. Graetz, ici, est dépassé ; mieux vaut consulter l'Histoire universelle du peuple juif de Simon Dubnow (traduite sur l'original russe en allemand.    Retour au texte.
  6. Ces poèmes, dits "Zoulath" (du mot après lequel on les intercale dans la bénédiction qui suit le "Shema"), ont été traduits en français par Lazare Wogue et édités en appendice à son monumental Pentateuque, ou à part avec les prières du Shabath. Mais Wogue, qui maîtrisait admirablement la langue française, n'était pas un historien et la plupart des allusions historiques, pourtant transparentes, n'ont pas été signalées dans ses notes.    Retour au texte.
  7. Je m'abstiens de traduire les textes bibliques qui suivent (Deutéronome 32:43 etc...) et qui ont été supprimés ou remplacés par certains éditeurs bien intentionnés. Mais les deux frères Tharaud (cf. Genèse 49:5), dans une des conférences qu'ils découpaient dans la traduction française de l'Histoire (abrégée) de Graetz et que l'un d'eux débitait aux jeunes filles des Annales, s'étonnent que les Juifs si souvent martyrisés n'aient pas trouvé dans leur coeur un cri d'imprécation contre leurs bourreaux. Leur principal fournisseur oral, Moïse Twersky, transfuge d'un "rabbin miraculeux" (comme ils disent) de Biélo-Tserkow (Schwarzé-Témé) en Ukraine, et qui s'est suicidé à l'entrée des Allemands à Paris, ne leur avait pas signalé le chapitre II (intitulé "Leiden") de la "Synagogale Poesie" de Zunz, chapitre dont le premier alinéa avait tant frappé la grande romancière anglaise George Eliot (voir son roman historique Daniel Deronda).    Retour au texte.
  8. Cette prière (qui a son équivalent dans le culte chrétien) remonte au moins au 12ème siècle et semble avoir été composée dans les contrées rhénanes. Saalfeld, dans l'introduction de son Martyrologium des Nuerenberger Memorbuche — ce Mémorial au titre aujourd'hui plus sinistre que jamais — a montré qu'il dérive d'un Mémorial de Mayence et cite une version en vieux français de la formule de commémoration. On ne sait pas assez que les Juifs de Rhénanie continuaient à parler français au 13ème siècle. Et qui se rappelle que des "mémoriaux" de ce genre étaient encore en usage au siècle dernier en Alsace et en Lorraine ?    Retour au texte.

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