Conte pour Pessah
Un "casseur de vaisselles" à Bouxwiller
par Alain KAHN


La synagogue-musée de Bouxwiller - © M. Rothé

Bouxwiller a accueilli des juifs dès le 14ème siècle. A la Réforme, les princes de Hanau-Lichtenberg, ayant leur capitale à Bouxwiller, passèrent au protestantisme. Se voulant "esprits éclairés", ils furent tolérants envers les Juifs. De nombreux exemples montrent l'esprit d'équité qui a prévalu dans la cité : ainsi, en 1717, les commerçants chrétiens ayant demandé la fermeture des magasins juifs, les prévôts et échevins certifièrent pourtant "que les juifs ont tenu de tout temps de notre souvenir... des boutiques marchandes ouvertes en cette ville et y ont vendu de toutes sortes de marchandises tout comme les autres marchands d'icelle." Les Hanau-Lichtenberg ont autorisé à Bouxwiller, une yeshiva (collège talmudique) et un beith-dîn (Cour de justice juive), institutions qui subsisteront jusqu'à la Révolution.

La synagogue date pour sa part de 1842. Elle est venue en remplacement d'une synagogue édifiée au 18ème siècle, rue des Juifs, avec un bain rituel en sous-sol. La synagogue de 1842, transformée en cartonnerie pendant la guerre, ne fut pas restaurée en 1945. Les survivants de la communauté aménagèrent un oratoire dans un angle du bâtiment intérieurement ruiné. Le culte y fut célébré jusqu'en 1956, mais la communauté vieillit et s'éteignit inéluctablement ...

Il ne restait que trois familles dans ses murs lorsque l'autorisation de démolir fut accordée en 1984. Mais, grâce à un enfant du pays, l'architecte Gilbert WEIL, la synagogue a été transformée en Musée Judéo-Alsacien.

Feïsel Moyse le barbier

Des juifs de Bouxwiller dont les enfants s'étaient installés au milieu du 19ème siècle à Saverne, la "ville" de la région se souvenaient d'un personnage hors du commun : Feïsel Moyse. Il avait pratiqué de nombreux métiers après avoir d'abord été un pauvre schnorrer, un mendiant vivant d'expédients. Il  était devenu fripier puis barbier suite à une "formation" qu'il reçut de l'un de ses clients et s'était installé à Schwenheim. Son activité lui permettait de rencontrer toute la communauté juive locale et même des communautés voisines. Il a fini par être reconnu pour son professionnalisme et jouissait d'une popularité méritée. Les colporteurs, les marchands de bestiaux faisaient partie de sa clientèle et ceux-ci lui décrivaient leurs souffrances et en particulier les douleurs dues à leurs cors aux pieds durant leurs interminables marches !

"H'asser" - le porc

Le chevillard
Maquette du Musée Judéo-Alsacien de Bouxwiller
En effet, ils marchaient quotidiennement et souvent parcouraient jusqu'à trente kilomètres en un jour. Un cor au pied était pour eux une véritable catastrophe. Feïsel s'était rendu compte que ces "marcheurs" se plaignaient parce que l' "opérateur de cors au pied" local n'était jamais disponible et ils ne pouvaient pas attendre trop longtemps avant de poursuivre leur chemin. Feisel rencontra un Chabbat Frommel, le fameux "opérateur" et ils comparèrent leurs occupations et leur vie familiale. Frommel lui décrivit son travail en indiquant le traitement à appliquer avant l'incision du cor et lui raconta diverses anecdotes sur les comportements des uns et des autres à ce moment là. Les hommes n'étaient pas toujours plus courageux que les femmes !  

Après l'application d'un cataplasme à base d'huile d'olive et d'ail, il fallait inciser avec beaucoup de doigté et si c'était bien fait le "patient" ne saignait même pas et ressentait simplement une brûlure lors de la désinfection à l'alcool. Frommel lui proposa de l'aider quand il en avait le temps et c'est ainsi que Feïsel apprit le métier. Il décida alors de s'installer à Bouxwiller, rue des Juifs, car ce lieu était fréquenté par des "peïmesshaendler", des marchands de bestiaux qui se rendaient chaque semaine au marché aux bestiaux de Saverne, ou qui sillonnaient tout le temps la campagne pour leurs affaires.

Un jour il fut vertement interpelé par le Rabbin de Bouxwiller qui lui demanda :
- Hoch du H'asser guekauft ? (Est-ce que tu as acheté du porc ?)

On l'avait vu entrer dans une boucherie non cachère et la rumeur s'était répandue dans toute la communauté. Comme Feïssel était toujours de bonne humeur il éclata de rire laissant le rabbin incrédule. Il lui expliqua qu'il avait acheté de la graisse de porc car il avait appris que dans certains cas son application soulageait non seulement les douleurs du cor au pied mais pouvait provoquer son décollement ! Il le rassura en lui disant qu'il le mettait toujours dans un récipient spécial et qu'il n'y avait par conséquent aucun risque de voir ce produit ailleurs que dans sa boutique de "barbier", métier qu'il continuait également à exercer, et d'"opérateur de cors au pied".

"Casseur de vaisselles"

Ce dernier métier disparut au cours du 20ème siècle pour d'évidentes raisons de sécurité et d'hygiène et il fut confié à des professionnels de la santé. Il est représentatif de ces divers métiers que les juifs exerçaient à la campagne par nécessité, ils sont le reflet de leur vie si dure et si ancrée dans ce milieu où ils vivaient.

Le fils de Feïsel, Lazar, épousa Guidel la fille d'un brocanteur. Comme il ne pouvait déjà plus exercer, avant la seconde guerre mondiale, le métier d' "opérateur de cors au pied" et que le métier de "barbier" le barbait … il s'associa avec son beau-père et fit tous les marchés de brocante.

Un jour, il récupéra un stock de vaisselles invendues et invendables car en y regardant de près, des défauts était visibles sur presque chaque pièce. Il avait déjà vu sur le marché de Bouxwiller des "casseurs de vaisselles" et s'était toujours demandé comment cela était possible. Ils proposaient une quantité impressionnante de pièces de vaisselle qu'ils brandissaient devant les badauds médusés et s'ils ne trouvaient pas preneur, ils laissaient tout tomber, et la vaisselle se brisait en mille morceaux. Il comprenait maintenant cette façon de faire a priori choquante : de toute façon cette vaisselle resterait invendable !

Le Seder de Pessah (Pâque)
Maquette du Musée Judéo-Alsacien de Bouxwiller
Il choisit cette voie et ferma sa boutique de barbier. Il se spécialisa alors dans la recherche de lots de vaisselles invendables chez les fabricants qui voulaient s'en débarrasser. L'activité fut rentable un certain temps car dans chaque lot les acheteurs pouvaient, ou croyaient pouvoir trouver des éléments utilisables. Son "spectacle" attirait la foule qu'il savait haranguer et beaucoup de clients l'attendaient avec impatience dans de nombreux marchés de la région.

Pessa'h (Pâque)

De nombreux coreligionnaires venaient s'approvisionner chez lui en vaisselle de "seconde main" pour constituer le minimum nécessaire pour la fête de Pessa'h (Pâques), la fête de la "Sortie d'Egypte", de la libération du peuple juif pour qu'il rejoigne la "Terre Promise". A Pessah en effet, l'interdiction du 'hametz, des produits à base de blé, orge, avoine, seigle et épeautre susceptibles de fermenter, entraine l'utilisation d'une vaisselle spécifique et chaque famille la sortait pour l'occasion et la conservait bien protégée durant l'année à la cave ou au grenier.

L'évolution du commerce l'empêcha de poursuivre cette activité après la seconde guerre mondiale et finalement Lazar, méconnaissable car il avait perdu sa femme et ses parents à Auschwitz, s'établit à Strasbourg où il trouva un emploi inespéré chez … un vaisselier !     

Traditions Judaisme alsacien Pessah
© : A . S . I . J . A.