Mâ'ôz tsour
par le Grand Rabbin Edmond SCHWOB
Les sous-titres sont de la Rédaction du site

Mâ'ôz tsour est l'hymne que l'on chante joyeusement pendant 'Hanouccâh, de soir en soir après l'allumage. Il appartient à la tradition des Achkenazim, mais on peut constater que, son air aidant, d'autres communautés l'ont adopté. On le désigne par ses premières paroles selon une vieille habitude qui omet de donner un véritable titre aux poèmes ou autres créations littéraires hébraïques. Mâ'ôz tsour est composé de six strophes, comprenant chacune quatre vers régulièrement divisés en deux parties. L'authenticité de la dernière des six strophes est contestée. C'est essentiellement d'elle qu'il sera question dans les lignes qui suivent.

Retrousse la manche de Ton bras saint
et précipite l'échéance de l'ultime délivrance !
Venge le sang versé de Tes serviteurs,
réclame-le à la nation criminelle qui le répand !
Il y trop de temps que pour nous, tout cela dure
et des jours de souffrance on ne voit pas la fin !
Repousse Admône à l'ombre du Tsalmône
et suscite pour nous les sept bergers !

"Admône", "le roux"

Qui est le mystérieux personnage appelé Admône ? D'aucuns ont prétendu qu'il s'agirait de l'empereur allemand Frédéric 1er Barberousse. L'identification avec Barberousse est évidemment suggérée par la ressemblance du nom Admône avec l'adjectif admôni qui lui, signifie "roux" ; elle n'en est pas moins problématique ! En effet, on admet que le poème, composé en Allemagne, date au plus tôt du 13e siècle. Or Barberousse, né en 1122, est mort en Cilicie pendant la troisième croisade, en 1190. Les croisés, on le sait, décimèrent les communautés juives mais, après cette troisième croisade, il y en eut encore plusieurs autres. Pourquoi donc Barberousse, un croisé assurément éminent mais d'un temps déjà relativement lointain, aurait-il cristallisé le ressentiment de notre poète ?

Rappelons-nous qu'Esaü, à sa naissance, était roux admôni, qu'il devint chasseur donc verseur de sang et qu'il manifesta sa propension pour le rouge et le roux quand voyant son frère Jacob préparer un plat de lentilles, il s'écria : "Laisse-moi donc avaler mine hââdôme hââdôme hazéh de ce roux, de ce roux-là, car je suis épuisé" ; c'est pourquoi on l'appela Edôm (Genèse 25:25 à 30 et 36:1). Une antique tradition rabbinique (cf. Sanhédrîn 12a ; Chemôth rabbâh 35, 5) identifie Rome à la descendance d'Edôm, probablement parce que l'Iduméen Hérode devenu roi de Judée, imposa son pouvoir qu'il tenait des Romains avec une brutale énergie et qu'après lui, le pays passa sous administration directe de ceux-ci.

Dès lors que l'empereur Constantin adopta le christianisme au début du 4e siècle, Rome s'est placée avec son empire à l'ombre de la croix. La dénomination "Edôm" va désormais s'appliquer au monde chrétien. Dans les pays chrétiens, depuis de longues générations, les Juifs désignent la croix par le mot tsélém, image, que suggère le mot Tsalmône, employé par l'auteur du Mâ'ôz tsour. Témoin des exactions et des crimes perpétrés par les croisés, notre auteur aurait donc souhaité que soient repoussés, désavoués et châtiés, ces chrétiens dont les mains étaient rouge de notre sang: De'hêh Admône betsêl Tsalmône, "Repousse ces assassins qui sont à l'ombre de la croix !" Il a choisi de transformer admôni en Admône pour obtenir une rime particulièrement saisissante à l'intérieure même du vers : une astucieuse licence poétique.

"Tsalmône"

Mais où est-il allé chercher le mot Tsalmône ? Le terme apparaît deux fois dans la Bible. Une première fois dans le livre des Juges (9:48) où il désigne une hauteur sur laquelle Avimélékh fit couper des arbres en tant que combustible pour l'incendie par lequel il allait anéantir ses derniers opposants, réfugiés dans la tour de Sichem. Cet abominable épisode n'a certainement pas été évoqué par l'auteur du Mâ'ôz tsour. Par contre, dans les Psaumes (68:15), nous retrouvons le mot Tsalmône comme désignant une autre montagne, située selon le contexte dans la région du Bâchâne. Pour les besoins d'un enseignement concernant la nécessité de prononcer distinctement chaque lettre du Shema, Rabbi 'Hamâ (Berâkhôth 15 b) propose de lire non pas Tsalmône, mais Tsalmâvéth, ombre de la mort, donc géhenne ou enfer. C'est donc en enfer que notre poète demande que soient repoussés les chrétiens qui nous persécutaient tant, qui nous massacraient au nom d'un dieu d'amour ! "Qu'ils aillent au diable" aurions-nous dit ! Et si notre poète a choisi le mot Tsalmône comme appellation de l'enfer, c'est vraisemblablement en raison de sa double résonance : la croix et l'enfer !

Pourim et 'Hanouccâh

Ces réflexions portent à croire que la sixième strophe du Mâ'ôz tsour est bien authentique et non surajoutée comme beaucoup l'admettent. Si elle ne se trouve pas dans les manuscrits du Siddour ou dans ses anciennes éditions imprimées, ainsi que Seligmann Baer l'a noté dans son Avôdath Yisrâël, c'est peut-être du fait d'une autocensure : l'imprécation était trop dangereuse pour être maintenue par écrit, d'autant qu'hélas nous n'avons pas manqué d'apostats qui devinrent souvent de redoutables délateurs. Il y a lieu de relever d'ailleurs que comme souvent, le nom du poète, Mordekhaï (Mardochée), ayant été placé en acrostiche au début des premières strophes, la sixième et dernière a été marquée comme de coutume, par le mot 'Hazaq : "'Hassôph zerô'a qodchékhâ" ; c'est là, non une preuve, mais tout au moins une indication d'appartenance de cette dernière strophe à l'ensemble qui la précède. De surcroît, cette dernière strophe fait pendant à la première, mais avec une différence dans le ton : la première strophe exprime une espérance encore sereine du rétablissement du peuple juif et du Temple après anéantissement des hordes ennemies, une sérénité que justifient les quatre interventions salutaires de la Providence à diverses époques évoquées dans les strophes deux à cinq ; la dernière strophe éclate, elle, telle un cri de détresse.

Le jeune David, bronze de
Verrocchio (vers 1470). La reproduction de cette statue (125 cm), exposée au
Museo Nazionale del Bargello à Florence, a été offerte par la Ville de Florence à la Ville de Jérusalem

Ceci dit, l'auteur du Mâ'ôz tsour, inconnu par ailleurs, s'appelait-il vraiment Mordekhaï ? Qu'est-ce que Mordekhaï (Mardochée) vient faire pendant 'Hanouccâh ? On subodore que l'auteur du Mâ'ôz tsour avait une savante raison de signer ses vers comme il l'a fait. L'adjonction de 'Hanouccâh aux célébrations établies par la Thôrâh n'allait pas de soi, mais ceux qui ont institué cette fête supplémentaire ont pu s'appuyer sur le précédent que constituait la proclamation de Pourim par Mardochée et Esther comme commémoration perpétuelle (Esther 9:20 et suivants).
La présentation par Maïmonide des règles relatives à 'Hanouccâh et à Pourim est particulièrement instructive à cet égard : dans son Michnéh-Thôrâh il y consacre quatre chapitres, formant un seul ensemble appelé "Hilkhôth Meguillâh ve'Hanouccâh" ; intentionnellement, sans aucun doute possible, il fait précéder Pourim à 'Hanouccâh bien que dans l'année 'Hanouccâh vienne avant Pourim. En outre, à plusieurs reprises, il évoque Pourim en tant que référence pour 'Hanouccâh : "Comme pendant les jours de Pourim", "Comme la lecture de la Meguillâh", "Comme on récite des bénédictions pour la lecture de la Meguillâh". L'auteur du Mâ'ôz tsour a peut-être subtilement rappelé la filiation qu'il y avait entre l'institution de Pourim et celle, ultérieure, de 'Hanouccâh. Comment fut légitimée l'introduction de Pourim dans la série de nos fêtes, c'est là le sujet d'une recherche nouvelle qui déborde les présentes considérations.

Les sept bergers

Avant de conclure, il reste à s'interroger au sujet d'une autre énigme contenue dans la dernière strophe du Mâ'ôz tsour. Qui sont les sept bergers dont le poète demande qu'ils nous soient envoyés ? A noter qu'il formule cette supplique immédiatement après avoir réclamé la perte des chrétiens. Les sept bergers ont été initialement évoqués par l'un de nos prophètes (Michée 5:4). Rachi, dans son commentaire sur la Bible, signale que les maîtres du Talmud ont donné leurs sept noms, mais il déclare ne pas savoir d'où ils tenaient l'information ; il s'exprime de façon similaire dans son commentaire sur le Talmud. En voici la liste (Souccôth, 52 b) : "David, au milieu ; Adam, Seth et Mathusalem à sa droite ; Abraham, Jacob et Moïse, à sa gauche." Le Maharchâ observe que tous ceux-ci étaient plus ou moins explicitement des bergers, conducteurs de troupeaux ; Isaac ne serait pas compté parmi eux du fait qu'il était devenu agriculteur ; cette tentative d'explication ne donne pas réellement satisfaction.

On constatera que les trois premiers bergers, à la droite de David, sont des personnages du début de l'humanité : le premier homme ; Seth, celui de ses fils dont est issu Noé, seul survivant de l'humanité des origines ; Mathusalem, célèbre pour sa longévité supérieure à celle de tous ceux qui le précédèrent et qui lui succédèrent. Selon le Talmud commentant le verset (Genèse 7:10) "Ce fut au bout de sept jours, les eaux du déluge furent sur la terre", Mathusalem, un juste parfait, devait être épargné et serait donc mort sept jours avant le déluge (Sanhédrîn 108 b ; cf. également Yalqoute Shim'ôni, 42). Lémékh, fils de Mathusalem et père de Noé, étant décédé cinq ans avant le déluge, Mathusalem clôt le premier cycle de l'histoire et, avec Adam et Seth au début de ce cycle, il symbolise donc le devenir de l'ensemble du genre humain. Les trois derniers bergers, à la gauche de David, sont d'abord les deux des trois pères fondateurs de la famille d'Israël qui en furent également les véritables meneurs ; Isaac, tout holocauste, vécut dans la soumission dont il devint le modèle. Avec Abraham et Jacob, Moïse se tient aussi à la gauche de David, lui qui à la naissance du peuple d'Israël en fut l'admirable chef, lui qui reçut la Thôrâh pour son peuple et la lui transmit. Au milieu, David, le roi conscient du devoir qui était le sien de gouverner selon la volonté d'En Haut, un dirigeant tel que nous voudrions en avoir un le plus rapidement possible, en des temps enfin bienheureux non seulement pour Israël, mais aussi pour l'humanité entière dont Israël a été distingué uniquement parce que celle-ci avait besoin d'un peuple phare.

Ainsi, le cri vengeur de l'auteur du Mâ'ôz tsour, ce cri de détresse arraché au vu des horribles souffrances subies par Israël, le serviteur souffrant, ce cri se métamorphose-t-il dans un même et ultime vers, dans un même souffle, en un appel ardent et combien émouvant à l'apaisement universel.

J'autorise toute diffusion de mon texte, bechêm omrô, au nom de son auteur, sous réserve qu'il soit reproduit intégralement.


Grand Rabbin Edmond SCHWOB
Jérusalem, Têvêth 5766


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