UNE "QINA" ÉCRITE POUR LE 9 AV
Renée NEHER-BERNHEIM
Extrait de TRIBUNE JUIVE, 20 avril 1990


Dès septembre 1945, me semble-t-il, le grand rabbin de France Isaïe Schwartz prend l'initiative d'instituer en France une journée destinée à commémorer d'année en année la mémoire des victimes juives de la barbarie nazie : il choisit le premier jour des Selihoth en rite ashkenaze, c'est-à-dire le dimanche avant Rosh Hashana. Mais en une autre journée de l'année s'impose aussi le souvenir des Six millions : le jour du jeûne du 9 Av où sont récitées des élégies, des Qinoth, en souvenir des massacres perpétrés contre les Juifs à travers les âges.

C'est la raison pour laquelle en février 1947, M. Léon Meiss, un homme de haute valeur qui était alors président du Consistoire central ainsi que du CRIF, prend une initiative restée jusqu'ici, je crois, unique en son genre. Il s'adresse à ce petit reste des rabbins de France qui a échappé à la déportation et à la mort pour lui demander de composer "une élégie perpétuant le souvenir des martyrs de la persécution nazie". Le texte, destiné à la liturgie du 9 Av, pourrait être écrit en français et traduit par l'auteur (ou par un spécialiste) en hébreu. On choisirait ensuite, parmi les textes reçus, celui qui paraîtrait le plus apte à prendre place parmi les Qinoth de Tisha Be-Av.

Richard et André Neher pendant la guerre
à Lanteuil

Parmi les destinataires de la lettre écrite sur ordre de Léon Meiss par Marcel Sachs, secrétaire général du Consistoire central, figure André Neher, alors jeune professeur d'allemand au lycée Kleber de Strasbourg, et qui vient d'obtenir l'année précédente le diplôme et le titre de rabbin.

Il applaudit à cette initiative et se met aussitôt à l'œuvre avec son frère Richard. Les deux frères à cette époque écrivaient toujours de concert. En moins d'un mois, ils ont achevé le texte de l'élégie sollicitée.

Il semble bien que leur élégie ait été la seule reçue par Léon Meiss. C'est sans doute la raison pour laquelle le projet ne devient jamais réalité, ce qu'André Neher a toujours ressenti comme une faillite de notre génération, tant en Israël que dans la Gola. Il avait été heureux qu'une émouvante Qina en hébreu, due au poète et savant Yehuda Bialer, soit récitée dans quelques synagogues de Jérusalem, elle était aussi dite à Strasbourg, mais il déplorait qu'elle n'ait pas été beaucoup plus largement répandue. L'auteur pourtant avait été une des têtes pendantes de Yad Vashem à ses débuts.

En mars 1947, dans la lettre accompagnant l'envoi de leur élégie en français au président Meiss, André Néher donne les précisions suivantes : "Nous l'avons composée en nous inspirant, tant pour la forme que pour le fond, du genre traditionnel de la Qina de Tisha Be-Av. Les évocations du drame moderne ont été intégrées dans la coupe et la terminologie des versets bibliques. Le texte hébreu vous parviendra sous peu".

(…) Le texte français, resté inédit pendant plus de quarante ans, est publié ici pour la première fois à l'occasion du Yom Hashoa qui a été chaque année pour André Neher une journée d'émotion profonde et d'intense réflexion.

Elégie sur les martyrs de la Shoah
composée par André et Richard Neher

Quand nos pères s'asseyaient pour pleurer en souvenir de Sion,
aux saules de l'Euphrate ils suspendaient leurs harpes.

Nous, leurs enfants, que nous reste-t-il encore ?
ni harpes, ni sanglots, ni souffle, ni vie ;
nul ne sait exhaler ce qui déchire nos chairs;
les images fulgurantes de notre esprit,
personne ne saurait les exprimer;
pour nous la mémoire n'est qu'une hantise informe,
la douleur rien qu'un écrasant silence.

Mais devant Dieu, le silence est louange.

Dieu, Tu es éternel
Fais-nous revenir que nous revenions à conscience,
et, s'il n'est plus de luths sacrés, plus de prophètes,
Inspirant de Ta parole le reste de Ton peuple,
rends-lui la force du souvenir
Et la délivrance du pleur.

Racontez-le à vos enfants et que vos enfants
le racontent à leurs enfants et leurs enfants à la génération qui suivra.
Ce qu'a laissé l'adversaire, l'ennemi l'a dévoré;
ce qu'a laissé l'ennemi, le meurtrier l'a dévoré;
ce qu'a laissé le meurtrier, l'assassin l'a dévoré.
Cela fut annoncé, cela fut réalisé
Toutes les horreurs, Israël les a subies,
toutes les souffrances, Israël les a connues.
De jour et nuit, les affres se confondaient avec les affres,
et seul isolait nos déportés dans l'extermination universelle
l'affront suprême d'être jeté à l'abîme dans l'exécration,
d'être voués à la mort en race maudite,

Cieux et terre ont écouté, mondes et infinis ont entendu
le hurlement des roues des interminables convois
qui emportaient maris et femmes, vieillards et jeunes, mères et nourrissons,
les gémissements dans les immondes parcs de concentration, dans les
ignobles hangars de la boucherie,
Les ultimes crépitements des fournaises que Moloch
embrasait à sa gloire.
Oui, la parole Divine est un souvenir fidèle,
Un présent du lointain,
Tu n'oublieras pas parce que ton histoire flambe en toi !
Cela fut annoncé, cela fut réalisé.
On a trahi, livré les foules innocentes de nos captifs,
brûlé, calciné sur les hauts lieux jusqu'aux ossements de nos martyrs.

O, fierté d'Israël étendue sur ces hauteurs,
connue ils sont tombés des héros !
O, martyrs de mon peuple,
vous dont la vie était toute d'amour,
comme la haine nous a imposé séparation!
Pourquoi vous a-t-on enlevés,
astres sans nombre,
pour nous abandonner, nous,
disséminés dans les ténèbres ?

Hélas, que chacun de nous se frappe la poitrine,
que chacun s'écrie: je suis l'homme qui a vu le malheur !
Vu traîner à mort parents et enfants sans leur pouvoir porter secours !
Je suis l'homme qui a vu le massacre,
frère et famille, amis et proches,
ma main n'a point tenu la leur !
Je suis l'homme qui a vu le fléau s'abattre et rien ne m'a permis de l'arrêter.
C'est pour cela que je pleure, que mes yeux, mes yeux fondent en larmes.
Car il s'est éloigné Celui qui me console, maintient mon être,
Mes enfants sont dans la désolation
et l'assassin a triomphé

O, frère, qui as dit avec moi la Qina,
secoue-toi, sanglote à l'entrée des veilles de la nuit,
répands ton coeur comme de l'eau devant l'Éternel,
lève vers lui tes mains,
qu'Il prenne pitié de tes enfants
à cause de ceux qui sont morts là-bas,
qu'il prête aux créatures une âme nouvelle
à cause de ceux qui furent sacrifiés,
qu'Il fonde à jamais une humanité meilleure
à cause de ceux qui ont sanctifié Son Nom !

Amen, veamen !

קִנָּה עַל קְדוֹשֵי הַשוֹאָה
מאת אנדרה ורישאר נהר

עֵת יָשְבוּ אֳבוּתֵנוּ בְּזָכְרָם אֶת צִיּוֹן גַּם בָּכוּ מְרוֹרוֹת
עַל עֲרָבִים לִגְדׂות הַפְּרָת תָּלוּ כִּנּוֹרוֹת;

וְלִבְנַיהֶם אָנוּ מָה עוֹד נוֹתָר?
לֹא דִמְעָה, לֹא נְשִימָה, לֹא חַיִים, לֹא מֵיתָר;
אִיש לֹא יַבִּיעַ אֶת שֶבְּשָרֵנוּ קוֹרֵעַ
אֶת סְעַרַת רוּחֵינוּ לְבַטֵּא לֹא יֵדַע;
הַזִיכַּרוֹן הוּא לָנוּ סִיוּט חֲסַר צוּרָה
הַכְּאֵב-אַךְ דּוּמִיָּה מְעִיקָה.

אַךְ לִפְנֵי א-דוני דּוֹמִיָּה תְּהִילָה.

אַתָּה א-דוני , לְעוֹלָם תֵּשֵב
הֲשִיבֵנוּ וְנָשוּבָה אֶל הָרוּחַ שֶבָּלֵב;
אִם אָבַד נֵבֶל עִם כִּנוֹר , אֵין עוֹד מִתְנַבֵּא
שֶבְּדִבְרֵי קָדְשְךָ אֶת שְאָר עַמְּך יַרְוֶה;
תֵּן לוֹ אֶת הַכּוֹחַ שֶבַּזִכַּרוֹן לְפַחוֹת,
תַּן לוֹ אֶת הַפּׂרְקָן שֶבַּבְּכִיוֹת.

לְמַעַן תְּסַפְּרוּ זׂאת לִבְנֵיכֶם וּבְנֵיכֶם לִבְנֵיהֶם,
וּבְנֵיהֶם לְדוׂר אֲחָרׂון לְמַעַן יֵדַע;
אֶת אֲשֶׁר הוׂתִיר הַיָּרִיב הָאוׂיֵב בִּלַּע
אֶת אֲשֶׁר מִן הָאוׂיֵב פָּלַט בָּא הַצַּר וְשִׁסַּע,
אֶת הַנּוׂתַר מִן הַצַּר הָרוׂצֵחַ כִּלָה,
וַיְּהִי כַּאֲשֶׁר אָמַר לָנוּ, כֵּן הָיָה.
אֶת כָּל הַזְּוָעוׂת סָבַל יִשְׂרָאֵל,
יִסּוּרִין בָּאוּ לוׂ גַּם בַּיּוׂם גַּם בַּלֵּיל;
מָה שׁוׂדֶנוּ מּשׁוׂד; כַּך הָשְׁלַכְנוּ לַתְּהוׂם,
כְּגֶזַע מְקוּלָּל וּמוּשְׂפָּל לְדִין גֵּיהִנּוׂם.

הֶאֶזִינוּ הַשָּׁמָיִם וְהָאָרֶץ, עוׂלָם וּמְלוׂאוׂ הָיוּ שׁוׂמְעִים
אֶת יִלְלַת הָרַכָּבוֹת, מִשְלוֹחִים אֵין-סוֹפִיִים;
בָּהֶם הוּבְלוּ בַּעַל וְאִשָּה, נַעַר וְזָקֵן
אִמָּהוֹת וְיַלְדֵיהֶן הַיְשֵר מִן הַקֵן;
את האנחות הבוקעות מאתרי רכוז אימים
ממבואות מתעבים של בית המטבחים;
את רשרושיה האחרונים של השלהבת
במשרפות אשר למלך לכבוד ולתפארת.

הן דבר א-דוני הו זכרון נאמן, מתת ימי קדם
'לא תשכח' כי דברי ימיך בך בוערים הם;
ויהי כאשר אמר לנו כן היה.
בגדו בגדה, הסגירו המונינו חפים מכל פשע,
נשרפו, הושמו לאפר קדושינו, על כל הר גבוה.

אתה הצבי ישראל הנטש על במות הרים,
איך נפלו גבורים!
אתם, קדושי עמי, חייכם היו אך אהבה
איכה הפרידה בינינו לעולמים – שנאה;
למה נקטפתם כוכבי-אור אין מונים
לנטוש אותנו פזורים במחשכים?

אוי, קרעו לבבכם כלכם, נעדר בל יהי,
אמרו כולם: אני הגבר ראה עני!
הורים וילדים נגררים אלי מות ראו עיני, ולא הייתי למזח
אני הגבר ראה טבח!
אחים ומשפחה, חברים וקרובים – קצרה ידי מלהושיע
אני הגבר ראה אסון – וכלום לא יכלתי למנוע
על כן אני בוכיה עיני עיני יורדה מים
כי רחק ממני מנחם משיב נפשי
היו בני שוממים כי גבר אויב.

ואתה אחי, אשר עמי קנה קוננת,
קום בכה לראש אשמורות בלילה;
שפוך כמים לבך נוכח פני א-דוני
אמור: ' אשא אליו כפי!'
למען ירחם על בניך שנולדו
בעבור אותם ששם נספו
למען יתן ליצוריו נפשות חדשות
בעבור אלה הקרבנות
למען יבנה לנצח אנושות טובה יותר בעולמו
בעבור אלה אשר קדשו את שמו!

אמן ואמן!

                                                                               תרגום מצרפתית: סמי גרינברג

 
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