Léon MEISS
1896 - 1966
un Lorrain qui a marqué l'histoire du judaïsme français
Par Gérard Lévy
Cet article a paru dans GenAmi en juin 2011 et il est publié ici avec l'aimable autorisation des éditeurs

"Allô, Léon Meiss? Je suis arrêté par la Gestapo."
Nous sommes le 23 octobre 1943 au petit matin. L'appel émane de Jacques Helbronner, conseiller d'État et président du Consistoire central des Israélites de France replié à Lyon. Avant d'être interné au fort Montluc puis conduit à Drancy, il peut donner deux brefs coups de fil : l'un au cardinal Gerlier, primat des Gaules, et l'autre à Léon Meiss, vice-président du Consistoire. D'une voix étranglée par l'émotion, Jacques Helbronner leur dit qu'il compte sur eux. C'est un appel au secours.
Léon Meiss est bouleversé. Il a juste le temps de prévenir le Consistoire central avant de recevoir un second appel téléphonique : c'est la Gestapo qui lui donne l'ordre de comparaître à 18 heures. Deux solutions se présentent alors à lui : entrer dans la clandestinité ou se rendre à la convocation de la Gestapo, avec la forte probabilité d'être arrêté et déporté. C'est cette dernière voie qu'il choisit, afin d'éviter les représailles que n'aurait pas manqué de déclencher sa fuite. Il est persuadé qu'il ne reverra plus sa femme ni ses enfants.
Mais un miracle se produit : il n'a été convoqué que pour se voir remettre les clés de l'appartement de Jacques Helbronner…

Retour biographique sur Léon Meiss

Qui est ce Léon Meiss, appelé à jouer un rôle de tout premier plan dans l'histoire du judaïsme français? Il est né à Sarrebourg le 17 mars 1896 au sein d'une famille juive traditionnaliste, dans une Moselle qui devait rester allemande encore 22 ans. Il semble que le jeune Léon ne soit pas particulièrement brillant à l'école primaire, si l'on se fie à ce que son instituteur dit un jour à sa mère : "Votre fils n'est pas trop intelligent; il sera boucher comme son père." C'est également dans sa ville natale qu'il suivra ses études secondaires.

Incorporé sous l'uniforme allemand en 1917, son dossier militaire porte la mention : "Suspect pour ses sentiments pro-français." Après la guerre, il étudie le droit à Strasbourg, dans une Alsace-Lorraine redevenue française. Son premier poste de magistrat le conduit à Brumath, en tant que procureur cantonal. Le 4 mars 1931, il épouse Georgette Kahn, de Maizières-lès-Metz, elle-même licenciée en droit. Ce sera une femme remarquable, qui aidera constamment son mari. Elle s'engagera dans des associations juives, notamment la Wizo, dont elle sera la vice-présidente nationale. Elle donnera aussi de nombreuses conférences, en particulier sur les femmes juives célèbres (par exemple, Golda Meir), mais aussi sur des sujets plus "légers"… comme la cuisine juive ! Le couple aura deux filles, qui naîtront en 1933 et en 1937.

Léon Meiss est successivement nommé dans diverses villes de l'est de la France : Briey, Saint-Dié, Charleville, Épinal, et enfin Nancy où, après avoir été vice-président du Tribunal de première instance, il devient conseiller à la Cour d'appel. Il est par ailleurs colonel, président de Tribunal militaire. C'est alors qu'en septembre 1939, la guerre éclate.

En 1940, après la défaite, Léon Meiss est exclu de la magistrature à la suite de la promulgation, par Vichy, de la Loi portant statut des juifs, et ce malgré un dossier le présentant comme "une des plus belles figures de la magistrature, ayant un immense talent, des qualités exceptionnelles" (1). Avec sa famille, il se replie à Villeurbanne. Sans emploi, il s'investit dans le travail manuel et devient apprenti tourneur sur métaux à l'école professionnelle de la Martinière, à Lyon, où il entraîne de nombreux intellectuels juifs devenus chômeurs comme lui. Il s'intéresse aussi à la menuiserie.

Mais c'est également à Lyon qu'est replié le Consistoire central. Léon Meiss y est coopté comme délégué de la communauté de Nancy. Devenu la cheville ouvrière du Consistoire, il en est nommé vice-président le 7 juin 1943. Dans ce cadre, il participe notamment à la fabrication de fausses cartes d'identité pour des centaines de coreligionnaires en danger, et il entame les discussions qui verront la création du CRIF.

C'est dans ce contexte que tout bascule avec l'arrestation de Jacques Helbronner. Aucune intervention en faveur de ce dernier n'aboutit, et il sera déporté avec sa femme le 20 novembre 1943 à Auschwitz, où ils seront assassinés trois jours plus tard.

Résistance à l'occupant

Il s'agit maintenant de trouver un remplaçant à Jacques Helbronner à la tête du Consistoire central, sachant que ce nouveau président aura une épée de Damoclès suspendue en permanence au-dessus de la tête.

La candidature de Léon Meiss est proposée par un membre éminent du Consistoire, Georges Wormser, mais, comme le rapporte ce dernier, de nombreuses objections sont émises (2) : "Il était nouveau venu parmi nous, c'était un provincial peu averti de nos usages, connaissant mal le corps rabbinique, manquant d'autorité et de prestige… Il n'a même pas la Légion d'honneur !" Léon Meiss est cependant nommé, grâce au soutien du grand rabbin de France, Isaïe Schwartz. Il accepte ce poste très exposé après en avoir longuement débattu avec sa femme.

Léon Meiss prend ses fonctions de président du Consistoire central avec courage et abnégation. Il assume pleinement sa tâche au sein de cette institution créée en 1808 par Napoléon 1er pour administrer le culte israélite. Il se préoccupe ainsi des communautés juives dispersées et les aide. Il engage également le rabbin Abraham Deutsch à créer le PSIL (Petit Séminaire Israélite de Limoges) pour remplacer l'école secondaire préparatoire à la formation des rabbins, qui avait disparu.

À plusieurs reprises, Léon Meiss échappera de justesse aux griffes de l'ennemi. Les Allemands viennent parfois sur place vérifier l'activité du Consistoire. Un jour, la Gestapo surgit dans les bureaux du Consistoire alors que Léon Meiss s'y trouve en compagnie de son jeune neveu, Paul Lévy. La police allemande s'apprête à les arrêter, mais Léon Meiss demande qu'on lui accorde le temps de dire ses prières ("C'est la seule fois de ma vie où j'ai prié la tête nue !", racontera-t-il plus tard). Les policiers emmèneront Paul, qui sera déporté, laissant Léon Meiss à ses prières. Un autre jour, il sera surpris dans un train, muni de faux papiers; il arrivera cependant à en réchapper de manière totalement inespérée.

Léon Meiss sera contraint de déménager plusieurs fois pour éviter d'être pris, et il devra sa survie à une chance exceptionnelle. Notamment lorsque la Gestapo se présente à son domicile de Villeurbanne qu'il a quitté la veille pour se mettre à l'abri à Vaulx-en-Velin, avant de se réfugier en Savoie.

Il faut dire qu'après une rafle durant un office à la synagogue, la situation était devenue intenable et le Consistoire avait décidé d'entrer dans la clandestinité, tout en maintenant ses activités.

En plus de son engagement à la direction du Consistoire, Léon Meiss se consacre très rapidement à une double tâche d'une importance capitale pour le judaïsme français : d'une part, s'opposer de toute urgence aux objectifs criminels de l'occupant vis-à-vis des Juifs et, d'autre part, préparer l'avenir. Il est convaincu que ces objectifs ne peuvent être atteints que par un regroupement des organisations juives. C'est grâce à ses talents de conciliateur et de rassembleur – il savait écouter et ne cherchait pas à imposer mais à persuader – qu'est créé, en juillet 1943, le Comité de défense générale. En janvier 1944, l'organisme se transforme en Conseil représentatif des israélites de France, devenu depuis le Conseil représentatif des institutions juives de France ou CRIF.

Après de longues et nombreuses négociations, cette création clandestine fut rendue possible grâce à une entente entre les divers courants de résistance juifs, notamment communistes et non communistes, mais aussi entre traditionnalistes, libéraux et athées, entre sionistes et non sionistes, et également entre Juifs français et Juifs immigrés, qui n'avaient auparavant que peu de contacts entre eux. Léon Meiss est élu président de cette nouvelle structure.

Ce regroupement a donc déjà un objectif immédiat : coordonner les actions de sauvetage des Juifs de France, quelle que soit leur origine ou leur opinion. Un réseau d'assistance aux Juifs traqués par l'occupant ou la milice est ainsi créé, qui met à l'abri des milliers d'adultes et d'enfants, notamment en les faisant passer en Suisse ou en Espagne.

Mais Léon Meiss travaille aussi pour l'avenir : le but du CRIF est d'œuvrer pour que plus jamais un Juif ne soit persécuté en tant que Juif. Pour cela, il fallait un organisme fédérateur puissant. La vocation du CRIF est ainsi de représenter politiquement l'ensemble du judaïsme français. Le CRIF, organisme qui "chapeaute" presque toutes les organisations juives, se considère comme "seul qualifié pour être l'interprète du judaïsme en France, tant devant les pouvoirs publics et l'opinion que devant les organisations juives des autres pays et devant les instances internationales" (3). Le regroupement autant que les objectifs marquent une rupture avec le judaïsme d'avant-guerre.

Reconstruction du judaïsme français

Au sortir de la seconde guerre mondiale, Léon Meiss reste président du Consistoire central et du CRIF, et mène de pair son activité professionnelle de magistrat et celle de chef de file de la renaissance du judaïsme français.

Cependant, la Libération va sonner l'heure des comptes et de nombreux conflits éclatent au sein de la communauté juive.

C'est ainsi qu'on reproche à la plupart des membres du Consistoire leur passivité durant la guerre. Certains, comme l'écrivain Edmond Fleg, réclament même la démission de tous les membres du Consistoire à l'exception de Léon Meiss et de Joseph Fischer, un des chefs de la résistance juive. Néanmoins, l'action globale du Consistoire au cours de cette période est reconnue comme positive, contrairement à celle de l'UGIF (Union générale des Israélites de France), qui est très controversée. Léon Meiss jouera un rôle essentiel dans cette dernière affaire, qui secouera les milieux juifs d'après-guerre.

D'autres polémiques se font jour, par exemple entre des groupes de résistants et les responsables du culte. Léon Meiss arbitre ces dissensions. Il fait tout son possible pour "calmer le jeu" et établir l'unité afin que toutes les énergies se rassemblent en vue de la reconstruction du judaïsme français.

Dans cette optique, Léon Meiss donne une nouvelle impulsion au Consistoire, tout en assurant sa remise en marche. Il y fait entrer des Juifs d'origine étrangère et des sionistes, ce qui était inconcevable avant-guerre. Par ailleurs, il étend provisoirement les fonctions du Consistoire, qui étaient seulement d'ordre religieux, à l'action sociale. Il s'agit surtout de venir en aide aux orphelins et aux déportés revenus des camps. Léon Meiss s'engage personnellement dans ces tâches. C'est ainsi qu'il accueille, un jour de 1945, un garçon de 17 ans, né en Roumanie, rescapé des camps d'Auschwitz et de Buchenwald et qui vient d'arriver en France. Son nom ? Elie Wiesel, qui écrira dans ses mémoires (4) : "Elle [nda : il s'agit de sa sœur] m'emmène au Consistoire. Nous sommes reçus par le président Léon Meiss, homme affable et patient."

Léon Meiss établit aussi des contacts avec le Congrès juif mondial et les organisations juives américaines. Peu après la Libération, il se rend à New York en compagnie notamment du futur grand rabbin de France, Jacob Kaplan, afin d'obtenir des subventions pour la reprise des activités religieuses en France.

Agissant en qualité de président du Consistoire central, il intervient avec la plus grande fermeté auprès des autorités catholiques. Le 20 juillet 1946 il adresse, avec le grand rabbin de France Isaïe Schwartz, une lettre à Mgr Angelo Roncalli, nonce apostolique et futur pape Jean XXIII. Les signataires s'indignent que, deux ans après la Libération, des enfants israélites soient toujours retenus dans des institutions catholiques, qui se refusent à les restituer à leur famille ou aux œuvres juives. Parmi les dossiers cités dans cette lettre figure le cas des frères Finaly. Le Consistoire s'investit grandement dans cette affaire, très médiatisée et parfois comparée à une "petite" affaire Dreyfus. Le grand rabbin Kaplan est chargé des négociations entre l'Eglise et la famille des enfants. L'épilogue n'interviendra, après moult rebondissements, que le 25 juillet 1953, jour où Robert et Gérald Finaly s'envolent vers Israël.

Léon Meiss s'occupe aussi d'affaires religieuses. En 1947, il demande aux rabbins de rédiger une qina (lamentation) en liaison avec la Shoah, à lire au cours de la journée de deuil du 9 Av. Cette qina sera écrite par André Neher, un des plus grands penseurs juifs du 20e siècle, et son frère.

Son action au CRIF et dans d'autres organismes

discours de Léon Meiss à la conférence mondiale de l'ORT en 1946
Sous la présidence de Léon Meiss, le CRIF est notamment chargé de l'affaire de l'UGIF. Créée à la demande des Allemands par une loi du 29 novembre 1941, l'Union générale des Israélites de France était sensée représenter auprès des pouvoirs publics l'ensemble des Juifs et associations juives, avec des administrateurs nommés par le Commissariat général aux questions juives, instauré en juin 1941 par le régime de Vichy. L'UGIF mena quelques actions positives, grâce à ses nombreux centres de distribution de secours, par exemple. Mais elle resta totalement dans la légalité, coopérant avec les Allemands et incitant les Juifs à l'obéissance. Et surtout, des centaines d'enfants dont l'UGIF était responsable furent arrêtés et déportés. De nombreuses personnes et associations voulurent que les anciens dirigeants de l'UGIF qui avaient échappé à la déportation soient traduits en justice pour collaboration.

Une commission d'enquête du CRIF, qui se transformera en jury d'honneur, est mise en place en octobre 1944. Les conclusions des jurés ne seront pas divulguées, mais elles sont, semble-t-il, sévères. Le dossier est alors transmis au Conseil du CRIF. Léon Meiss essaie de comprendre ces hommes, placés devant d'affreux dilemmes. Après examen du dossier, il leur reproche surtout crédulité et imprudences, et préconise la clémence. En juillet 1947, il est mis fin à l'affaire – il n'y aura pas de sanctions – et, en juin 1949, Léon Meiss propose la réhabilitation de l'ensemble de l'UGIF. L'attitude de Léon Meiss est guidée par un souci d'humanité et aussi, probablement, par celui de préserver la fédération encore fragile de l'ensemble du judaïsme français, qui aurait été ébranlée par un procès public.

Par ailleurs, en sa qualité de président du CRIF, Léon Meiss soutient très rapidement le mouvement sioniste. Il dirige la délégation qui rencontre le 20 avril 1948 le président de la République, Vincent Auriol, pour obtenir le soutien de la France à la création de l'État d'Israël, puis il établit des contacts avec le nouvel État. Il fait également partie de la Fédération sioniste de France. Il déclare : "Le devoir de chaque Juif est d'aider le gouvernement d'Israël et de soutenir son armée régulière" (5).Quelle rupture avec la position des responsables juifs d'avant-guerre !

Après la Libération, en dehors du Consistoire central et du CRIF, Léon Meiss préside ou anime presque toutes les grandes œuvres juives, notamment :

C'est ainsi qu'un consensus général s'est établi autour de la personne de Léon Meiss, qui devient de fait le représentant de la communauté juive toute entière auprès des pouvoirs publics.

Vers la fin de son mandat de président du Consistoire central, Léon Meiss tente d'assurer de façon pérenne un renouveau du judaïsme. Par exemple, en modernisant le culte, qu'il souhaite plus dépouillé et plus attirant, notamment en y introduisant des prières en français, et aussi en étendant les tâches du Consistoire, en particulier au domaine social. Ses souhaits ne seront guère exaucés, en raison entre autres d'un retour d'hommes du passé. Léon Meiss prend alors du recul. Il quitte ses fonctions de président du Consistoire central et du CRIF en 1950. Il faudra attendre la venue en métropole des séfarades, dix ans plus tard, pour que les choses recommencent à bouger.

Un grand magistrat


La synagogue d'Ingwiller
Fin 1945, Léon Meiss participe au procès de Nuremberg, où sont jugés les principaux dirigeants nazis, en tant que membre de la délégation française. Dans les caves de l'hôtel Majestic – siège du haut commandement allemand pendant l'Occupation –, il avait préalablement fait subtiliser par de jeunes résistants d'innombrables dossiers relatifs aux persécutions subies par les Juifs en France, en vue de leur utilisation à ce procès. Durant toutes les audiences, il refusera de parler en allemand, lui qui pourtant avait passé sa jeunesse en Moselle annexée, et il ne s'exprimera que par le truchement d'un interprète.

Après la guerre, la carrière de Léon Meiss sera remarquable. Il est successivement nommé vice-président du tribunal de la Seine, conseiller à la Cour d'appel de Paris, puis président de chambre à cette même Cour et enfin, en 1955, conseiller à la chambre criminelle de la Cour de cassation, la plus haute juridiction de l'ordre judiciaire français. Pendant dix ans, il occupera une des toutes premières places dans la hiérarchie des magistrats français.

Il va notamment présider deux procès très médiatisés. Il y fait montre de qualités humaines exceptionnelles, que la presse est unanime à souligner. En particulier le (second) procès, devant le Tribunal militaire, du futur écrivain René Hardy, soupçonné d'avoir trahi Jean Moulin, qui fut arrêté à Caluire-et-Cuire le 21 juin 1943 à la suite d'un guet-apens.

C'est ainsi que le célèbre chroniqueur judiciaire Pierre Scize écrit dans Le Figaro au sujet de Léon Meiss : "C'est là le propos d'un honnête homme, et il dépassa de beaucoup par son humanité et sa modération les discours qui se peuvent entendre à l'ordinaire dans un prétoire de justice.".

Le Monde n'est pas en reste. C'est en ces termes qu'il est fait mention de Léon Meiss dans les comptes-rendus d'audience parus dans ce journal entre le 26 avril et le 2 mai 1950, sous la plume d'André Fontaine (7) :

"Le conseiller Meiss préside les débats avec une très grande conscience et une étonnante dextérité" ; "La pathétique adjuration du président Meiss" ou encore : "Raison de plus pour souligner l'humanité, le cœur et en même temps la retenue avec lesquels le conseiller Meiss préside les débats de l'affaire Hardy", "Telle est sa manière, minutieuse, scrupuleuse" et "Ce magistrat, plein de tact et de mesure"
.

Léon Meiss préside un autre procès célèbre, celui du député gaulliste du Pas-de-Calais Antoine de Récy, devant la Cour d'assises de Versailles en 1952. C'est l'affaire des bons d'Arras, un des plus grands scandales de la IVe République. De Récy est accusé d'avoir commandité le vol de 1 000 bons d'une valeur de 100 millions de francs à la Trésorerie générale d'Arras. Au 12e jour d'audience, de Récy reconnait le vol, grâce en grande partie à l'habileté du président Meiss.

Un hommage extrêmement éclatant est rendu à Léon Meiss le 3 octobre 1966, peu après son décès, au cours de l'audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation. Parmi les termes employés par Maurice Schmelck, avocat général auprès de cette cour, on retiendra (8) :

"homme dont la noblesse des sentiments et la force de caractère appellent notre admiration", "ses remarquables qualités professionnelles", "son esprit calme et pondéré, rapide à la compréhension, mais circonspect dans l'expression de la pensée", "son constant souci d'objectivité et la sûreté de son jugement", "homme au caractère ouvert et droit, dont le clair regard laisse percer la générosité des sentiments", "sa force d'âme, son désintéressement et sa noblesse de caractère", "épris de vérité", "ce croyant avait le respect de toutes les croyances", "tolérante et généreuse, sa foi s'identifiait avec le respect de la personne humaine et l'amour de son prochain"
. Cela se passe de commentaires.

Les racines ancestrales de Léon Meiss

Comme on peut l'observer sur la liste d'ascendance, les parents de Léon Meiss sont originaires du Bas-Rhin : son père d'Ingwiller, sa mère de Fegersheim. Parmi ses quatre grands-parents, trois sont nés dans le Bas-Rhin (à Ingwiller, Odratzheim et Sarre-Union), et un en Moselle (à Hellimer).

Presque tous les ancêtres répertoriés de Léon Meiss sont nés dans ce qu'on appellera l'Alsace-Lorraine, c'est-à-dire les territoires qui seront annexés par l'Allemagne en 1871. On dénombre ainsi, sur les 30 communes visées : 17 dans le Bas-Rhin, 11 en Moselle et 2 dans le Haut-Rhin. Il a été possible de remonter jusqu'à un ancêtre vivant dans la seconde moitié du 16e siècle.

Les métiers exercés sont assez représentatifs de ceux de l'ensemble de la population juive, à qui la plupart des professions étaient interdites. On peut ainsi lire souvent : commerçant, négociant, marchand, boucher ; assez souvent : rabbin ; et parfois : marchand de bestiaux, colporteur (ou trafiquant).

Attachons-nous plus particulièrement à la branche agnatique, c'est-à-dire celle qui va de père en fils. Aussi loin que l'on puisse remonter cette lignée, c'est-à-dire vers 1700, ce qui correspond à six générations précédant Léon Meiss, tous exerçaient le métier de boucher. Les quatre plus anciens étaient installés à Ingwiller (Bas-Rhin).
Le cinquième, Lazare Meiss, grand-père de Léon, exerçait d'abord à Ingwiller. Après 1873, il partit avec sa troisième femme et ses enfants – dont Israël dit Isidore, le père de Léon – à Avricourt (9), dans la partie de la Lorraine annexée par l'Allemagne en 1871. Il y ouvrit également une boucherie.
Devenu adulte, Israël dit Isidore Meiss est resté en Moselle et s'est installé, toujours comme boucher, à Sarrebourg, ville située à quelque 25 km d'Avricourt. Son oncle, Nathan Meiss, né également à Ingwiller, exerçait le métier de boucher à Sarrebourg depuis au moins 1865. On peut supposer qu'Isidore a repris la boucherie de son oncle en 1883, au décès de ce dernier. Il s'est marié en 1892. C'est donc à Sarrebourg qu'est né Léon Meiss.

D'où provient le nom de Meiss (ou Meis)? Il a été choisi lors de la prise de nom patronymique des Juifs en 1808 par deux frères, Jacques et Baruch, qui s'appelaient précédemment Leyser – leur père se nommant Leyser Moyse. Léon Meiss descend de Jacques. Il semble que ce soit la seule famille juive, au moins en Alsace-Lorraine, à avoir choisi le patronyme de Meiss.
Que peut-on dire des générations suivantes qui ont continué à porter ce patronyme? Lors de l'annexion de 1871, certains ont quitté Ingwiller afin de rester français. On peut ainsi citer Honel Meiss, né à Ingwiller en 1846 et descendant de Baruch. Il a été notamment rabbin de Nice, puis grand rabbin de Marseille à partir de 1904. Il a écrit plusieurs ouvrages sur le judaïsme et aussi des contes.
D'autres Meiss originaires d'Ingwiller se retrouvent aux États-Unis. Ce sont, au moins partiellement, les descendants de Feistel et Lazard Meiss, petits-fils de Jacques Meiss. Ces deux frères étaient partis aux alentours de 1845 s'installer à Cincinnati (État de l'Ohio). Beaucoup parmi leurs descendants demeurent en Ohio, d'autres l'ont quitté, en particulier pour New York. Le célèbre historien américain Millard Meiss (1904-1975), spécialiste de l'art de la fin du moyenâge et du début de la Renaissance, est né à Cincinnati. Il est donc assez probable qu'il descende des Meiss d'Ingwiller. Certains parmi ces Américains n'ont pas oublié leurs origines; c'est ainsi que l'un d'entre eux, Alphonse Meiss, a été l'artisan de la reconstruction de la synagogue d'Ingwiller après la dernière guerre.

Pour compléter cette histoire familiale, mentionnons qu'un grand nombre de proches de Léon Meiss furent déportés, presque tous le 20 janvier 1944, en particulier une sœur, son mari et quatre de leurs enfants (seule une fille en réchappa), ainsi qu'une des filles de son autre sœur.
Quant à ses nombreux descendants, ils n'habitent plus le sol français. Certains vivent à Londres, d'autres à Jérusalem, mais tous ont conservé la foi de leur aïeul.

Léon Meiss, qui était officier de la Légion d'honneur et avait le titre de docteur honoris causa du Jewish Theological Seminary of America, est décédé le 27 juin 1966. Il repose aux côtés de son épouse, qui lui survécut près de 30 ans, et de ses beaux-parents, dans sa Lorraine natale, au cimetière israélite de Metz.

Le 4 décembre 1994, la ville de Villeurbanne a donné le nom de Léon Meiss à une allée et à un square. Une plaque commémorative a aussi été apposée sur la façade de l'immeuble qu'il habita au cours des années douloureuses.

Conclusion

Léon Meiss était profondément juif et croyant, assidu aux offices religieux même durant l'Occupation, mais sa pratique du judaïsme se rattachait davantage au courant traditionnaliste qu'orthodoxe. Homme d'une grande intégrité, tolérant envers tous, il était nourri des valeurs morales de sa religion, qu'il a appliquées tout au long de sa vie. Ce sont elles qui l'ont conduit à la carrière de magistrat, sa vie et sa carrière formant un tout.

Il fut un magistrat de premier plan, qui cherchait inlassablement la vérité et préconisait une justice à visage humain. Au-delà des faits bruts, il essayait ainsi de comprendre, il s'adressait au cœur et aux sentiments autant qu'à la raison. Lorsqu'on pense à Léon Meiss, on ne peut s'empêcher d'évoquer une des dernières phrases de Pivoine, de la romancière américaine Pearl Buck (10) : "Partout où l'on rencontre un homme d'État plus honorable, un juge plus juste… Israël est là."

Tel qu'était le magistrat, tel était l'homme. Ce sont ces mêmes qualités qui lui ont permis, toute sa vie durant, de rassembler des hommes et des organisations que tout opposait au départ. Il se définissait lui-même comme "un mystique de l'unité" (11). Il a ainsi joué le tout premier rôle dans la survie et la réorganisation du judaïsme français à une période cruciale de son histoire.

Nota

C'est un devoir de mémoire qui m'a conduit à effectuer cette étude. En effet, 45 ans après son décès, aucune véritable biographie de Léon Meiss n'a encore, à ma connaissance, été publiée. J'espère que ce court récit contribuera un peu à combler cette lacune.

Remerciements

Mes chaleureux remerciements vont à Marianne Ullmann, la fille cadette de Léon Meiss, qui a encouragé mon initiative, m'a fait part de souvenirs familiaux et proposé de nombreuses photos.

Je remercie également vivement :
- Micheline Gutmann, qui m'a fait découvrir l'ascendance de Léa Rueff,
- Jean Bloch, pour la traduction d'actes d'état civil rédigés en allemand gothique,
- Pierre Freund, pour son aide aux recherches généalogiques,
- Jean-Marc Dionnet, pour ses fructueuses recherches à la BNF.

Sources bibliographiques (certaines sur Internet)

Sources généalogiques

Notes :

  1. Discours de monsieur Maurice Schmelck, avocat général à la Cour de cassation, prononcé le 13 octobre 1966, [http://www.courdecassation.fr/institution_1/occasion_audiences_59/debut_annee_60/annees_1960_3337/octobre_1966_10406.html].    Retour au texte.
  2. WORMSER, Georges. Un grand juif : Léon Meiss, postface de l'allocution d'André Blumel, Paris, Éditions Guy-Victor, 1967, 5 pages.    Retour au texte.
  3. Extrait du préambule de la Charte du CRIF.    Retour au texte.
  4. WIESEL, Elie. Tous les fleuves vont à la mer. Mémoires I, Paris, Seuil, 1994, 559 pages.    Retour au texte.
  5. BOUCHARD, Mathieu. "Les Juifs de France et Israël, remarques pour une histoire complexe", blogue La question de Palestine, une passion française, 22 novembre 2010, [http://mathieubouchard.blog.lemonde.fr/2010/11/22/les-juifs-de-france-et-israel-une-histoire-pas-si-simple/].    Retour au texte.
  6. UZAN, Gérard. "Le modèle juif républicain? Histoire et enjeux", intervention non datée de l'auteur au FSJU, [www.fsju.org/social/pdf/Intervention-G.-Uzan.pdf].    Retour au texte.
  7. FONTAINE, André. «Compte rendus d'audiences», parus dans Le Monde en 1950. In Théolleyre, André. «Procès d'après-guerre : Je suis partout, René Hardy, Oradour-sur-Glane, Oberg et Knochen», éditions La Découverte/le Monde, 1986, p. 57-101.    Retour au texte.
  8. Discours de monsieur Maurice Schmelck, avocat général à la Cour de cassation, prononcé le 13 octobre 1966 [cf. Note 1].    Retour au texte.
  9. Pour l'anecdote, cette commune avait été scindée en deux, à la suite de l'annexion, et faisait office de frontière; la séparation sera maintenue après le retour de l'Alsace-Lorraine à la France, en 1918. Il existe donc actuellement deux communes d'Avricourt juxtaposées : l'une se trouve en Moselle et l'autre, en Meurthe-et-Moselle.    Retour au texte.
  10. BUCK, Pearl : Pivoine, Paris, Le Livre de Poche, 1972, 440 pages.    Retour au texte.
  11. NEHER, André : Le Président Léon Meiss za'l, Bulletin de nos communautés, 27 juillet 1966.    Retour au texte.


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