Extrait de :

SENONES
De la synagogue au temple protestant
Léone Chipon


Façade actuelle (2007) du temple - © Bernard Chipon
Le 20 octobre 1996 diverses manifestations organisées par l'Église réformée de Raon-l'Étape/Senones et la Communauté juive de Saint-Dié des Vosges, office religieux, exposition et conférences, marquèrent le centenaire de la construction de la synagogue de Senones, synagogue devenue temple protestant en 1949. Mais avant de nous intéresser au bâtiment, évoquons :

La communauté juive aux 19ème et 20ème siècles.

Quand s'est-elle constituée ?
Nous ne disposons d'aucune date précise. En application du décret impérial du 17 mars 1808 le ministre des cultes invita le préfet à lui présenter le dénombrement de la population israélite vosgienne dans le but d'établir des synagogues consistoriales (1). L'état nominatif de l'arrondissement communal de Saint-Dié établi le 10 septembre ne mentionne aucun juif dans notre ville. Par contre, la carte "Des Juifs en Lorraine en 1841" place Senones dans les localités dont la population juive s'est formée entre 1820 et 1840 (2).

Le 19ème siècle
En 1845, le Conseil municipal eut à régler la question de l'indemnité de logement du rabbin institué à Épinal pour les départements des Vosges et de la Haute-Marne. La sous-préfecture déclara vingt membres, le Conseil contesta ce chiffre n'ayant dénombré que "trois ménages comprenant ensemble dix personnes ".

Par la suite leur nombre s'accrut régulièrement et la défaite de 1870 accéléra le mouvement, les nouveaux arrivants étant originaires d'Alsace. En 1885, 104 représentants, adultes et enfants confondus, habitaient à Senones. Puis une baisse régulière s'amorça : en 1896, le Maire déclara 24 foyers totalisant 87 personnes. En 1910, la ville ne comptait plus que 56 juifs (3).

Le 20ème siècle et la Déportation
A partir de 1920, la communauté disposa d'un emplacement de deux ares au cimetière communal, terrain que la ville lui concéda à perpétuité pour la somme de 24 000 francs. Le carré juif existe toujours, certaines tombes sont bien entretenues, d'autres sont écroulées ou ont disparu. La lecture des noms gravés dans la pierre me fut d'un grand secours pour tenter de reconstituer avec l'aide des recensements de population des années 1931, 1936 et les renseignements laissés par deux personnes aujourd'hui décédées, la communauté dans la décennie précédant le deuxième conflit mondial (4).

La liste suivante ne se prétend pas exhaustive :
Monsieur Lippmann Wertheimer et sa nièce Blanche Weil - Monsieur Prosper Blum - Monsieur Ernest Marx, son épouse Emma Weill et leur: enfants Jacqueline, Jacques, Huguette, Renée et Raymond - Monsieur François Lehmann et sa fille Irma - Madame Louise Dreyfus épouse de Monsieur Samuel Lehmann.
Je terminerai par les trois familles dont les anciens Senonais se souviennent le mieux :
- Monsieur Moïse Schneider et son épouse Clémence Hirsch demeuraient au 7 rue Constant Verlot. L'immeuble abritait aussi le foyer de leur gendre Achille Schneider, époux de Blanche, et leurs enfants Maxime et Lise.
- Monsieur Isaac Haas et son épouse Valérie Wertheimer habitaient au 8 rue du 1er Bataillon (maison Sudour, rue Alix Munier actuellement).
Monsieur Jacques Bockser et son épouse Florence Bloch étaient domiciliés au 25 rue de la République où Monsieur Bockser, marchand forain, tenait un petit magasin de confection et vendait des bleus de travail. Le couple avait sept enfants : Suzanne, Germaine, Raymond, Roger, Andrée, Jean-René et Pierre.

Le Mémorial de la Déportation des Juifs de France retrace l'historique des différents convois qui se sont succédé entre le 27 mars 1942 et le 17 août 1944. Les transports suivants, partis de Drancy pour Auschwitz nous intéressent plus particulièrement car ils emmenaient des Senonais :
Convoi 69 du 7 mars 1944
Achille Schneider (13-6-1882 Toulon), son épouse Blanche (6-4-1886 Senones). Ils décédèrent le 12 mars 1944.
Achille et Blanche Schneider avaient fui notre ville au moment de l'exode pour se réfugier à Marendeuil (Côte d'Or) dans la belle famille de leur fille Lise. Ils ont été dénoncés (5).
Convoi 71 du 13 avril 1944
Henri Bigar (11-12-1880 Bergheim), sa fille Reine (Régine Madeleine pour l'État civil 25-6-1909 Bergheim). Reine Bigar disparut dans le courant du mois d'avril et son père à la fin de ce même mois.
Quand Henri Bigar et sa famille sont-ils arrivés à Senones ? Madame Bigar, née Clémentine Weill le 24-2-1876 à Wintzenheim, a rendu le dernier soupir à la Louvière en 1941.
Ces noms figurent sur le monument élevé à la mémoire des victimes de la Déportation où nous lisons aussi celui de Roger Félix Bockser (non mentionné dans le Mémorial). Déporté à Bergen-Belsen, il mourut à Ebensen (Autriche) le 28 avril 1945. Il avait vu le jour à Senones le 25 octobre 1921.
Irma Schimianski née Lehmann, Blum Simone, Marguerite Hesse née Wolff, Pauline Bloch née Lehmann et Blanche Kahn née Lehmann ont connu le même destin tragique. Originaires de notre ville, elles n'y habitaient plus. Leurs noms ne sont pas inscrits sur le monument.
Après la guerre, Senones ne comptait plus que trois personnes de confession juive : Madame Haas qui se retira à la Maison de retraite israélite de Nancy et termina ses jours à Laxou en 1951, son époux était mort à Senones en 1935. Messieurs Prosper Blum et Jacques Bockser qui décédèrent tous les deux à l'hôpital de Senones, Monsieur Blum le 23 décembre 1958, Monsieur Bockser le 14 septembre 1972. Monsieur Blum, né le 2-8-1876 à Mertzwiller, courtier en bestiaux, fut interné au camp d'Écrouves du 13-7-1944 au 2-9 de la même année (6). Monsieur Bockser, né le 16-2-1879 à Sarrebourg, échappa à la rafle de mars 1944 et à la Déportation, s'étant réfugié à temps avec deux de ses filles à Limoges (7).

La synagogue

Une construction difficile
La vente de l'immeuble où était installé son temple obligea la communauté, qui n'était déjà plus à son apogée, à faire "construire un bâtiment pour servir de Synagogue".
Le 19 mai 1894, la ville de Senones vota une subvention de 1000 francs "vus les plan et devis dressés" par M.Martin, architecte à Saint-Dié. Le 15 août, Samuel Lehmann, président de la communauté, Félix Lehmann et Isaac Lehmann adressèrent une requête au Conseil Général des Vosges afin d'obtenir une aide financière pour le projet dont le montant s'élevait à 19 966,39 francs, acquisition du terrain comprise (8). Un secours de 5 355,72 F. fut sollicité par les instances départementales au Ministère de l'Intérieur et des Cultes.

La situation sur le terrain ne bougea pas en raison d'une bataille d'experts entre Martin et Mougenot, son collègue des bâtiments civils, qui releva une longue liste de malfaçons. Martin modifia ses plans mais la construction ne démarra pas. L'architecte écrivit au sous-préfet afin "que l'instruction du secours se fasse sans retard". La communauté promit alors de satisfaire dans la mesure du possible aux exigences de la commission des bâtiments civils.
Les travaux ne débutèrent pas pour autant. Le 7 juin, le comité des Inspecteurs généraux des édifices religieux émit "l'avis que le dit projet devait être remanié dans sa composition générale quant à la mise en état d'exécution", d'autres anomalies ayant été détectées.


    20 octobre 1996 : Monsieur Robert Jacquemont (aujourd'hui décédé) dévoile la plaque     commémorant la donation, sur laquelle est transcrite la citation hébraïque du prophète     Isaïe - © Bernard Chipon, avec l'aimable autorisation de Madame Jacquemont.

 

La situation évolua enfin suite à l'intervention de Monsieur Schuhl, président du Consistoire de Vesoul auprès du préfet des Vosges le 7 octobre 1895. Le Consistoire fut autorisé à acquérir le terrain d'une valeur de 3 000 F. pour le compte de la communauté et à emprunter au Crédit de France une somme de 8 000 f. "remboursables en 30 annuités au moyen des excédents de recettes de la communauté et notamment des produits de la location des places au Temple " (9).
Le terrain fut acheté le 23 avril 1896 et la synagogue enfin édifiée. L'inauguration eut lieu le 11 mars 1897 en présence "des autorités et du Conseil municipal de Senones ", ce qui provoqua une vive réaction de la part de Monsieur le Curé-doyen Mathias qui reprocha au Conseil de ne pas avoir assisté officiellement l'année précédente à la consécration de l'église. Le Conseil ne jugea pas opportun de répondre à ces critiques.
Le 29 décembre 1902, le Consistoire d'Épinal sollicita un secours complémentaire pour le paiement des travaux .

Pour clore ce paragraphe, il faut souligner la ténacité dont fit preuve la petite communauté senonaise alors que l'affaire Dreyfus déchaînait les passions.

La donation

Mise sous séquestre pendant la deuxième guerre mondiale, la synagogue subit des actes de vandalisme commis par des Allemands. En octobre 1944, des bombardements endommagèrent le bâtiment. Le 30 mai 1949, le ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme attribua une somme de 461493 francs à l'Association cultuelle israélite de Senones représentée par Monsieur le pasteur Muller, mandataire et administrateur de 1'Association (10).

Pourquoi une telle situation ? Les pourparlers, engagés depuis plusieurs mois en vue de la donation de la synagogue à l'Association cultuelle de l'Église réformée avaient abouti. En effet, le février 1949, Monsieur Sachs, directeur général du Consistoire central israélite, avait écrit en ces termes au pasteur Muller : "Le Consistoire central ne voit aucun inconvénient à ce que la Synagogue de Senones soit mise à votre disposition ; toutefois il appartient à l'ancienne Association cultuelle, réunie dans une Assemblée Générale qui ni comprendrait d'ailleurs que très peu de membres, de donner l'autorisation demandée". La donation fut faite "eu égard au dévouement des Protestants envers les Juifs durant les année, de persécution".

Le don comportait une clause particulière. Un texte daté de 1948, copie d'une lettre émanant du Grand Rabbin de France (10) stipule : "si une Communauté israélite venait à se reconstituer à Senones, le culte protestant mettra une salle à la disposition de nos coreligionnaires " (11).

Soixante ans se sont écoulés. Le temple accueille toujours les fidèles lors des offices qui s'y déroulent le premier dimanche de chaque mois. Des travaux de rénovation sont actuellement envisagés.

Nota bene

Dans ces pages, je n'ai pas abordé l'étude de la communauté protestante de Senones, qui s'est également constituée dans le premier tiers du 19ème siècle avec, par la suite, un apport de nouvelles familles venues notamment du Ban de la Roche après la défaite de 1870 et l'annexion de l'Alsace. Vous trouverez des renseignements concernant les protestants de Senones et leur lieux de culte dans la brochure que j'ai écrite l'occasion du centenaire de la construction de 1a synagogue, brochure disponible à la bibliothèque de Senones et dans laquelle on trouve aussi des indications détaillées sur la communauté juive de Senones au 19ème siècle : De la synagogue au temple, communautés juive et protestante de Senones.

Notes

  1. A.D.V. 7V10-12. Le 17 mars 1808, trois décrets furent promulgués dont le "décret infâme ".
  2. Carte extraite de la brochure Les Juifs Lorrains Du ghetto à la Nation 1721-1871, communiquée en 1996 par Monsieur Gilles Grivel de Bruyères.
  3. A.D.V. 7V12 et 8V1-3
  4. Listes communiquées en 1996 par Monsieur Roger Leboube. Bien entendu les recensements de population t mentionnent pas la religion des personnes.
    La délibération municipale du 24 janvier 1920 mentionne "cimetière juif" . En réalité il s'agit du carré juif inclus dans le cimetière communal.
  5. Renseignement communiqué en 1996 par Mademoiselle Eve Marie Jamin, arrière-petite-fille de Blanche et d'Achille Schneider.
  6. Françoise Job : Racisme et Répression sous Vichy - Le Camp d'internement d'Ecrouves ; Editions Messene, janvier 1997.
  7. Renseignement communiqué en 1996 par Madame Tislowitz, fille de Monsieur Bockser
  8. A.D.V.451-0-6
  9. A.D.V. 7V28
  10. Isaïe Schwartz (n.d. l. r.).
  11. Archives de la Paroisse protestante


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