L'Ange de Dieu et l'Ange des Ténèbres


Reouven Le nazisme en tant que tel, je ne pouvais l'imaginer avant l'avènement d'Hitler en 1933. Mais je sentais dans notre petite communauté rurale de Bischwiller que tout fichait le camp. Je voyais aussi que notre rabbin, un fort brave homme, n'était pas à la hauteur de sa tâche, puisqu'il n'était pas capable de m'enseigner quelque chose d'intéressant ou de sensé. Il se contentait de nous faire ânonner les Dix-Huit Bénédictions... Quant au ministre-officiant, un personnage hautement pittoresque, il nous apprenait à déchiffrer les caractères hébreux et à cantiler quelques textes liturgiques. Il ne nous restait presque rien de l'enseignement des grands maîtres de jadis. Mais ce presque rien, par miracle, suffisait : le rêve obstinément transmis depuis qu'Abraham sortit d'Ur en Chaldée continuait à fleurir en nous, au milieu de cette déroute menaçante. Malgré tout, la braise de Jacob brûlait encore sous les ruines de l'empire d'Esaü ! Car il n'est pas nécessaire d'être sûr des choses, pour qu'elles survivent au tréfonds de notre âme. Quand elles sont minées de toute part, l'essentiel - s'il y a en elles une essence, une véritable source de lumière - continue à rayonner à travers l'obscurité. Le judaïsme, c'est avant tout cela : nourrir le feu divin caché sous les cendres de l'histoire humaine.

Après, nous avons appris l'histoire dramatique de Moïse ; nous avons connu, avec Dieu, les souffrances d'Israël réduit en esclavage, voué (déjà !) au génocide par le Pharaon, l'Hitler du temps ; puis la compassion du Seigneur, la sortie d'Egypte, déjà la véritable histoire des hommes, avec son horreur et ses miracles inespérés. La traversée du désert, par exemple, dans lequel arrivent à nos pères des aventures étonnantes. Au Sinaï, la révélation s'effectue par la parole céleste qui dit aux hommes comment vivre, ce qu'il faut faire et ne pas faire pour entrer dans l'ordre du Bien divin. L'éthique de la Torah s'est profondément gravée en moi. L'enfance passée, on n'oublie jamais des choses pareilles. Dès l'origine, rien ne nous en était étranger : "Souviens-toi, et garde !", selon les paroles de l'Ecriture.

Gad Donc, être juif, c'est être mis dans le secret du monde entier, saisi pour le meilleur et le pire dans son devenir vivant. Quel est le secret du salut ? Le bien peut sortir même du mal. La Torah enseigne la façon dont il faut vivre pour le Bien et résister au Mal ambiant de manière à faire germer ce qui a été lancé au commencement. Dans le Livre d'Isaïe, Dieu appelle l'homme messianique à venir : "mon serviteur Germe". "Là où il n'y a pas d'hommes, nous enjoint la Mishna, toi, vis comme un homme !" Parmi nous, nombreux sont ceux qui récusent ce dépôt, car ils se sentent incapables d'assumer une charge aussi lourde. Et puis il y a ceux qui l'aiment suffisamment pour ne pas trop souvent la trahir. Nous ne sommes ni des saints, ni des héros, mais des créatures instables : par conséquent, c'est seulement en boitant qu'on avance. Notre père Jacob claudiquait quand il est sorti vainqueur du combat avec l'Ange, au gué du Yabbok.

(...) Dans la tradition juive, Samaël, l'ange du combat de Jacob, c'est le principe spirituel du jumeau de Jacob, Esaü, dit aussi Edom (le roux), qui projetait de le tuer. Esaü affamé, quand il vient vendre son droit d'aînesse- le privilège du sacerdoce - à son frère Jacob, lui dit : "Donne-moi à manger de ce brouet de lentilles rouges. Je suis un homme qui marche vers la mort, et que m'importe à moi le droit d'aînesse ?" L'ange Samaël, la figure biblique de Thanatos, qui guide l'esprit violent et borné d'Esaü, lui fait choisir la mort. Mais voilà le paradoxe : pour Jacob, Esaü n'est pas un étranger ; le chasseur roux, c'est son propre frère jumeau !

Shimon On comprend pourquoi le sentiment de familiarité avec ces récits antiques, et leurs lointains protagonistes, se double chez nous d'un état durable d'angoisse. Les événements que nous avons vécus nous-mêmes à partir de 1933 n'ont fait qu'approfondir ces tourments. Dans les années trente, Samaël, cet Ange des Ténèbres, a pris forme et visage : on l'entendait hurler à la radio de Stuttgart, à quelque cent kilomètres de ma petite ville natale... Nos générations ont été marquées au fer rouge.

(...) A l'agonie répond le souvenir exaltant de la promesse, l'espérance folle du salut. Au coeur de la nuit, tremble une veilleuse qui brûle dans le coin le plus noir de la maison du Père. Grâce à cette petite lumière intérieure, le peuple juif assassiné une fois de plus, crucifié sur l'arbre de l'histoire universelle, parvient tout de même à passer, sanglant, mutilé, à travers les agonies de ce siècle infernal. Jusqu'à ce qu'il n'en puisse plus, il continuera sa marche folle vers les hauteurs de notre salut commun. "Ce jour-là, le germe du Seigneur YHWH deviendra parure et gloire... pour les survivants.

Entretien avec Robert Masson - extrait de l'Héritage du feu, Ed. Mame , février 1988., pp. 46 - 47


Personnalités  judaisme alsacien Accueil
© : A . S . I . J . A.