TEXTES DE JACQUES KOHN - 1

Le mois de shevath

Le mois de shevath, quatrième à partir de tichri, et dixième à partir de nissan, est placé sous le signe du Verseau (en latin Aquarius), c'est-à-dire du porteur d'eau.
C'est en ce mois-là que tombent les pluies les plus abondantes et les plus bienfaisantes, et ce, nous apprend le Midrach, par le mérite de Moïse qui, après avoir puisé de l'eau et en avoir abreuvé le bétail de Jethro (Shemoth 2:19), a "puisé" de même la Torah depuis sa source et en a "abreuvé" Israël. C'est ce même mérite de Moïse qui, selon le Midrash (Yalqout Chim‘oni Esther), a retenu Haman de s'attaquer aux Juifs en ce mois-là.
Le nom de shevath, d'origine araméenne ("shavtoué ou "pluie"), apparaît une fois et une seule dans le Tanakh (la Bible) :
"Le vingt-quatrième jour du onzième mois, qui est le mois de shevath, en la deuxième année de Darius, la parole de Hashem vint à Zacharie le prophète, fils de Bérékhya, fils de ‘Iddo"» (Zacharie 1:7).
En dehors du 15 shevath, que nous fêtons comme le "Rosh hashana des arbres", ce mois est marqué par un autre événement, que les Juifs ont célébré dans la liesse alors qu'il aurait dû, en d'autres circonstances, être accueilli comme un jour de deuil : la mort du roi Alexandre Jannée survenue le 2 de ce mois-là.
Alexandre Jannée (-103 à -76), arrière petit-fils de Mattathias, qui avait été l'artisan avec ses fils de la révolte sur les Grecs couronnée par la fête de Hanouka, a régné sur la Judée pendant vingt-sept ans.
Inféodé aux Sadducéens, il persécuta cruellement les Sages, et notamment Yehouda ben Tabbaï, le Nassi, et Shim‘on ben Shéta‘h, le président du Sanhédrin, qui ne durent leur survie qu'à la fuite (Qiddouchin 66a).
A l'approche de sa mort, conscient de son impopularité, il fit emprisonner soixante-dix des plus éminents parmi les Sages d'Israël, avec ordre de les mettre à mort dès l'heure de son propre décès. Il pensait ainsi que le peuple, au lieu de s'en réjouir, pleurerait la mort de ses guides spirituels.
Son plan fut déjoué par sa propre femme, la vertueuse Salomé Alexandra (Shelomtsion ha-malka), par ailleurs sœur de Shim‘on ben Shéta‘h. Usant d'un subterfuge, elle fit élargir les détenus, et ce n'est qu'ensuite qu'elle annonça la mort du roi (Voir Meguilath Ta‘anith).

Had gadya - Un chevreau...

La chanson de 'Had gadya, par laquelle se termine la soirée de Pessa'h, se situe dans cette partie de la Hagada que l'on ne commente que rarement, tant elle est chantée tardivement et à un moment où les convives, épuisés, n'ont qu'une hâte : prendre du repos.
Cependant, sa ressemblance avec de vieilles chansons enfantines comme : "Ah! Tu sortiras, Biquette, Biquette…" ne fait qu'exciter davantage notre curiosité.
Signalons que cette ressemblance a pourtant eu pour résultat que certains ont considéré que chanter 'Had gadya pendant le sédèr de Pessa'h constituait une sorte d'affront à la sainteté de cette soirée pascale.
Telle a été l'opinion du 'Hida (Rabbi 'Hayyim Yossef David AZOULAY) qui dans son ouvrage 'Hayyim chaal (1, 28) a approuvé l'excommunication prononcée contre une personne qui avait entonné cette chanson d'apparence enfantine pendant le sédèr.
Elle a cependant conservé toute sa popularité, tout au moins dans les communautés de tradition ashkénaze.
'Had gadya se divise en deux parties, la première écrite en araméen, la seconde en hébreu. Cette dualité n'est pas fortuite, et elle s'explique par la symbolique de son contenu.
La première partie évoque les exils successifs qui ont été imposés à "l'agneau", c'est-à-dire au peuple juif, que son père, le Saint béni soit-Il, a acheté pour deux zouz (Moïse et Aron, ou les deux Tables de la loi) . Il a été persécuté successivement par le chat (symbole de l'Assyrie), le chien (symbole de Babylone), le bâton (symbole de la Perse), le feu (symbole de la Grèce), l'eau (symbole de Rome)  et le bœuf (symbole des Ottomans).
Notons qu'il existe de nombreuses autres façons de symboliser ces étapes. C'est ainsi que, selon le Gaon de Vilna, le bœuf symbolise Rome, agent emblématique de notre exil, et le sho'heth (le boucher), le Messie fils de Joseph, qui guerroiera contre nos ennemis et dont la mort au combat coïncidera avec la venue du Messie fils de David, notre Libérateur final.
L'emploi de l'araméen dans la première partie s'explique par le rapport étroit que possède cette langue avec nos exils successifs, alors que la deuxième partie, celle qui commence par le sho'heth, suivi par l'Ange de la mort et par le Saint béni soit-Il, est annonciatrice de notre salut.
Remarquons ici que le chant de Ha la'hma 'an.ia, qui se situe au début de la Hagada, présente la même particularité : Il commence par l'araméen (hachata hakha), et se poursuit en hébreu (le-shana ha-baa).
La raison de ce passage d'une langue à une autre est la même : L'araméen est, par essence, la langue de l'exil, tandis que l'hébreu est celle de notre libération.
C'est ainsi que la fin de 'Had gadya nous annonce la fin de nos errances. L'enchaînement du sho'heth, de l'Ange de la mort et du Saint béni soit-Il, est symbolique soit du Messie fils de Joseph, du Messie fils de David et du retour à Hashem (D.) à la fin des temps, soit selon d'autres sources du Messie fils de Joseph, de sa mort au combat, qui sera suivie de notre libération définitive par le Saint béni soit-Il Lui-même.

Des matsoth « révolutionnaires »

Lorsque la Convention institua en 1793 le "culte de la Raison", également appelé "culte de l'Être Suprême", les Juifs français eurent beaucoup à souffrir de cette décision, qui eut pour effet la fermeture et le pillage de tous les lieux de culte, et donc des synagogues, et aussi l'exacerbation du fanatisme révolutionnaire. La Convention avait, il est vrai, rejeté un projet de loi proposant d'interdire aux Juifs la circoncision et le port de la barbe, mais cela n'empêcha pas les excès. Le rabbin David Sintzheim, qui fut élevé plus tard à la présidence du Sanhédrin et qui séjournait alors à Strasbourg, dut fuir de ville en ville pour échapper à la détention, et peut-être à la mort. D'autres Juifs périrent sous la guillotine.
La ville de Metz fut le théâtre, à cette époque, d'une fête de Pessa‘h qui constitua un grand kiddoush Hashem : Les Juifs de cette ville tenaient à se fournir en matsoth, mais ils craignaient en même temps d'être dénoncés par quelque mouchard comme contre-révolutionnaires.
C'est alors qu'une femme demanda audience au maire de la ville et lui demanda l'autorisation de fabriquer des matsoth.
" Qui donc se préoccupe encore de ces stupidités, Citoyenne, alors que nous vivons aujourd'hui sous l'égide de la seule Raison ?
- C'est que, Citoyen maire, répondit-elle, les matsoth sont pour nous un souvenir de notre libération.
- S'il en est ainsi, je t'accorde la permission d'en fabriquer. »

Av ha-ra'hamim

La prière Av ha-ra'hamim, que l'on récite le samedi matin dans certaines communautés pour commémorer le souvenir de ceux de nos frères qui sont morts pour la sanctification du Nom divin, a connu à travers l'histoire divers avatars.
Inconnue de Rambam/Maïmonide et de Aboudraham, qui ne l'ont pas fait figurer dans leurs siddourim, elle est ignorée dans les communautés de rite séfarade.
La raison en est qu'elle a constitué, lors de sa rédaction, le triste rappel de la première (1096) et de la deuxième croisades (1146).
Ces croisades ont consisté, à travers l'Allemagne et l'Europe centrale, en des rapines, des massacres et des conversions forcées. Les Croisés, tenus en émoi par de longs sermons et des rumeurs fantaisistes, se précipitèrent à l'assaut des villes qu'ils mirent à sac.
Les Juifs en furent presque partout leurs victimes. Les exactions auxquelles se livrèrent les Croisés causèrent la disparition de nombreuses communautés achkenazes de Rhénanie, dont celles de Worms, Spire, Mayence, Metz.
La rédaction même de cette prière a varié selon les époques. Tandis qu'elle sollicitait jadis que Hashem "venge “de nos jours et sous nos yeux” (בימינו לעינינו) le sang de Ses serviteurs qui a été répandu", ces deux mots ont été ensuite supprimés, soit par la censure, soit par une autocensure des rabbins.
Dans la plupart des communautés, et notamment celles issues des traditions de l'Europe de l'Est, on récite Av ha-ra'hamim chaque Shabath, à l'exception de ceux où l'on annonce Rosh 'hodèsh, sauf ceux des mois de iyar, de siwan et d'av,  ainsi que ceux où se trouve dans le synagogue un fiancé, un mohèl ("circonciseur") ou un sandèq (" “parrain” d'un nourrisson en instance de circoncision").
Dans celles qui ont conservé les usages en honneur dans la vallée du Rhin (notamment en Alsace), on ne le dit que deux fois par an, le Shabath qui précède la fête de Shavou'oth et celui qui précède le jeûne du 9 av.
La raison en est que la deuxième croisade a commencé par des pogroms fomentés d'abord en France au printemps de l'année 1046, puis en Grande-Bretagne et en Allemagne rhénane.

'Erouv tavchiline

En cette année 2009/5769, la fête de Shavou‘oth sera précédée par l'accomplissement d'une mitswa supplémentaire : le ‘Erouv tavchiline (עירוב תבשילין). Etant donné, en effet, que cette fête tombe un vendredi (et en dehors d'Eretz Yisraël un vendredi et un Shabath), on lui applique la règle suivante édictée dans la Michna Beitsa (voir Guemara 15b) : "Lorsqu'un jour de fête tombe un vendredi, on ne doit pas faire cuire de la nourriture en ce jour de fête pour le lendemain Shabath. Mais on en cuit pendant la fête, et s'il en reste on pourra manger pendant Shabath de ce que l'on aura préparé."
Et d'où tient-on cette règle, demande la Guemara ? De ce qu'il est écrit, répond Chemouèl : "Souviens-toi du jour du Shabath pour le sanctifier".  Souviens-t'en car tu pourrais l'oublier (en ce jour de fête riche en bons plats [Rachi]). Ou bien, comme l'enseigne Rava, afin que l'on mette de côté un plat savoureux pour Shabath comme on l'a fait pour la fête.

Notre intention, dans cet article, n'est pas d'énoncer les lois et les usages applicables à l'institution du ‘Erouv tavchiline, mais d'essayer de répondre à quelques-unes des questions que l'on s'est posées à son sujet.

1. Pourquoi ce nom de ‘Erouv tavchiline ?

Le mot hébraïque ‘èrouv signifie "mélange", de sorte que le rapport avec l'institution du ‘Erouv tavchiline n'est pas évident.
Selon Rambam/Maïmonide, il est appelé ainsi par référence au Erouv ‘hatsèroth, par lequel on s'autorise à porter des objets dans les parties communes d'une copropriété. Il s'agit dans les deux cas d'un rappel discret destiné à rappeler les règles selon lesquelles il est tout aussi interdit, pendant un jour de fête, de préparer de la nourriture pour Shabath, que de transporter, pendant Shabath, un objet d'une propriété privée vers une propriété publique (Hilkhoth chevitath Yom tov 6, 2).
Plus simplement, considère rabbi Avraham ben David de Posquières, annotateur de Rambam, on l'appelle ainsi parce qu'il consiste à "mélanger" (me‘arèv) les besoins du Shabath avec ceux de la fête.

2. Qu'en est-il pour celui qui, par oubli ou par quelque autre raison, n'a pas procédé lui-même à un ‘Erouv tavchiline ?
La pertinence de cette question tient à ce que la formule du ‘Erouv tavchiline inclut non seulement celui qui la récite et sa famille, mais aussi "tous ceux qui habitent dans cette ville". La logique voudrait par conséquent que l'on puisse bénéficier de cette formalité même si on ne l'a pas prononcée soi-même.
Les décisionnaires traditionnels comme le Choul‘han ‘aroukh s'inspirent de l'anecdote suivante rapportée dans la Guemara (Beitsa 16b) :
Un homme atteint de cécité exerçait auprès de l'Amora Chemouèl les fonctions de répétiteur. Rappelons à ce sujet que l'enseignement, à l'époque de l'élaboration du Talmud, était exclusivement oral. Il fallait par conséquent que les maîtres tout comme les élèves s'astreignent à connaître par cœur, avec une extrême précision, les textes qu'ils avaient appris ou enseignés. Aussi faisaient-ils appel à des personnes érudites qui les leur faisaient répéter.
Un jour de fête, ayant constaté que son répétiteur était plongé dans la tristesse, Chemouèl lui en demanda la raison. L'homme lui répondit que  c'était parce qu'il n'avait pas procédé à un ‘Erouv tavchiline.
Sur quoi Chemouèl le rassura en lui disant : "Tu n'as qu'à t'en rapporter à mon propre ‘Erouv, puisque je l'ai fait pour tous les habitants de la ville !"
Mais voici que, un jour de fête de l'année suivante, notre homme était de nouveau plongé dans la tristesse. De nouveau Chemouèl lui en demanda la raison, et de nouveau il lui répondit que c'était parce qu'il n'avait pas procédé à un ‘Erouv tavchiline.
"Tu es en état de péché, lui déclara cette fois Chemouèl ! Cela n'aurait aucune importance pour tout autre que toi. Mais toi, qui as désobéi aux paroles des Sages, tu ne peux plus t'en remettre au ‘Erouv tavchiline des autres."
Voilà pourquoi le Choul‘han ‘aroukh (Ora‘h ‘hayyim 527, 7) a posé pour règle que chacun est tenu de faire son propre ‘Erouv tavchiline, mais que le "grand" de la ville doit associer au sien tous les habitants de la localité, et ce afin qu'il s'applique à ceux qui ont été empêchés, ou qui ont oublié de le faire, ou qui ont perdu celui qu'ils avaient fait, ou qui ne savent pas le faire. En revanche, celui qui aurait pu le faire et ne l'a pas fait est appelé "pécheur", et n'a pas le droit de profiter de celui dont bénéficient ses concitoyens de bonne foi.

3. Pourquoi le texte de la Guemara rapporté ci-dessus parle-t-il d'un "aveugle", et quel rapport la cécité entretient-elle avec notre sujet, le ‘Erouv tavchiline ?
Hasardons-nous à formuler une hypothèse : Peut-être la Guemara s'est-elle référée à un autre passage talmudique (Nedarim 64b) qui nous apprend que quatre personnes sont, de leur vivant, déjà considérées comme mortes : Le pauvre, le lépreux, l'aveugle et celui qui est sans enfants. Et peut-être a-t-elle voulu nous apprendre que, même "mort", l'aveugle reste tenu à certaines mitswoth, y compris à celle de 'Erouv tavchiline,  qui n'est pourtant que d'ordre rabbinique (Mide-rabanane – Voir Rachi ad Beitsa 15b).


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