Rhapsodie in Schmuus :
Un Alsacien à Jérusalem
André BLUM


Samuel, tourné vers l'est pour les vénérables dix-huit bénédictions, rêve, les yeux grands ouverts, braqués vers le Levant. Incroyable, inimaginable, il aperçoit dans un petit nuage vaporeux des silhouettes voilées de blanc, voltiger dans les airs, sur un tapis volant. Ma foi, voilà d'étranges personnages qui planent dans les airs ! Pas étonnant, dans ces régions, autour de la Grande Mer, autour de la Méditerranée, il fait très chaud. La chaleur fait transpirer, elle vaporise la raison ! L'esprit se met en ébullition, cela donne des mirages. Le rêve se fait réalité, la réalité devient le rêve ! Ce qui est sûr, c'est que notre pays, la Terre d'Israël, n'est ni un rêve, ni un mirage. C'est un signe du Ciel, c'est le Doigt de D. dans l'engrenage de la vieille humanité. C'est un miracle ! En fait, entre mirage et "miraguel" la différence n'est pas énorme. Tu ajoutes un L au mirage, ça te donne le "miraguel" ! La réalité confirme l'espoir millénaire. La logique de D. n'est pas celle des hommes. "Le Peuple d'Israël est bien vivant, un point, c'est tout !" Voilà comme dans ce pays l'étude des textes se fait concise. Ce n'est plus le pays où fleurit le pilpoul ! Le grain de poivre de la nature est aussi le piment de la discussion talmudique.

Les humains de la fin du siècle ne croient plus guère au rêve. On ne peut plus se fier, dans ce monde sans pitié, ni aux signes du Ciel, ni aux miracles. L'expérience passe avant l'étude. C'est pourquoi nous avons décidé de prendre l'avion du retour - ou plus justement de l'aller-retour car ce n'est pas encore cette fois-ci, que nous resterons en Terre Sainte. Terre Sainte ! bonnes gens, c'est ainsi que les catholiques ont baptisé notre terre d'Israël. Il est vrai, c'est une sanctification pour l'humanité entière, mais ce n'est pas la propriété exclusive des non juifs de la terre. La Kedouchah, prière de sanctification: Kadosch, Kadosch, Kadosch Haschem Zebaoth…  est devenue, mais ne confondons pas, est devenue mot-à-mot le Sanctus de la Messe - et ce n'est pas la propriété, en toute propriété, de la chrétienté : Sanctus, Sanctus, Sanctus Dominus, Deus Sabaoth… un seul chant… mais deux airs… et le Saint-Siège n'a toujours pas reconnu l'État d'Israël… Tous les malheurs étaient fatalité dans les ignorances conscientes ou inconscientes du passé ; toutes les évolutions deviennent possibles dans les réflexions de l'avenir. L'essentiel est que D. y reconnaisse les siens ! Pax vobiscum et Paix sur Israël.

Pour le voyage, nous avons choisi la Swissair. Notre petit-fils nous a amenés jusqu'à Bâle. De là, c'est un saut de puce pour Zurich, et volons vite vers notre pays. La Suisse est neutre. La garde du Vatican c'est des Suisses, tous les appariteurs d'église, on les appelle des Suisses, Calvin et Huldrich Zwingli, archi-grosses têtes de la foi nouvelle, sont nés dans ce pays. Ce n'est certainement pas un hasard ! D'un autre côté, ça tire aussi vers l'autre côté. Le premier congrès sioniste, avec Hertzl, s'est tenu à Bâle. Une partie des juifs, chassés par Hitler, ils les ont recueillis. Enfin, mentionnons le célèbre proverbe : pas d'argent, pas de juifs - et non pas, pas de Suisses - comme le pensent certains mauvais esprits. Dans les problèmes israélo-palestiniens, comme certains les appellent, ils sont un peu du côté des gentils, et un peu du côté des pas gentils - et dans ce cas - les pas-gentils, c'est pas seulement les méchants ! C'est à cause de cette neutralité qu'on a choisi les avions à croix blanche. On espère, comme çà, que les prises d'otages, les attentats et les bombes et tous les autres malheurs - c'est quand même plus rare qu'ailleurs. Et en prime, tu peux manger Kascher (rituel) pendant le voyage - alors tu n'auras pas à battre la coulpe plus tard. D. soit loué, le vol s'est bien passé, sans doute parce que mon voisin de derrière a récité continuellement, et à voix haute, la prière de la route. Si ça ne sert à rien, çà ne fait pas de mal !

Et c'est l'atterrissage en douceur sur les pistes de l'aérodrome de Tel-Aviv, à Lod. "Je vous salue, tous ensemble, nous venons d'arriver !" sourit notre blonde hôtesse - et déjà, l'escalier mobile a été installé devant la porte ouverte. On est chair et os, sains et saufs dans le pays de nos ancêtres. D. merci, rien de fâcheux n'est arrivé. Ce n'était pas notre heure, ce n'était surtout pas celle du pilote. Pour toute chose, même pour mendier, il faut de la chance, et la veine, il faut l'avoir ! Enfin n'en parlons plus, il n'y a pas le feu, pas besoin de souffler !

Naturellement, il n'y avait personne pour nous accueillir, a fortiori, il n'y avait pas la musique municipale. Dans ce cas de figure on dit les mots qui se trouvent dans le  Hallel : "Pas pour nous" et ce n'est pas un hasard. Nous ne sommes que des simples jids alsaciens, des frères en pauvreté, des croqueurs de Kugel à la graisse de boeuf et de charlotte aux pommes de terre. Nous ne sommes pas des nantis ! Rothschild, Trigano, même le président de notre communauté auraient eu plus d'honneur à l'arrivée. Partout nous restons des pauvres mendiants, quoique quelqu'honneur nous aurait fait du bien ! Bonnes gens, les honneurs ça ne fait pas vivre, avec la meilleure volonté. A la fin de la vie, il ne reste au riche tout comme au Schochet (sacrificateur d'animaux) qu'un gros cou bien gras, rien autre - bien que nos sages enseignent que les honneurs finissent toujours par arriver. "Consolez, consolez, mon peuple."

A la sortie, des juifs ressemblant à n'importe quels non juifs se sont mis à fouiller nos passeports. "Je vous l'assure, vous n'y trouverez rien, surtout pas de dollars ensorcelés. On va "chez" la famille, on n'a pas besoin de sous." Rien ne sert, la maladie continue, il a fallu manger le raifort jusqu'au bout. Des petites basanées aux cheveux noirs et poisseux ont pris la relève avec des yeux luisants de curiosité. Elles nous ont cuisinés comme si nous étions les plus gros salauds. Je leur ai lancé, à ces pieds noirs d'israéliens : "jusqu'à ce jour, je n'ai assassiné personne. A mon âge, on s'en va à l'hôtel de l'Esplanade, prendre le café, on ne va pas en prison ! Nos ancêtres allaient au Bauzin, place Broglie, jouer au Clavrias. C'étaient pas des minables, eux non plus !" Nous avons subi les dix plaies de Pharaon. "Chez qui allez-vous ?" - fut la question suivante - "On vient visiter NOTRE beau pays d'Israël."   "Votre pays, braves gens, c'est la France !"  Le culot dépasse la bêtise !" Je vais me mettre en colère"  murmure ma petite Sarah.

Doucement, Femme, ne réponds pas de travers, nous pouvons encore avoir besoin des Français. Ces horribles sont capables de nous déchirer le passeport. Mon père était, en quatorze-dix-huit "malgré-nous", comme on dit aujourd'hui, dans l'infanterie impériale à Przemysl, moi-même j'étais chasseur à pied, vu mes pieds-plats. Mais il y a eu des Alsaciens dans l'armée israélienne, et même dans la division Golani. Eretz Israël est donc un peu notre pays, à nous aussi, et la loi du retour n'est pas réservée aux autres, aux Polacks, aux Aschkenes (allemands) et aux juifs arabes. Nous les Alsaciens nous étions tous déjà Polacks, Aschkenes, ou Sefarad avant que ces Israéliens étaient au monde ! Ne nous fâchons pas, taisons nous et bouche cousue. Allons de l'avant, en douceur, une chose après l'autre et notre compte sera bon. Du calme, à la fin de la chanson, chacun aura ce qu'il mérite. Avec des effrontés tu ne fabriqueras pas des petits Jésus, surtout dans un pays où l'on ne sait pas qui est Jésus. On ne fera jamais des enfants du bon D. avec des canards sauvages.

Vient alors la course folle sur les taxis. Comment ferait-on pousser des épinards sur un toit ? Comment faire ? Saisis-toi d'un trou, entoure le de fer, ça te fera un canon ! prêchait mon pauvre père dans les situations difficiles. Mais ce sont là des palabres pour ne rien dire. Nous, pauvres imbéciles du dimanche, comment pourrions nous nous mesurer à ces indigènes ? Heureusement, le bon D. se charge d'envoyer la guérison avant la maladie. Grâce à la compassion du Saint Nom et grâce au culot de ma femme, le Bonheur arriva. Il n'y a pas le choix : lorsque le rouleau de la Loi est sorti de la sainte armoire, il ne reste au président de la communauté qu'à désigner les appelés à la Torah ! C'est en vertu de ce principe que ma femme accosta l'un de ces demi-noirs. T'as bien du mal à reconnaître un juif d'un arabe, ils ont tous le même aspect. C'est un bien qu'ils se reconnaissent entre eux, sans cela ils se tueraient mutuellement. "Demande-lui à présent s'il veut bien nous conduire à Jérusalem ? "Kên, ze Scherouth lijrouschalajim" ce qui en français veut dire : "oui, vous êtes dans un taxi collectif pour Jérusalem", vint la réponse et il nous a fait signe "d'asseoir sur la banquette du derrière". Après un quart d'heure, nous nous sommes impatientés. Alors Sorle s'est mise à sourire et à faire de l'œil au chauffeur : partir, partir, il se fait nuit, la nuit vient, bonne nuit, bonne nuit". "Moi, attendre, taxi plein" répondit en allemand ce chien de chauffeur. "Moi, je n'ai pas besoin d'associés pour de si petites affaires, nous sommes tout un groupe à nous tout seul." Je lui ai glissé quelques dollars, et voilà le prodige. L'argent ça fait pas le bonheur mais ça fait tourner les moteurs. Je vous l'avais bien dit, Israël, c'est le pays du miracle !

Sur des routes comme en Amérique nous avons parcouru ce beau pays. Je vous assure, il ne faisait pas un temps à manger de la saucisse de mou ou de la viande rouge marinée au sel, chaude. On aurait pu "se mettre au poil comme dans la cholie berchère", tellement l'air était humide et le vent chaud. Et un verre de Carola bleue n'eut certes pas été un mal. Le bon D. nous a fait rouler longtemps, longtemps, mais le soir il nous a mené au but. Nous sommes arrivés, tout à l'aise dans la capitale, dans le Haut-Lieu des Hauts-Lieux, dans la sainte ville de D. Notre Seigneur paie souvent tard, mais en fin de compte, il paie toujours ! Béni-soit son Saint Nom !

Notre organisation de voyages organisés nous a loué logis dans un grand château-fort, juste à côté du moulin à vent de Montefiore. Ce Moïsou là, c'était pas un bêta.  Au lieu d'apporter de la farine toute moulue à ces rêveurs de Talmud, du ghetto, il leur a fourni le blé et le moulin pour le moudre. Le Rothschild de cette époque, n'était pas fou, lui non plus. Au lieu de leur apporter du vin fin prêt, à ces fileurs de spiritualité, il leur planta des vignes à Rischon-Letzion. Ainsi, ces trépigneurs de leçons de religion, ces chatouilleurs de Talmud-Torah, nouvellement arrivés sont devenus les paysans les plus mal équarris; les pionniers sont venus à la terre.

De nos jours cela se solde par les copieux petits déjeuners israéliens avec des tomates et des cornichons, du lait, du yaourt, du fromage - le tout strictement rituel - avec des sardines, des anchois et des harengs inoubliables, vainqueurs de tous les Matjes, avec du Borscht et des flocons d'avoine, avec du raifort rouge, avec des œufs dans tous les tons, avec des oranges, des pamplemousses, des jus de fruits de toutes les couleurs, toute une voiturée pleine des délices épicés de la fin du Shabath. Si tu te débrouilles, tu arriveras à t'épargner le repas de midi. Si malgré tout, tu avais encore faim, tu pourrais, en cas d'urgence, croquer un épi de maïs bouilli. Tout le reste de la mangeaille n'est certes pas un délice dans ce pays plein de lait et de miel. Pour nous, Français, la bouffe est une étincelle du ciel. Mais dans le pays de D. il ne faut pas vivre pour manger, mais pour la Foi. Nous, les juifs, nous n'avons pas besoin de caviar, de langouste, d'huîtres, de petits Saint-Jacques, de moules, de homard, de lotte à l'Armoricaine, de civet de lapin, de jambon d'York ou de Bayonne ! Rien qu'un morceau de pain avec la bénédiction de D. et toutes les idées folles s'envolent.

Le lendemain, c'est parti pour la visite de la ville. On est rentré dans le souk par la porte de Jaffa. Quelle belle foire avec bric-à-brac, insectes en tous genres et fouilli-fouilla. C'est la Bible et Babel qui se pressent dans ces ruelles. Notre Bon D., c'est vrai, a un grand jardin zoologique. Ici, le méchant n'a pas sa paix dans la Géhenne, même pas le Shabath. Pas étonnant Mohamed a transféré le repos shabatique au vendredi, Jésus à Dimanche et Léon Blum à lundi. Une chance que ce Léon Blum était brouillé avec le Bon D., sans cela, il ne resterait plus que trois jours de semaine. Ca grouille de monde, plus que dans la Grand'Rue le jour de la braderie. C'est le grand commerce dans la petite mercerie de broutille ! Là, on voit, que les affaires sans bénéfice c'est la bienfaisance. Les conseils gratuits ne font pas vivre, ça ne mène qu'à la mauvaise vie. En tout état de cause, les occasions, c'est toujours trop cher et les meilleures, sont celles qu'on manque.

Des rabbins grassouillets et des curés maigrichons ne valent rien, dit-on dans notre Exil. Ici, dans ce Haut-Lieu il existe toutes les modalités de renifleurs de D., des gras et des minces, et tu ne pourras jamais dire lequel d'entre eux vaut quelque chose. Toute cette société est déguisée, et, pourtant, ce n'est pas Pourim (fête qui commémore l'histoire d'Esther, où on a l'habitude de se déguiser pour ne pas reconnaitre le Bien du Mal). Tous ces déguisés du Seigneur, c'est pour se cacher. On peut faire tant de choses, ni vu, ni connu ! Là, la secte des bienveillants est à la parade avec bonnets de fourrure roux-renard, grands comme des nids de cigogne, et en zibeline, s'il vous plait, avec de longs caftans, tout noirs ou à rayures en couleur, avec ou sans châle de prière, à la discrétion du rabbin, mais toujours, avec des barbes jusque derrière les oreilles et jusqu'au-dessus de l'ombilic. D'autres ont le spodek sur la tête comme un petit tabouret de fourrure, les papillotes et les saintes franges volent dans le vent comme les rubans de nos conscrits. Ne croyez pas qu'il va pleuvoir quand les bienveillants voyagent - comme le dit le proverbe. C'était vrai, jadis, derrière la Vistule. Aujourd'hui, le soleil, le Ciel et le Monde leur appartiennent. Le carnaval sacré est général - pas seulement chez les juifs. Les curés sont fagotés comme au bal masqué et les petites sœurs de prière sont à la fête des costumes, le lundi de Pentecôte à Wissembourg. Il y a des Grecs orthodoxes, d'autres orthodoxes, et des pas du tout orthodoxes, il y a des Arméniens, des Coptes, des Ethiopiens, des Melkites, des maronites, des romains, des arabes latins et, depuis la colère de Luther, il y a des adeptes de la foi nouvelle en habit ou en chemise de sport démagogique.

Tous les soldats du bon D. sont sous le commandement de patriarches. Les orthodoxes se promènent avec des bonnets de ministres-officiant juifs à deux étages, les autres avec des grands chapeaux, avec des croix au cou comme des petites ancres de bateau et avec des cannes comme des gardiens de moutons. Ces travestis courent et s'agenouillent dans toutes ces ruelles, avec des petits cierges et des rosaires. Ils achètent des saints souvenirs d'aspect tout-à-fait banal dans les magasins du crucifié. C'est une adoration éternelle sauvage. Heureusement les Franciscains veillent sur les Lieux Saints comme les pompiers sur la fête patronale. Si ce n'était pas le cas, les enfants du Bon D. seraient partout en bagarre.

Il y a des juifs noirs, des mi-noirs, des noirs-noirs tout lisses. Des noirs il y en a pléthore ! Mais en général ils sont pâles, tout pâles, hormis les vrais noirs, les nègres purs, la bande de feu le Négus. Ils sont, eux aussi, de retour au pays ! Ils ont des cheveux crépus comme des coupeurs de bananes et des yeux qui scintillent de blancheur. Aujourd'hui déjà, ils parlent mieux l'ivrith que les arrivistes alsaciens, dix ans après leur immigration. En contrepartie, ils ne savent pas cuire, ni la carpe verte à la juive, ni la panse de bœuf farcie. A chacun sa Langue sainte ! Les noirs, les visages pâles sont déguisés, eux aussi. Les femmes portent des perruques et des robes jusqu'au-delà des pieds et des mains, les maîtres de maison sont en redingotes, avec de larges chapeaux noirs sur l'occiput, afin que les phylactères aient assez de place sur le front. Dans cette catégorie les ceintures sont obligatoires, pour séparer le premier choix des bas-morceaux. Dans les étages supérieurs c'est tout-à-fait pur, sous la frontière, que D. nous garde, c'est du rossignol impur. Mais, à considérer la masse des marmots qu'ils traînent, on peut penser, en toute honnêteté, que les plus pieux rabbins, avec les ceintures les plus larges et les plus serrées, honorent cependant avec largesse les bas-morceaux en quarantaine.

Et voilà pourquoi grouille là un monde d'embrasseurs de livres de prières de tourneurs de bougies pour la fin du Shabath, de cloueurs de Mezouzoth, des tisseurs de châles de prière et de franges saintes, de raccommodeurs de gilets aux quatre coins de franges, de frappeurs de porte de synagogue, de sonneurs de shofar (corne de bélier), de renifleurs de boîtes à parfums, d'avaleurs de vin de bénédiction, de videurs de tronc, de coupeurs d'habits mortuaires, de demandeurs de pardon, un invraisemblable bric-à-brac de bondieuseries. Ces gens sont experts dans les six ordres du Talmud, ils connaissent les écritures par cœur. . . Les Mitzwoth (commandements de D. qu'il faut pratiquer) constituent leur sport favori. Il s'agit d'y croire ! D'abord la pratique, la compréhension vient après. Je connais des Schomrim (surveillants de l'observance des commandements) qui sont millionnaires, je connais aussi des escrocs en faillite - mais il y en a très peu, des deux.

Tous ne sont pas noirs. Il y a aussi des putains et des glébeux tout à fait ordinaires, il y a des touristes et des pèlerins pour les fêtes de pèlerinage juives, pour le Saint Sépulcre ou pour le Haram al Scharif, tous pieux, honorables et curieux, afin que les pèlerinages en vaillent la peine. Mais ce sont les Américains qui sont les seigneurs. Ils ont des chapeaux de paille en couleur, des lunettes de soleil vertes, jaunes ou rouges, à verres épais pour richards myopes. Ils photographient tout ce qui se profile devant la lentille. Ils sourient de plaisir lorsqu'ils peuvent photographier des arabes. Ce n'est pas étonnant, des juifs ils en ont assez à New-York. Ils ne cherchent que le folklore (jeu de mot : Volksloch = trou de peuple). Ils boivent avec délices la lavasse de café de l'arabe aux chaînes de cuivre. Ils l'interpellent : "schalom, schalom". Lui, le malin, il comprend "schaleïm, schaleïm" : "payer, payer". Boisson noire, breuvage d'Israël ! Elle n'est vraiment pas donnée ! Tu as beau marchander, il n'y aura pas de paix sans paie, en dollars. Pensez-y, sans les Américains notre beau pays serait encore un asile de mendiants dans un trou à moustiques, un repaire de clochards dans un désert de sable et de marécages.

Que sera l'avenir ? Les vraies douleurs ne se feront sentir que lorsque les enfants seront grands. Moi, je pense que nous n'avons pas à nous faire ces soucis. Quand on voit cette belle jeunesse, on peut être fier ! Ce n'est pas de l'orgueil, c'est la vérité. Nos jeunes avec leurs chemises blanches, avec le col ouvert, avec ou sans calotte crochetée, avec une effronterie tranquille, et beaucoup de chic dans un visage d'acier courent dans tous les sens. Aucun ne pense à Amann, tous fêtent Pourim (la fête d'Esther), ils pètent de vie, Tous ces jeunes chantent et rigolent avec les petites juives brunes, blondes ou rousses. Qu'ils soient cascher comme un œuf à la coque, ou trefah comme un pied de porc, ils sont sûrs d'eux-mêmes et dominateurs. Bonnes gens, comme des générations d'ancêtres brûlés, chassés, usés par des gens qui en tiraient profit, présentaient les fesses afin qu'on les frappe ou qu'on les botte, ce n'est pas un hasard si aujourd'hui on raisonne autrement. Juifs forts et fiers, fini les coups de pied au derrière ! Si vous n'y croyez pas, regardez nos jeunes soldats, bien droits, avec leurs mitraillettes Ouzi toutes brillantes, comme les Cosaques à l'assaut. Pensez alors à tous les miracles, à toutes ces horribles guerres et venez à D. Souviens-toi de la sortie d'Égypte, tout le reste n'est que palabres, mots et paroles ! En plein chahut, le cœur se met à rire car nous avons la satisfaction d'être ensemble, entre frères. Qu'il est bon, qu'il est agréable de se trouver parmi des frères.

Parmi des frères ! Tu parles ! Les frères, souvent, ne sont que des cousins. Quelques lettres qui changent et voilà Abraham devenu Ibrahim, Jacob Yacoub, Moïse Moussa et Elie Ali. Mais au fait, des cousins, cela fait également partie de la famille - comme ça se dit en juif, ça se dit aussi en musulman ! Dans ces ruelles tout est à vendre : des babouches, des rosaires, des pâtisseries ultra-sucrées, des fritures en tous genres, du schaschlick, des légumes verts et des choux-fleur, du poivre et du gingembre, du loukoum et même des mezouzoth. Tous les métiers sont représentés : des artisans de la tôle et du cuivre, des coiffeurs de têtes, de moustaches et de barbes, des marchands d'argent et d'or, des interprètes et des égoutiers, tous sont là, du baron de banque au mercier de pacotille, tous dans la compagnie d'Allah. Des turbans noirs et blancs, des anneaux noirs sur le front, des femmes tout ou moitié voilées, turbans et tarbouch, bottes vernies ou babouches, pantalons blancs ou culottes de zouave, robes longues et amples, petits gilets brodés, folklore paysan à broderies, tout est possible ! Des tireurs de voiturettes qui vous emboutissent, des cornacs d'ânes à gentilles bêtes, des acrobates de la planche à pain sur tête, des jongleurs de bidons d'eau et de café.

Tout ce monde bruisse avec la joie que donne la satisfaction, au milieu des juifs, des Israéliens, des touristes des quatre coins de la terre, des curés et des petites soeurs en tous uniformes, des ulémas et des autres rabbis musulmans enturbannés en toutes couleurs, des pèlerins de Terre Sainte, des hippies, des sabras, des mendiants à canne blanche, des avaleurs de Bon D., des saints patriarches, de ceux qui pétrissent sans fin les éternelles petites boules, les sempiternels faiseurs de bulles de pipe à eau, les éternels fumeurs de narguilé. Ils sont assis comme des témoins - jurés, et fixent avec des mines figées, la très vieille histoire du monde. La chance et la malchance sont inséparables et inévitables. Le sort est fatal, comme le hasard ! Et mes muezzins, tout en haut des minarets à croissants cuivrés battent, avec leur litanie, la mesure de cette fatalité. Inch Allah !

Dans ce tohu-bohu tu as tendance à devenir plus fou que pieux, le Bon D. n'est pas toujours présent. Les plus heureuses sont les grosses mouches sur la viande de chèvre équarrie de ces petits bouchers d'occasion. Elles sont au jardin d'Eden. On croirait des bijoux bleus, étincelants, tant elles brillent au soleil, sur ces rognons, ces cœurs et ces tripes maculées de sang. Les mouches ne piquent pas quand on les laisse tranquilles. En principe, pas de problème, les sabras poussent dans les champs d'orties et les arabes parlent mieux l'ivrith et l'anglais que le plus grand sage d'Uttenheim.

D. merci, nous les juifs, nous avons des gens qui parlent mieux l'arabe que l'hébreu. Comme ça, nous arrivons à nous entendre avec les cousins. Pas de problème ! Mais attention pas pousse et pas touche, il suffit de peu de chose pour déstabiliser. Il n'y a pas de pactes sans disputes, pas de contrats sans contrastes, pas d'associations sans tiraillements. Tout associé risque un procès, les meilleurs peuvent se dissocier. La plus gentille fille serait celle qui dirait oui à tout. Mais c'est là une situation irréaliste. La fiancée ne peut aller écouter la Meguilah (le livre d'Esther) le ventre plein ! Impossible, la fiancée n'est pas enceinte et la lecture de la Meguilah se fait en situation de jeûne !

Le Monde n'a pas encore digéré l'État juif, il s'étrangle depuis longtemps à vouloir avaler les juifs. Plus forte est la puissance d'Israël, plus grande est la pitié pour les Palestiniens "asservis". C'est l'antique antijudaïsme à la Mode tant à l'Est qu'à l'Ouest. Le monde conçoit difficilement les juifs et le judaïsme en situation autonome et confortable. Mais tout est changé : pour Israël, c'est la résurrection, et Israël reste Israël avec intelligence et force. Autrefois on lançait des pierres aux juifs, ils décampaient - aujourd'hui, ils jettent leurs pierres en retour. Le Monde devra bien s'y habituer ! Un retour à l'Exil serait un suicide, même si c'était en souvenir de la destruction du Temple, qui serait assez fou pour envisager cette solution. La seule folie des juifs d'aujourd'hui c'est leur fier patriotisme.

Tschador sur la face ou la perruque sur tes cheveux, turban sur le front ou calotte sur la tête, pieds nus dans la mosquée ou pantoufles en feutre, le neuf Ab (en signe de deuil pour l'anniversaire de la destruction des Temples) effronterie dans la figure ou phylactères près du cœur qui a raison ? Porter les croix ou agiter les palmes de la fête des Tabernacles, se prosterner pour Alenou (prière où est remémorée la prosternation du Temple) prier des rosaires ou être assis sur un tapis, les mains tendus devant la poitrine : qui est sensé satisfaire au commandement de l'Eternel ? Seul les D. le savent !

En-dessous de la place du Temple, sous Omar et El Aksa, devant le Mur, on ne se lamente plus. Ils bavardent, ils prient et ils disent les louanges de l'Israël renaissante, ils pensent au Temple en flammes et aux autres églises. Ici, notre Bon D. a maintenant une grande surface avec tous les accessoires nécessaires. Là on gagne le ciel avec des livres de prière, avec des rouleaux de la loi, avec des timbales de sanctification, avec des bénédictions, grâce aux diseurs de Sainteté, grâce aux bénédictions, grâce aux mendiants, indépendants ou au service des écoles du judaïsme. Les fidèles, qui dans les coins cognent leurs têtes contre les blocs millénaires, provoquent un court-circuit avec les anges et arrivent, tout droit, à la droite du Seigneur. Mais attention, un mot de travers dans la parole sainte c'est comme un enfant conçu pendant la période défendue des règles. Jérusalem a péri par jalousie, l'antijudaïsme est né par la jalousie. Israël, maintenant, a recouvré et son honneur, et son pays, mais la jalousie existe encore dans l'univers.

Une chose est certaine : le successeur de Moïse, Josué, avec ses Juifs fraîchement circoncis sur le Mont des Prépuces, est entré en Terre Promise, avant Jésus de Bethlehem et avant Mohamed le Prophète ! L'année prochaine à Jérusalem est une très vieille rengaine que les enfants d'Israël n'ont pas désapprise. Ne vous faites pas de soucis, vous juifs qui vous balancez dans la prière et qui tremblez, le Messie viendra bientôt, de nos jours. Il viendra bientôt le Messie notre Sauveur ! Sinon il sera trop vieux, il ne pourra plus marcher et il ne pourra plus se tenir debout. Si les choses traînaient, son petit âne mourrait de vieillesse. Mais les ânes et les juifs ont la peau dure, ils ont l'habitude du coup de bâton ! Dans le grand drame de l'histoire des Hommes, ils ont une force inébranlable : l'Espoir ici-bas, dans ce Monde-ci - Hatikvah beaulom haze - Amen.

Illustrations : © Nitsa Vanhemelryck

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