Deux oliviers
Deux Oliviers
Jeu dramatique
Extrait du Bulletin de nos Communautés n°24, 9 décembre 1955

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PROLOGUE
Dans une ruelle de Jérusalem, un jeune homme et une jeune fille scrutent les façades des maisons, l'une après l'autre.

Jean Weill : Nous ne réussirons jamais à trouver cette maison.
Il y a tant de ruelles dans ce vieux quartier de Jérusalem, tant de bicoques ornées d'inscriptions votives... Et cette pluie ! Mais aussi, quelle idée, Henriette, de vouloir, à peine débarquée dans la capitale d'Israël, les valises précipitamment abandonnées à l'Hôtel, rechercher la maison de l'arrière-grand-père...
Henriette : Je t'assure, Jean, cela vaut mieux. D'abord, c'est une question de respect filial....
Jean Weill: Arrière petit-filial...
Henriette : Et puis, lorsque nous aurons vu notre maison, nous nous sentirons beaucoup plus à l'aise à Jérusalem; alors seulement, nous pourrons vraiment jouir de notre séjour, pas en touristes, niais en gens d'ici.
Jean Weill: Ma chère soeur, excuse-moi de troubler les rêves, mais je t'affirme que la découverte de la maison familiale de Terre sainte, si jamais nous la repérons, n'empêchera personne, ni toi-même, de te considérer comme une jeune fille de Colmar. Colmarienne tu es, Colmarienne tu resteras.
Henriette : Ne dis pas ça, Jean... Bien sûr, nous avons toutes nos habitudes, toutes nos préoccupations en Alsace. Et pourtant, tout de même... Tu ne te sens pas parfois un peu étranger...?
Jean Weill: Oh ! si peu !
Henriette : D'accord, Jean. Mais ce si peu là, c'est justement lui que je voudrais porter à sa plus grande puissance possible en reconnaissant dès notre arrivée à la maison qu'un de nos pères a fait construire, a habité dans ce lointain pays il y a quelque 75 ans. Ainsi nous pourrons goûter la saveur de Jérusalem en véritables Jér ….
Jean Weill: Hiérosolymites...
Henriette : Comme tu dis. Et après, dans tout le pays...
Jean Weill: (criant) Henriette!
Henriette : Qu'est-ce que c'est?
Jean Weill: Ça y est ! Je l'ai. Eh bien, mon amie, tu peux dire. que nous avons de la chance...
Henriette : Comme elle est petite, et pauvre. C'est une masure... Elle tombe en ruines.
Jean Weill: On l'a rafistolée avec des tôles et des planches. L'eau de la gouttière se déverse directement sur le sol...
Henriette : Quelle bizarre inscription ! Cette plaque de porcelaine scellée dans le mur... Et le motif : deux branches d'olivier. Lis-moi le texte; moi, je ne peux pas, il n'y a pas de voyelles.
Jean Weill: (déchiffrant) Bayith zè bana...


Fronton d'une maison de Jérusalem
© Barbara Weill
Henriette : Cette maison a été bâtie...
Jean Weill: Kevod harav etc. etc. Ya'akov ben Reouven David Halévi Weill...
Henriette : Par Jacob fils de Ruben-David Weill...
Jean Weill: Chenath Tarmav liferatt katane. Ça fait 1882.
Henriette : C'est tout?
Jean Weill: Non. Yachav bah yechiva chel Mitswa be'ir hakodech,..
Henriette : Il y vécut pour accomplir le précepte d'habiter la Ville sainte...
Jean Weill: Weniftar be'agui'o liguevouroth chenath Yochev be-séter ‘elyone liferatt katane...
Henriette : Et il s'est débarrassé en arrivant aux courages (au pluriel) en l'an... Le Très haut réside dans le mystère pour un petit détail ...
Jean Weill : Méfait de la traduction littérale ! En réalité, cela signifie que notre arrière-grand-père Jacob Weill est décédé âgé de près de 80 ans en l'an..., tu vois les points sur le mot be-séter; be-séber, ça fait TARSAV. autrement dit 662...
Henriette : Et le petit détail?
Jean Weill: Cela veut dire tout simplement qu'il s'agit d'un compte abrégé parce qu'on ne compte pas les mille. 4662, c'est-à-dire 1902. Oui, c'est. bien cela : papa avait 15 ans quand son grand-père est mort à Jérusalem.
Henriette : Finis de lire, c'est passionnant.
Jean Weill: Ouvemoto tsiwa eth béto lehèvrath Guemilouth Hassadim. Tu vois, ce n'est même plus à nous.
Henriette : C'est vrai. Et à sa mort, il légua sa maison à la Société de bienfaisance... Qu'importe, après tout !
Jean Weill: Tehyà nafcho tseroura bitseror hahayim...
Henriette : Que son esprit soit réservé dans la réserve de la vie... (Silence) Dis-moi, Jean, pourquoi est-ce qu'il était parti, le grand-père ?...
Jean Weill: Par piété, bien sûr.
Henriette : Oui, naturellement, par piété. Mais enfin, on ne quittait pas à cette époque-là si facilement son pays, sa famille, ses amis, le rite même auquel on est accoutumé depuis sa naissance... Il a dû y avoir quelque chose qui l'a poussé spécialement, un fait, une occasion, que sais-je?
Jean Weill: Ma chère Henriette, tu n'ignores pas que notre arrière-grand-père était ministre officiant à Wintzenheim, près de Colmar...

PREMIER TABLEAU
Un village alsacien sous la neige. Venant de deux directions différentes, M. Loeb et M. Weill se rencontrent à quelques pas de la synagogue.

Forêt alsacienne sous la neige © M. Rothé

Foret
Loeb : Bonjour, Monsieur Weill.
Weill : Goutt chawess , Monsieur le Président.
Loeb : Jacob WeilI, vous avez froid aux mains, vous soufflez dans vos doigts. Pourquoi n'avez-vous pas mis vos moufles pour aller à la schule ?
Weill : Vous savez, Monsieur Loeb, je n'habite pas tout près. Quand je suis sorti de la maison, il faisait un beau soleil d'hiver. Je ne pouvais pas imaginer qu'il allait tomber ce déluge de neige...
Loeb : Jacob Weill, si je ne vous connaissais pas comme un froumer yite ,un bon et pieux juif, je serais étonné de vos paroles. Nonntepoukel, vous êtes même un peu comme qui dirait un savant, un lamden.. Et vous prétendez avoir ignoré qu'il neigerait aujourd'hui, qu'il allait forcément neiger !
Weill : Mais, Monsieur le Président...
Loeb : Allons, je ne donnerais pas cher de toute votre ‘hazooness, si vous avez pu oublier...
Weill : Suis-je un prophète ? Puis-je prévoir les signes des cieux? Je ne suis qu'un modeste chantre synagogal, comme on dit dans Les Nouvelles de Colmar.
Loeb (navré) : Ah! Monsieur Weill, où avez-vous la tête, s'il a pu vous échapper que c'est aujourd'hui Chney zeyssim...
Weill : Certes, on lit cette poésie dans l'office de ce matin. Et puis après?
Loeb (de plus en plus navré ): Chney zeyssim,Chney zeyssim, Chney, Chney, Chney zeyssim...
Weill : Enfin, je vois où vous voulez en venir... Parce que Chneyveut dire "neige" en alsacien... Vous prenez vraiment cela au sérieux, M. Loeb?
Loeb (indigné) : Et vous, Monsieur le ministre officiant, ne prenez-vous pas au sérieux nos saintes prières? Nous avons reçu la tradition de nos owess avosseynou que le Chawess hanike, quand on chante Chney zeyssim, il neige, parce que Chney c'est la neige. Un point, c'est tout. Donneriez-vous dans la Réforme, Monsieur Weill ?...
Weill : Voyons, Monsieur le Président...
Loeb : ...Dans le libéralisme?
Weill : Je vous en prie, Monsieur Loeb...
Loeb (criant) : Laissez-moi parler. N'avons-nous pas assez souffert de la guerre, de Sedan, de la Commune, et, que Dieu nous pardonne, de l'annexion de l'Alsace-Lorraine, que nous avons encore un h'azen apikouress...
Weill : Comment vous permettez-vous...
Loeb (soudain calme) : Et du reste, c'est bien simple: il neige. C'est aujourd'hui qu'on chante Chney zeyssim, et il neige. Vous ne le nierez pas au moins, Monsieur l'esprit fort. On enfonce dans la neige jusqu'au mollet. Ce sera toute une affaire d'ouvrir la porte de la synagogue.
Weill : Il neige, je vous le concède, Monsieur le Président. Mais qu'est-ce que cela change? D'abord Chney zeyssim, ça veut dire "deux oliviers", ce sont les deux oliviers que le prophète Zacharie a aperçus dans sa vision, les deux oliviers dont l'huile coulait dans le candélabre d'Israël, symbolisant sans doute Zeroubovel et Yehoouchoua le grand-prêtre...
Loeb : Vous, avec vos explications ! Vous parlez comme Geiger, comme Ernest Renan.
Weill (furieux à son tour) : Et puis d'ailleurs, vous parlez de neige à Hanouko. Mais savez-vous qu'en Erets-Yisroël, il ne neige pratiquement jamais. Vous mettez dans nos poésies sacrées des superstitions du Goless , oui, Monsieur, des superstitions de l'Exil, et vous oubliez la Terre sainte. Nous avons dans notre patrie d'outre-mer de beaux oliviers qui verdoient au coeur même de l'hiver. Chney zeyssim , deux oliviers.., voilà ce qu'il y a dans notre pays, dans la Terre sainte...
Loeb : Voulez-vous vous taire! Notre patrie, c'est la...
Weill : Hein, vous n'osez pas le dire ! Ma foi, nous sommes annexés à l'Empire de Sa Majesté Guillaume 1er. Eh bien, moi je ne me gêne pas, M. Loeb, je n'ai rien à gagner, ni rien à perdre. Mes fils et mes filles sont grands et tous établis, Dieu merci. Je ne suis responsable que de moi-même.
Monsieur le Président, j'aime autant la France que vous, je déteste autant l'Allemagne. Je suis reconnaissant au pays des droits de l'homme et du Grand Sanhédrin, etc. etc., de tout ce qu'il a fait, de ce qu'il fera encore pour nous autres Juifs...
Mais n'oublions pas le pays d'Israël. Et maintenant, Monsieur Loeb, dépêchons-nous, car il est près de sept heures et demie, et les gens vont s'impatienter...
Loeb (estomaqué) : Je... vous.., enfin.., mais... si... je... Je crois que nous reprendrons plus tard cette conversation...
Weill : A votre guise. Pour le moment, il faut que je repasse mon Chney zeyssim tout en marchant... (Il fredonne l'air traditionnel).

INTERMEDE
Même scène qu'au prologue

Jean Weill : Chaque année, quand revenaient l'hiver, Hanouka et la neige, notre arrière-grand-père se querellait de plus en plus vivement avec le président et les membres de la communauté de Wintzenheim.
Henriette : Et alors, Jean, en 1882...
Jean Weill : Oui, Henriette, en 1882, étant veuf depuis quelque temps et ayant marié son dernier enfant, notre grand-père, le Ministre-officiant Jacob Weill, vendit tout ce qu'il possédait, prit le train pour Marseille et s'embarqua au coeur de l'hiver pour la Terre sainte. Arrivé là après bien des péripéties, il monta à Jérusalem et s'y fit construire une maisonnette dans le quartier qu'on venait de fonder sous les auspices du grand Montefiore.
Henriette : Comment y a-t-il donc vécu?
Jean Weill : Très austèrement, comme tout le monde à l'époque. Il y avait une femme arabe qui s'occupait un peu de son ménage. Le reste, il le faisait lui-même, dans les loisirs que lui laissaient la prière et l'étude traditionnelle.
Henriette : Et il écrivait?
Jean Weill : Oui, il donnait souvent de ses nouvelles à ses enfants, qui saisissaient la moindre occasion pour lui envoyer quelque chose, du tabac pour sa pipe, un pain de sucre, les livres juifs qui paraissaient en France, un pardessus, des couvertures. Mais là sa réponse était invariable :
"Mon cher enfant, j'ai bien reçu le manteau, ou l'édredon, que tu as eu la gentillesse de m'envoyer. Je t'en remercie mille fois, mais, si je pouvais, je te le renverrai immédiatement. Crois-tu par hasard que dans le Pays sacré et dans la Ville sainte Dieu fasse sévir des hivers comme en Alsace? Enfin, on essayera de supporter ça..."
Henriette : Il y tenait, à son idée !
Jean Weill : Bien sûr ! Et chaque Hanouka il faisait parvenir à la famille, par des moyens souvent très compliqués, des oranges et des fleurs. Pas beaucoup...
Henriette : Juste pour marquer le coup.
Jean Weill : C'est ça.
Henriette : A cette époque, un voyage en Terre sainte était encore une grosse affaire. Il fallait y consacrer des mois, et cela coûtait gros. Aucun de nos grands-oncles ne pouvait se le permettre. Et tout de même ils étaient un peu inquiets du sort de leur vieux père. Qui sait, disaient-ils, opiniâtre et fier comme il est, peut-être nous raconte-t-il des histoires. Cette maison, dont il parlait, existait-elle vraiment ? Il n'y avait pas de photographies de ce temps-là.
Jean Weill : Presque pas. Ils craignaient qu'il ait été dépouillé de son argent au cours de sa traversée ou plus tard, cela arrivait souvent. Ils se rassurèrent quand ils apprirent que M. Lœb, le président de la Communauté de Wintzenheim, partait faire un voyage au pays des ancêtres, sur la demande du Baron de Rothschild. Il était expert en houblon, et le Baron voulait tenter d'acclimater cette plante dans la plaine de Saron. Lœb, en bon juif qu'il était, prit, à peine arrivé à Jaffa, un chariot à âne, et, laissant sa mission pour plus tard, se mit en route vers la Cité de David. Il devait y arriver le vendredi, la veille du Sabbat de Hanouka. Sur tout le chemin, il grelotta affreusement, mais en voyant les premières maisons de Jérusalem, il reprit courage et se fit conduire aussitôt chez son vieil adversaire.

DEUXIEME TABLEAU
C'est le même site que le Prologue et l'Intermède. Mais le soleil brille moins, car c'est l'hiver. Et puis, quelques signes du monde moderne - affiches électorales et réclames - sont encore absents. Il y a aussi quelques maisons en moins, Enfin, la scène est aménagée de telle sorte qu'on puisse voir également l'intérieur de la bicoque. M. Loeb arrive devant la porte au son du grelot de l'âne qui tire sa charrette.

Olivier à Jérusalem © B.Weill
Olivier
Loeb : Ça doit être là. Attendez une minute. (Il frappe à la porte, tout en criant) : Monsieur Weill ! Monsieur Weill ! C'est moi, Loeb. (La porte s'ouvre).
Weill : Chalooum aleykhem , mon cher Président, et boroukh habo. Vous avez fait bon voyage, j'espère... Mais entrez-donc! Asseyez-vous, Monsieur Loeb. Vous n'avez guère vieilli.
Loeb : Vous dites cela comme ça, mon pauvre Weill. La vérité est que je suis transi de froid, après cette interminable ascension.
Weill : Pas possible ! Vous blaguez, Monsieur Loeb. Il n'y a pas d'hiver, ici, en Erets-Yisroël . Mais je vais vous servir un verre de vin, du bon vin sucré et onctueux de Richone-le-Tsiyone. Vous allez voir si cela vous réchauffe un homme... (Il sert et l'autre boit, Petit silence).
Loeb : Mais vous, Weill, vous n'avez pas vieilli non plus, et, avec ça, jovial, content de votre sort, hein? Pourtant, vous allez sur vos soixante-dix ans.
Weill : J'en ai soixante-douze passés. Vous savez bien, j'ai eu ma brissmile la semaine avant les fiançailles de votre tante Rosine, que Dieu garde son âme.
Loeb : Et cette maison, elle est bien à vous?
Weill : Elle est bien à moi. Je l'ai presque bâtie de mes propres mains. Mais que mes enfants ne se fassent pas d'illusions, et ne me fassent pas de reproche. Je les ai tous bien établis avant de partir. Cette maison, après moi, sera à la Société de bienfaisance. C'est toujours ainsi à Jérusalem.
Loeb : Et pour le reste, vous vous débrouillez ?
Weill : Mais oui, mais oui, ne vous faites pas de soucis. Mon petit pécule est déposé à la banque. Il diminue un peu chaque année, mais si peu ! On n'a pas beaucoup de besoins ici - du reste, si l'on en avait beaucoup, on serait bien en peine de les satisfaire. De telle sorte que j'ai calculé qu'à ce rythme ma petite fortune ne sera épuisée que quand j'atteindrai... 120 ans.
Loeb : Je vous le souhaite, mon cher Weill.
Weill : Moi, hélas, je ne le souhaite pas.
Loeb : Vous n'êtes pas tout à fait heureux.
Weill : (embarrassé ) : Je ne dis pas ça.
Loeb : La solitude, n'est-ce pas?
Weill : Oh non ! Rien n'est plus agréable que de ne pas dépendre d'autres... imbéciles. Naturellement, ce n'est pas à vous que je pense, Monsieur Loeb, mais je me suis bien accommodé de vivre seul, et j'ai beaucoup d'amis...
Loeb : Tout de même, vous n'avez guère d'Alsaciens ici.
Weill (furieux) : Qui vous parle d'Alsaciens, Monsieur ! Ce sont des juifs. Mes camarades d'études sont à peu près de mon âge. Il y a un Polonais, un Yéménite...
Loeb : Quoi ? Qu'est-ce que c'est ?
Weill : Ah oui! vous ne savez pas. C'est un juif qui vient d'Arabie... Et puis un Turc, un Allemand et un stam Yerouchalmi
Loeb : C'est-à-dire?
Weill : Un juif qui ne vient de nulle part, mais qui est d'ici. Et son père était d'ici, et son grand-père, et son arrière-grand-père, ad sof kol hadorôs...
Loeb : Vous avez beau me rassurer. Ii me semble tout de même, j'ai l'impression qu'il vous manque quelque chose...
(Silence).
Weill (soupire) : Ecoutez, Monsieur le Président, je vais vous le confier, mais sous le sceau du secret. C'est vrai, il y a quelque chose dont je me passe difficilement... Mais promettez-moi de ne le dire à personne, au moins tant que je vivrai...
Loeb : C'est promis, Monsieur Weill, je serai une tombe.
Weill : Comment vous dire? Dans ce pays, dans notre pays, on ne dit pas les pyoutim...
Loeb : On ne dit pas les pyoutim ? Mais ce sont des réformateurs, des libéraux. Et moi qui croyais que les gens de Jérusalem étaient tous pieux!
Weill : Vous ne vous trompiez pas. Les gens de Jérusalem sont tous pieux, très pieux. Mais ils ont l'usage, transmis de leurs pères et de leurs maîtres, de ne rien intercaler dans la prière, et, quand par extraordinaire, ils disent tout de même une poésie rimée à l'office, c'en est une autre, une que nous ne disons pas, qui n'est pas de notre mineg.
Loeb : Evidemment, cela change les habitudes.
JerusalemWeill : Les habitudes, Monsieur Lœb, on peut en changer. J'en ai perdu beaucoup et repris pas mal d'autres. Mais, voyez-vous, maintenant: supposons même qu'il y a un piyoutt de notre usage qu'on récite aussi dans les synagogues d'ici. Eh bien, vous me croirez si vous voudrez, ces gens-là la chantent sur un autre air.
Loeb : Sur un autre air?
Weill : Oui, sur un autre air, C'est comme je vous le dis. Et cela, c'est pénible, surtout pour un vieux hazen comme moi.
Loeb : Je vous comprends, mon pauvre Monsieur Weill.,. Comme ça, vous ne pouvez même pas faire l'office?
Weill : Je pourrais à la rigueur, si je voulais. Mais il faudrait que je prie autrement. Si je chantais nos bons vieux nigounim, toute la communauté se mettrait... à rire, mettons, c'est encore le moins grave. Je fredonne quelquefois pour moi tout seul? C'est une répétition, c'est faire le ‘hazen pour soi tout seul? C'est une répétition, c'est une préparation, ce n'est pas le plaisir lui-même.
Loeb : Mon pauvre Monsieur Weill!
Weill : Et je vais vous dire: c'est pour cela que j'étais si heureux à votre venue. Demain, c'est chawess'hanike, chawess chney zeyssim. Eh bien (baissant la voix), après l'office du matin, nous reviendrons tous les deux chez moi, et, avant le Kidich, je vous chanterai chney zeyssim d'un bout à l'autre.
(Il commence à fredonner.. Au bout de quelque temps, Lœb essaie de l'arrêter par des toux diplomatiques, des mots)
Loeb : Dites-donc, Weill... Voyons, Monsieur Weill... Ecoutez, Monsieur Weill...
(A la fin, l'autre, comme sortant d'un rêve, répond:)
Weill : Hein? Quoi?
Loeb : Dites, Monsieur Weill, regardez donc par la fenêtre. Je crois qu'il commence à neiger.
Weill (Avec des larmes dans la voix) : A neiger... C'est la première fois depuis que je suis ici que je vois de la neige à Jérusalem...


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