Sidération
à propos du 7 octobre 2024
Michel Rothé

Pour lire la traduction des mots colorés dans le texte, posez le pointeur de la souris sur le mot, sans cliquer : la traduction apparaîtra dans une bulle. Les mots colorés et soulignés sont de vrais liens


Le 17 octobre 2023, Michel Rothé partageait
ses impressions sur Radio Judaica Strasbourg
Soldats israéliens allumant les bougies de Hanouka à Gaza
Lundi soir, le quatrième jour de Hanouka, je me suis rendu à la synagogue alors que je venais tout juste de terminer ma période d'avelouth (deuil) pour ma mère, et j'ai constaté que le nombre de gens disant le Kadish s'était multiplié par deux. Une famille de cinq personnes s’était jointe à notre minyan ; elle venait tout juste de terminer sa période de shiva. Le père, la mère, un frère, une sœur, un grand-père participaient à notre office. Le père, le frère, et le grand-père, et depuis la galerie des femmes, la mère et la sœur récitaient le Kadish pour Ben Zussman leur frère, leur fils, leur petit-fils qui était tombé lors des combats dans la bande de Gaza à l'âge de 22 ans.

Le matin même, ma première patiente m'avait appris que son gendre, un officier, était tombé dès les premiers jours de la guerre du 7 octobre. Pour combler le tout, un mail envoyé par mon ancienne communauté, Ohel Nehama, m'avait annoncé l'enterrement du petit-fils d'une autre de mes patientes.

Ce 7 octobre, jour de Shabath et de Sim'hath Torah, se présentait comme une journée joyeuse, et mon beau-frère Joël devait être 'hatan bereshith (celui qui a l'honneur de commencer la lecture annuelle de la Torah). Ce même jour, nous devions fêter l'anniversaire de notre plus jeune fils Eliel, né... le 7 octobre. Un magnifique gâteau d'anniversaire était prêt pour être partagé par toute la famille réunie.

Mais dès sept heures du matin, Eliel vient nous annoncer qu'il a été appelé par l'armée, et qu'il doit partir le plus rapidement possible parce que des troubles graves se sont produits. Le temps de se préparer, je l'accompagne à 8 heures à sa voiture, dans laquelle se trouvent en permanence ses affaires militaires, et je prends le chemin de la synagogue.

A peine avons-nous commencé l'office, que retentit la sirène d'alarme, et nous descendons dans une salle au sous-sol. Peu de temps après, nouvelle alarme, et cette fois nous nous rendons dans le vrai abri, qui sert de synagogue à la communauté Habad. Après cette deuxième alerte, le rabbin se dirige vers ceux qui sont assis à mes côtés, et demande si quelqu'un est venu avec son téléphone, car il veut voir quelles sont les consignes du Pikoud Ha'oref. Je lui dis que j'ai mon téléphone en poche, car mon fils a été réquisitionné dès l'aube. Au début, les consignes de l’armée autorisent des rassemblements illimités, mais très rapidement les réunions sont restreintes à cinquante personnes. Puis survient une troisième alerte, et là des soldats du Pikoud Ha'oref viennent nous dire qu'il faut carrément arrêter l'office, et que chacun doit rentrer chez soi. Nous avons tout de même la présence d'esprit de retirer des chauffe-plats le tshulent et le kigel qui devaient être servis pour le Kidoush, à la fin des prières.

C'est encore à la synagogue que je reçois un SMS d'Eliel qui, arrivé à destination, a été informé de la situation et qui m’écrit : "c'est pire que tout ce que tu peux imaginer". Je dis autour de moi : "c'est encore plus grave que la guerre de Kippour" »; mais on me répond : "ah! Tu exagères ! T'étais là pendant la guerre de Kippour ?" Cependant, à la fin du Shabath et de la fête, en allumant la télévision, nous ne pouvons que constater l'étendue des horreurs qui ont été perpétrées ce jour-là, et qui ne ressemblent à rien de ce que nous avons connu.

Ce même Shabath, vers 17h, notre fils aîné Eytan est appelé à son tour, et passera cinq mois à la frontière du Liban. Le lendemain matin, Gadiel (le second) est appelé lui aussi : son unité, basée dans le nord, doit se préparer à mettre en place un hôpital de campagne. Yona (mon troisième fils), est appelé à son tour. Mais cette convocation fait remonter en lui le souvenir de ce qu'il avait vécu lorsqu'il était infirmier pendant la guerre à Gaza en 2014 lors de l'opération Tzouk Eitan : un obus était tombé non loin de lui et du médecin qu'il l'accompagnait, et avait fait de nombreuses victimes. C'est pourquoi, devenu lui-même médecin, Yona a demandé à continuer à se rendre utile à l'hôpital, plutôt que de revivre de telles images.

Depuis ce jour-là nous vivons au rythme des informations qui défilent heure après heure, voire minute après minute, et qui nous font découvrir toutes les atrocités qui sont révélées au fur et à mesure : ces massacres innommables, et surtout le sort des otages qui nous obsède. Des bébés, des enfants, des adultes et des vieillards ont été emmenés en captivité, et même des travailleurs étrangers. Nous ne savons rien de leurs conditions de détention, nous ne savons même pas s'ils sont encore en vie. Au début de la guerre, le gouvernement avait décidé de détruire toutes les bases du Hamas sans vraiment accorder de priorité à la délivrance des otages, et ce n'est que sous la pression populaire que ses objectifs ont été modifiés.

Nous suivons jour après jour les manœuvres machiavéliques du Hamas en vue des libérations, et une quarantaine d'otages seront ainsi délivrés, par groupe d'une dizaine, à la suite de pénibles négociations. Ce sont des femmes et des enfants qui ont pu être rapatriés, et la télévision a présenté leur retour sur un ton exagérément triomphant. Ce n'est que par la suite que nous avons entendu les récits de leur détention qui nous ont fait frémir, et ont accru notre angoisse pour le sort des 137 qui sont restés aux mains des terroristes.

Ce qui m’a impressionné, durant les cinquante premiers jours, c'est la prise en charge de la situation par la population israélienne : elle s'est substituée aux autorités de l’État qui avaient quasiment disparu. Ce sont les citoyens qui ont organisé spontanément la fourniture de repas, de linge, et d'accessoires de toilette pour les soldats. Et ce sont eux aussi qui ont assuré un soutien logistique aux populations du sud et du nord, qui avait été évacuées. Un élan sans précédent s'est mis en place pour régler tous les problèmes immédiats qui se sont posés à toutes ces familles déplacées, meurtries, accablées, pour lesquelles il fallait trouver des solutions sans délai.

En ce qui me concerne, j'ai fait des appels via notre page Facebook, pour récupérer des vêtements, des jeux pour les enfants, pour ces familles qui avaient dû partir dans la précipitation. Je me suis aussi mis sur une liste pour soigner bénévolement des réfugiés qui avaient besoin de soins dentaires, et j'en ai reçu plusieurs. J'ai essayé de rendre service là où c'était possible : faire des courses pour des inconnus, participer à la cueillette dans des serres pour remplacer la main d’œuvre thaïlandaise.

Notre "chance" est de bénéficier d’un système de défense aérienne mobile "Dôme de fer" , qui permet d'intercepter des roquettes et obus de courte portée, ainsi que des fusées ‘Hetz. C'est ce qui a permis de réduire considérablement le nombres victimes des tirs venant du nord ou du sud, voire du Yémen. C'est pour cela que seule la catastrophe qui atteint les populations de Gaza reste visible aux yeux des pays du monde, et qu'on veut nous pousser à arrêter la guerre. Ils ne tiennent pas compte du fait qu’on nous tire toujours dessus et qu'il y a toujours des otages. Aucun pays ne pourrait vivre sous la menace de quinze à vingt mille roquettes ou missiles, et je ne parle que du nombre de ceux qui sont tirés en provenance de Gaza.

Depuis le 7 octobre, notre vie quotidienne est paradoxale : nous continuons à vivre normalement, à exercer nos professions, à nous réunir en famille, à célébrer le Shabath, et comme chaque année nous avons allumé les lumières de Hanouka. Mais cela se passe sur un arrière-plan de guerre et de désolation. La télévision nous martèle 24 heures sur 24 les noms des soldats tombés au champ d'honneur, et celui des civils prisonniers du Hamas. Nous suivons le détail des combats heure par heure, sans que personne ne sache quel sera leur aboutissement.

Manifestation en Israël pour le retour des otages séquestrés à Gaza
C'est pour cela que le mot qui décrit le mieux notre état d'esprit est celui de "sidération" : nous n'aurions jamais cru qu'une telle tragédie puisse nous atteindre, plus de quatre-vingts ans après la Shoah, et l'horizon est encore obscur.

…Aujourd’hui 28 février, cinq mois après le début de cette catastrophe, nous sommes toujours en état de guerre, nous avons toujours 137 otages qui vivent dans l’horreur, d’après les témoignages de ceux qui ont été libérés ; certains d’entre eux ne sont plus de ce monde. Aux 1400 victimes du 7 octobre se sont rajoutés plus de trois cents soldats tombés au champ d’honneur, des adolescents comme des pères de famille. Ajoutés à ceux-là des centaines de blessés marqués à vie, et la population d’Israël est profondément traumatisée par ces événements.

A l’heure où je termine la rédaction de ce texte, tous mes fils ont enfin terminé leur "période de réserve". Avant de rentrer chez eux, ils ont passé devant une cellule psychologique de l’armée, organisée systématiquement pour tous les libérés, mais ils sont déjà convoqués pour une deuxième période. Mon fils Eliel a déclaré au psychologue qu’il ressentait encore dans les narines les odeurs des cadavres de l’Institut médico-légal d’Abou Kabir. Mon fils Eytan, libéré la semaine passée après cinq mois de service, a enfin retrouvé sa vie de famille, et pourra reprendre son travail d’expert-comptable le 1er mars.    

Vous décrire tous ces mois écoulés ? Vous les avez suivis tout autant que nous. Mais peut-être n’avez-vous pas compris à quel point nous sommes meurtris et pétrifiés dans notre vie quotidienne.

Comment avons-nous pu arriver à nous laisser piéger de la sorte par un groupe terroriste que l’on croyait trop faible pour nous attaquer ? Quelle est le mécanisme qui a produit une telle négligence de la part des autorités, à la fois civiles et militaires ? Pourquoi les services de Renseignement n’ont-ils pas fonctionné ? Nous remâchons ces questions depuis le début de la guerre, et personne ne peut fournir de réponses, ce qui qui nous condamne à rester dans nos incertitudes. Et nous ne savons pas encore ce qui nous attend dans les prochains mois …

Peut-on encore parler d’espoir ? Dans la tourmente, nous avons vu que la société israélienne est restée vivante, structurée et active, et c'est cela qui nous permet de croire, malgré tout en l'avenir.


Israel Judaisme alsacien Accueil
© A . S . I . J . A .