LE KADISCH
Sermon prononcé par le grand rabbin Dreyfus à la cérémonie funèbre annuelle
célébrée par la Bienfaisante Israélite,
le 20 tébeth 5653 (8 janvier 1893).
יהי שם ה' מברך
"Que le nom de l'Éternel soit béni !"
(Job, 1:21.)

MES FRÈRES,





Le pieux sentiment qui vous a conduits en si grand nombre dans ce temple, l'appareil imposant de cette cérémonie funèbre, les douloureux souvenirs qu'évoque votre pensée, tout concourt à incliner en ce moment votre âme vers les méditations graves et sévères. Je ne pense pas troubler votre recueillement en attirant votre attention sur la cérémonie même qui vous réunit ici. Qui sait si, en essayant d'expliquer, non pas tous les détails de notre office, dont la plupart vous sont connus, mais celui d'entre eux qui l'est peut-être moins, je ne parviendrai pas à ajouter encore quelque chose à votre ferveur !

Parmi les prières liturgiques en usage dans toute cérémonie de deuil, il en est une qui prime toutes les autres, non seulement par son ancienneté, non seulement par l'élévation des sentiments qu'elle exprime, mais encore, pour me servir d'un mot qui rend bien ma pensée, par sa popularité : je veux parler du Kadisch.

S'il est une prière qui ait résisté au temps et défié les transformations que le cours des siècles apporte à toutes les institutions, c'est évidemment le Kadisch. Quelques modifications que le culte ait subies, le Kadisch a été respecté. Dans nos offices publics, il est resté à la place d'honneur qui lui est due. Si grande est la vénération qu'il inspire, qu'il oblige, comme vous le savez, l'assemblée des fidèles de se tenir debout pendant la récitation. Il ne peut point être récité si la réunion ne comprend pas dix personnes, le minimum d'une assemblée de fidèles.

Mais où le Kadisch est surtout révéré, c'est dans son emploi pour les offices de deuil : là il jouit d'une autorité absolument incontestée. Il n'est guère d'Israélite, en effet, quelque indifférent qu'il soit d'ailleurs à la pratique religieuse, qui ne se soumette scrupuleusement, alors qu'un être chéri, un père ou une mère, a été ravi à son affection, qui ne se soumette scrupuleusement à l'obligation de réciter journellement, pendant l'année de deuil et à l'époque des anniversaires, la prière du Kadisch.

Je voudrais, mes frères, bien expliquer ici ce que c'est que le Kadisch, et examiner avec vous s'il mérite réellement que nous lui attribuions dans les offices publics, et plus particulièrement dans les offices de deuil, la haute valeur qu'il possède à nos yeux.

Kadisch est un nom araméen, qui a pour correspondant en hébreu קדוש, "saint". C'est en effet, comme vous allez le voir, la prière sainte par excellence. Il n'y a point d'autre prière qui puisse lui être comparée, que celle qui porte à peu près son nom, la "Kedouschah".

Disons tout d'abord que la liturgie connaît plusieurs espèces de Kadisch, ou plutôt que le Kadisch est tantôt réduit par certaines suppressions, tantôt augmenté par certaines additions, suivant les circonstances.
Nous distinguons le Kadisch qui sert de clôture à la récitation de chaque office, קדיש תתקבל ; le Kadisch des orphelins, קדיש יתום ; le Kadisch qui se récite après un sermon ou une instruction qui a pour objet la connaissance des livres saints, קדיש דרבנן ; et enfin le Kadisch qui se dit aux enterrements, קדיש דחתרדתא.
Mais, dans ces variétés du Kadisch, le fond, le noyau reste toujours le même.

Le Kadisch récité à nos offices journaliers est, d'après les critiques, celui dont le texte est le plus pur, dépourvu de toute interpolation. Si connu qu'il soit, je me permets de vous le traduire. Il se divise en cinq paragraphes :

Tel qu'il est, ce Kadisch, sauf la suppression du troisième paragraphe, תתקבל, est récité par les orphelins, durant l'année de deuil et à l'époque des anniversaires.

Je prévois, mes frères, l'observation que vous allez me faire. Eh quoi ! voilà la prière que nous récitons pour honorer la mémoire de nos regrettés morts, et pour contribuer au salut de leurs âmes ! On n'y parle ni de la vie d'outre-tombe, ni du souvenir du défunt !
A cette objection, mes frères, nous répondrons tout à l'heure, ou plutôt vous répondrez vous-mêmes.

Quel est le sens de cette prière ? Quelle est la pensée qui s'en dégage ? La sanctification de Dieu, קדיש, la glorification de sa Providence, de son action incessante sur le monde, la proclamation du règne de la Divinité qui devra s'étendre progressivement sur l'humanité entière. Elle semble calquée du reste sur ce verset d'Ezéchiel (38 :23) : תגדלתי והתקדשתי ונודעתי לעיני גרים רבים. - "Je me glorifierai, je me sanctifierai, je me ferai connaître aux yeux de la multitude des nations".
וידעו כי אני ה' - "et elles sauront que je suis l'Éternel".

Que cette prière soit récitée après un entretien sur les livres sacrés, sermon ou instruction, qui a pour but précisément d'étendre le règne de Dieu en faisant connaître sa Loi ; qu'elle soit récitée comme clôture à nos offices, où nous proclamons à tant de reprises la gloire du Créateur, cela semble tout naturel, et il n'y a pas lieu de chercher des arguments qui justifient cet usage.
Mais alors même, - et c'est cela précisément qui nous intéresse -, alors même que nous le récitons à l'occasion d'un deuil, le Kadisch est parfaitement approprié à la circonstance, puisqu'il constitue pour nous une prière de consolation.

En effet, élever notre pensée vers Dieu, quand l'adversité nous accable, n'est-ce point mettre un baume sur notre blessure ? La contemplation de l'idée divine, dans sa sublimité, ne nous arrache-t-elle pas à nous-mêmes, à nos misères et à nos souffrances, et ne nous inspire-t-elle pas pour cette vie terrestre, exposée à tant de déboires, à tant d'imperfections, une résignation humble, soumise et courageuse ?

Il n'en est pas autrement, mes frères, quand c'est le deuil, la plus cruelle des calamités, qui est venu fondre sur nous. Ne trouvons-nous pas alors, dans l'évocation de la toute-puissance de Dieu, de son immuable justice, de sa Providence miséricordieuse, des raisons de nous consoler, des raisons de croire que cet être chéri que nous pleurons n'a point pour toujours disparu dans le néant ; que cette âme qui a nourri les plus purs sentiments, formé les pensées les plus généreuses, qui s'est développée par un labeur incessant dans la voie de la vertu et du bien, que cette âme, étincelle de la Divinité, ne peut point périr ?

Vous avez, n'est-ce pas, mes frères, suivi avec moi la filiation des idées qui, de la glorification, de la sanctification du nom de Dieu, nous conduit à la croyance, à l'immortalité ? Aussi bien cette croyance est inséparable de la croyance à l'existence de Dieu : qui dit l'une dit l'autre. Et par conséquent, pour éveiller en nous les pensées de consolation que la croyance à l'immortalité seule peut donner, le Kadisch, par cela même qu'il proclame, qu'il glorifie Dieu, pouvait se dispenser de rien ajouter de plus.

Mes frères, nous n'avons parlé jusqu'à présent que de l'efficacité du Kadisch pour nous-mêmes, pour les vivants. Mais il n'est pas seulement une formule de consolation : il est également, dans notre bouche, la meilleure et la plus efficace des prières pour le salut de l'âme du défunt.

Pouvons-nous, à l'intention de celui qui n'est plus, réciter une invocation plus élevée, et, par conséquent, plus digne d'être exaucée, que celle qui glorifie Dieu ? Et si tant est, comme nous le dit le sentiment intime de notre coeur, et comme nous l'enseignent d'ailleurs nos traditions religieuses, que l'intercession des vivants pour les morts éveille en leur faveur la sollicitude divine et concourt à leur salut, félicitons-nous d'avoir à notre portée une prière consacrée par les siècles et considérée, par les générations qui nous ont précédés, comme la prière sainte par excellence.

"Quiconque, dit le Talmud, laisse après lui des enfants pieux n'est point mort ; comme ses enfants vivent, ainsi il vit lui-même."
מה זרעו בחיים אף הוא בחיים (1)

Eh bien ; mes frères, cette parole de nos Docteurs, si nous en approfondissons le sens, est encore une preuve de l'efficacité de la prière du Kadisch pour le salut de l'âme du défunt. Par cela même que nous récitons le Kadisch, où nous témoignons d'une façon si saisissante la vivacité de notre foi, de notre croyance à l'existence de Dieu et à la sublimité de ses attributs, par cela même nous accordons à la mémoire de nos parents la plus belle des louanges : nous leur rapportons l'honneur de notre propre piété, préparée, assurée par leurs soins. Cette glorification de ta Divinité, semblons-nous dire au Seigneur, cette foi dont notre coeur déborde, compte là à mérite, dans la rémunération d'outre-tombe, à ceux dont nous portons le nom ; car, si nous avons appris à t'aimer, à te révérer, c'est à nos parents que nous le devons : ce sont eux qui nous ont montré, par leurs leçons et leurs exemples, le chemin de la vie, de la vie religieuse et morale. Et de même que nous perpétuons leur souvenir ici-bas en imitant et en continuant leurs vertus, ainsi puisses-tu, ô notre Dieu, leur assurer dans la vie d'outre-tombe l'éternelle félicité ! מה זרעו בחיים אף הוא בחיים (1).

Que de réflexions, mes frères, cette belle maxime pourrait nous suggérer ! Nous ne voulons en retenir qu'une. Plaignons les parents qui se soucient peu de laisser à leurs enfants un héritage de religion et de piété : ils s'exposent, par leur indifférence, à être privés, après leur mort, de ces saintes et émouvantes prières, qui, si elles offrent une consolation aux vivants, sont aussi un titre d'honneur pour la mémoire de ceux qui ne sont plus. Plaignons les enfants qui ont si peu profité des leçons religieuses que leurs parents se sont appliqués à leur inculquer, qu'ils ne se sentent pas attirés, alors que la Providence les a rendus orphelins, qu'ils ne se sentent pas attirés, dis-je, par l'impulsion irrésistible de leur coeur, dans la maison de Dieu, pour accorder un pieux souvenir à ceux à qui ils doivent le jour. Je ne vais pas jusqu'à croire que leurs sentiments de regrets soient moins vifs et qu'ils aient un moindre besoin de consolation ; mais est-il téméraire de prétendre que, puisqu'ils s'abstiennent de venir réciter la prière de deuil traditionnelle, ils font injure à la mémoire des morts, en laissant croire que ceux qu'ils pleurent étaient eux-mêmes, leur vie durant, indifférents à toute croyance religieuse ?

Telle est, mes frères, la signification, la haute portée du Kadisch, dont la récitation, imposée aux orphelins, s'explique par une dernière raison : c'est que nous devons glorifier et exalter Dieu quand il nous frappe, aussi bien que lorsqu'il nous accorde des bienfaits, pensée que nos livres saints, comme vous le savez, expriment sous tant de formes différentes.

Nous avons dit que notre Kadisch, celui que l'on récite habituellement, était, d'après l'opinion des savants, pur de tout alliage. Diverses additions y ont été faites dans le cours des siècles. C'est ainsi que le Kadisch qui se récite aux enterrements comprend une formule qui s'inspire de la triste circonstance et rappelle la croyance à l'immortalité de l'âme et à la résurrection des morts.

Le Kadisch du rite Sephardi contient également une formule analogue : c'est celui qu'un usage moderne a adapté aux services funèbres célébrés au Temple. Le Kadisch דרבנן [Derabanân], lui, comprend une autre formule de bénédiction pour ceux qui s'occupent de l'étude de la Torah. Mais, encore une fois, toutes ces variantes laissent intact le texte originel de l'ancien Kadisch ce qui est une preuve absolue de son authenticité et de la vénération que lui ont vouée toutes les générations successives.

Vous savez, mes frères, que le Kadisch est écrit en langue araméenne, qui était la langue palestinienne pendant et après la seconde Restauration. Il s'y trouve cependant des mots appartenant à la langue hébraïque, sans compter le dernier paragraphe, qui est un verset biblique. Cela indiquerait que le Kadisch, originairement, se récitait en hébreu, et qu'il a été traduit, sauf quelques expressions, à l'époque où la langue hébraïque n'était plus comprise. D'après cette remarque, son origine serait encore plus lointaine. Dans tous les cas, des docteurs très connus du IIème siècle de l'ère vulgaire, Rabbi Jochanan ben Zaccaï, Rabbi Akiba, connaissaient le Kadisch : ils en parlent avec le plus grand respect et exaltent surtout la phrase "יהא שלמא רבא" "que son grand nom soit béni". Je pourrais vous en citer de nombreux témoignages ; mais je crois avoir suffisamment justifié à vos yeux l'usage pieux de réciter le Kadisch aux époques de deuil.

Du reste, nous le constatons avec une satisfaction profonde. Si plus d'une de nos anciennes pratiques religieuses est menacée de tomber en désuétude par notre ignorance, plus encore que par notre indifférence, tout ce qui touche au culte des morts, toutes les prescriptions dont notre religion - je ne parle pas seulement du Kadisch - s'est appliquée à l'entourer, est respecté avec une véritable piété filiale par toutes les communautés d'Israël.

Que vous êtes, vous, mes frères et mes soeurs, fidèles à ce culte, je n'en veux citer d'autre preuve que le pieux recueillement avec lequel vous écoutez et ces prières et ces cantiques qui laissent dans l'âme une impression si émouvante. Cette cérémonie sera terminée par le Kadisch : Vous savez maintenant qu'il est digne de clôturer cet office funèbre, qui, malgré son caractère particulier, n'est en somme - et cela est assez - que la sanctification et la glorification de Dieu : יהי שם ה' מברך "Que le nom de l'Éternel soit béni !" Amen !

Mes frères, mes soeurs, que Dieu vous bénisse et vous garde. Qu'il vous compte à mérite la pieuse démarche que vous avez faite dans son Temple, et en accueillant vos ferventes prières auxquelles se mêleront les prières de ceux qui résident dans l'éternité, qu'il vous préserve, dans les jours qui vont suivre, vous et les vôtres, de toute tristesse, de toute affliction, de toute calamité, de tout deuil ! Amen !

Note :

  1. [Notre père Jacob n’est pas mort], si ses descendants sont en vie, lui aussi est en vie (Taanith 25:b).

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