Bulletin

Prélude à l'arrivée des rapatriés
par Lucien Lazare
Secrétaire général de la Communauté Israélite de Strasbourg


Un Accueil Fraternel
par Lucien Lazare - Bulletin de nos Communautés, Vendredi 19 janvier 1962

Nous n'avons pas la prétention d'être en mesure de dire ce que sera l'avenir de nos frères juifs d'Algérie. Cependant, parmi les hypothèses que tout un chacun peut envisager, celle de l'exode massif en France est une probabilité très sérieuse.

Le Gouvernement et le Parlement ont déjà dit aux Algériens : ceux d'entre vous qui seront ou se croiront obligés de partir ont leur place en France. La Communauté nationale accueillera ses frères dans un esprit de totale compréhension et mettra en oeuvre à leur intention des moyens matériels d'entr'aide pour résoudre les inévitables questions de logement, d'équipement et d'emploi.

Il semble donc que sur ce plan, on n'ait aucun souci à se faire. Les autorités publiques ont pris conscience du problème et sont prêtes à y faire face. Bien mieux, la loi leur donne les moyens nécessaires. Mais tirer une telle conclusion serait faire preuve d'une vue très partielle des choses. Sans sous-estimer en rien l'importance et la dimension des questions matérielles, on peut cependant dire que, dans un pays comme la France en phase d'expansion économique, ces questions sont les moins difficiles à résoudre.

Car, en dépit de la communauté de langue entre les Français d'Algérie et les Français d'Europe, en dépit même d'un état d'esprit généralement favorable à un accueil fraternel de réfugiés d'Algérie, ceux-ci sont appelés à subir toutes les épreuves du dépaysement. Celui-ci sera encore aggravé par les remous probables qui se produiront sur le plan politique lors du repli massif vers la métropole. En ce qui concerne les juifs, il est essentiel que ceux-ci puissent trouver place dès leur arrivée au sein de communautés bien équipées pour assurer les services essentiels, le culte et l'instruction religieuse en tout premier lieu. Car ces frères jetés sur les chemins de l'exil sont guettés par la perte de leur identité juive, et leur assimilation totale.

Si on commet la lourde faute de ne pas considérer les questions de la réinstallation en France des juifs d'Algérie comme primordiales, un grand nombre d'entre eux seront conduits à s'établir dans des lieux où n'existe aucune structure communautaire juive. C'en sera fait alors, et à très brève échéance, de leur identité juive. Le seul moyen de prévenir ce danger spirituel est d'établir dés maintenant un plan d'accueil des réfugiés juifs et de créer les ressources nécessaires à sa mise en oeuvre. Un tel plan se donnerait pour but d'orienter l'établissement dans des régions et des cités dont l'équipement communautaire permet une prise en charge spirituelle satisfaisante de nos frères d'Algérie.

Il est bien évident que ceci se traduira par des difficultés plus grandes pour résoudre les problèmes de logement et d'emploi, et exigera par conséquent que se fasse jour un effort de solidarité sociale de grande ampleur. Mais c'est là le devoir le plus impératif des juifs de France en ces heures historiques que nous vivons. Les autorités juives, rabbins et responsables administratifs, devront s'employer dès maintenant à expliquer ce devoir au public, et à susciter l'élan de générosité fraternelle qu'il implique.

Par delà cette première obligation, il en existe une autre encore, non moins impérative, qui consiste à ouvrir nos coeurs, nos maisons, nos associations et nos groupements à nos frères réfugiés. Il faudra sans tarder les associer aux postes de responsabilité de nos structures communautaires et éviter de les considérer comme des "mineurs" ou de les acculer à créer leurs propres groupements et associations. Ceux-ci ne pourraient que compromettre leur pénétration dans nos milieux communautaires et perpétrer leur condition précaire de réfugiés.

Tous ces problèmes ont fait l'objet des rapports, des discussions et des réflexions des délégués réunis à Belfort, le 7 janvier dernier, pour la Conférence régionale de l'Est de la France du C.J.M. Accueillis avec beaucoup de chaleur par M. Gugenheim, Président de la Communauté de Belfort, et par M. Pierre Dreyfus-Schmidt, Vice-Président de la Section française du C.J.M., ces délégués étaient les représentants qualifiés des Communautés de Besançon, Colmar, Muihouse, Nancy et Strasbourg. Il fallut bien constater que, mis à part les travaux préparatoires menés dans le département du Bas-Rhin sous l'autorité du Dr Joseph Weill, aucun plan d'accueil n'est encore préparé.

C'est pourquoi, avant de se séparer, les participants à ce congrès régional du C.J.M. ont décidé d'adresser le texte suivant au Consistoire Central et aux institutions nationales :

"La Conférence régionale des sections du C.J.M. de l'Est de la France, réunie à Belfort les 6 et 7 janvier 1962, avec la participation des délégués représentatifs de Belfort, Besançon, Colmar, Mulhouse, Nancy et Strasbourg, a examiné les perspectives de l'avenir immédiat du Judaïsme d'Afrique du Nord.
Elle a exprimé le souhait de voir convoquée d'urgence une Assemblée extraordinaire des Assises du Judaïsme français, augmentée de représentants qualifiés de nos frères d'Afrique du Nord, de l'A.I.U., du C.R.J.F., du C.J.M. et du F.S.J.U. Cette Assemblée extraordinaire devra:
1. dresser un plan d'accueil des réfugiés d'Algérie, en prévision d'un afflux massif possible;
2. lancer une campagne nationale de collecte de fonds, pour la mise en oeuvre de ce plan, sous l'autorité du Rabbinat, des Consistoires et des institutions nationales."


La porte étroite
par Lucien Lazare - Bulletin de nos Communautés, Vendredi 4 mai 1962

Plusieurs semaines se sont déjà écoulées depuis les accords d'Evian. En France, en Algérie musulmane et dans le monde entier ces accords ont produit un soulagement et une joie unanimes.
Et pourtant, le sang continue à couler de manière atroce et révoltante et des nuages menaçants assombrissent l'horizon politique. Parlons ici des répercussions possibles des accords d'Evian et de la prochaine indépendance algérienne sur le monde juif. Ces répercussions se situent à trois niveaux : le judaïsme algérien, l'Etat d'Israël et le judaïsme français.

A s'en tenir au texte des accords d'Evian, aucune inquiétude ne devrait effleurer les juifs algériens eux-mêmes et tous ceux que leur sort préoccupe. Le bureau du Congrès Juif Mondial n'avait-il pas publié un communiqué dans lequel il se félicitait des garanties obtenues sur ce plan par les négociateurs français grâce à la "sagesse" de la délégation F.L.N. (1) ? Une réaction similaire a été manifestée par le Président Ben Gourion dans son message au Président De Gaulle. Dans la réalité hélas, les juifs d'Algérie sont atteints du même délire qui obsède tous les "Européens" d'Algérie et les conduit aux extrémités que l'on sait. Personne là-bas n'a la moindre confiance dans les garanties d'Evian, et ce désespoir dicte une attitude de sabotage des accords sur le "cessez-le-feu" et de l'autodéterminationm s'exprimant par une explosion de violence aussi vaine que criminelle. Il faut cependant savoir que, dans une proportion déjà importante et notamment dans le Constantinois, la pression exercée par la population musulmane conduit les juifs à la ruine matérielle définitive et à l'émigration. Les faits sont là, en dépit de ceux qui ici cherchent à les minimiser. Même dans l'hypothèse où les conditions psychologiques de l'application des accords d'Evian se trouveront réalisées, une grande partie de la communauté juive d'Algérie est vouée à l'exil pour des raisons d'ordre économique.

La plupart de ces émigrants viennent et viendront en France. Une proportion très modeste choisira de s'établir en Israël. Ce sont des répercussions d'un autre ordre qui préoccupent l'Etat juif. Car la fin du cauchemar algérien va déclencher une offensive diplomatique des pays arabes disposés maintenant à rétablir des relations amicales avec la France. De puissants intérêts sont en jeu et il est certain que les chancelleries arabes vont assortir leurs avances de conditions défavorables à l'Etat d'Israël. Or la France est le seul membre du Conseil de Sécurité dont l'amitié pour Israël ait résisté contre l'unanimité des autres Puissances. Beaucoup d'observateurs font remarquer que cette amitié est d'une qualité qui la met à l'abri des assauts que pourraient lui faire subir les intérêts classiques. Bien qu'il soit sain et nécessaire d'envisager toutes les hypothèses, nous exprimons notre confiance dans la solidité des liens entre la France et Israël. Ils dépendent dans une certaine mesure, il est vrai, de l'orientation que prendra la politique algérienne aprè s l'autodétermination. A ce sujet, les déclarations prêtées au Caire à Ben Bella (2) ont suscité une intense émotion et d'abondants commentaires.

A en croire les agences d'informations, le vice-président du G.P.R.A. (3) avait accusé les sionistes d'être "l'une des forces principales qui se trouvent derriè re l'O.A.S. (4)" ! Il avait ajouté : "Nous, en Algérie, ne consi dé rons pas notre révolution comme terminée tant que la libération de la Palestine n'est pas achevée". Douze jours plus tard, le Ministre de l'Information du G.P.RA., M. Yazid, démentait les déclarations de M. Ben Bella en précisant : "Le G.P.R.A. est caractérisé par l'unanimité de tous ses membres sur toutes les grandes options". Rappelons que d'autres autorités du F.L.N. avaient de leur côté longuement insisté sur l'orientation progressiste de la révolution algérienne, par opposition à la voie suivie par d'autres pays arabes, ne manquant pas de faire valoir les heureuses conséquences qui en résulteraient pour les rapports futurs entre Israël et les Arabes. Nous pensons également que ni le peuple algérien, ni l'Etat d'Israël, ni la paix mondiale n'ont rien à gagner à un alignement de l'Algérie sur la politique de Nasser. Il faut souhaiter ardemment que l'unanimité du G.P.R.A. se fasse dans une direction de progrès social et de relations pacifiques avec tous les pays y compris Israël. Une réussite de la politique de coopération avec la France favoriserait cette heureuse tendance.

Le Judaïsme français pour sa part, dont nous avons déjà dit qu'il cherche à minimiser le volume de l'émigration des juifs d'Algérie, ne doit pas seulement prendre conscience de sa responsabilité sur le plan des devoirs de solidarité sociale. Une assemblée générale du F.S.J.U. débattra de ce problème les 5 et 6 mai prochains à Paris. Il doit surtout mesurer la "chance historique", comme l'appelle à juste titre le Président Joseph Weill, que représente l'installation en France de dizaines de milliers de juifs d'Algérie, bien préparés à oeuvrer pour un renouveau de cette communauté juive menacée de sombrer dans une léthargie totale. Mais, comme nous n'avons cessé de le répéter, cette chance historique ne portera ses fruits qu'à condition que notre communauté trouve encore le souffle qui lui permettra de faire à ces exilés un accueil fraternel sur tous les plans.

Au total, si les espoirs exprimés dans ces quelques lignes sont dignes de notre avenir, on restera néanmoins conscient que la porte est bien étroite qui pourra livrer passage à leur réalisation.


  1. F.L.N. : Front de Libération Nationale dont la création est proclamée le 1er novembre 1954, avec pour objectif la lutte armée pour l'indépendance nationale par la restauration de l'Etat algérien souverain.     Retour au texte
  2. Ahmed Ben Bella : né en Oranie en 1916, il est l'un des chefs du FLN. Il est interné en France en 1956 et libéré après les accords d'Évian (1962). Il devint alors président du Conseil et, en 1963, accédeà la présidence de la République. Renversé par le coup d'État de Boumediene (1965), il passera quatorze années en prison et sera libéré en 1980. Installé en Suisse puis en France, il rentrera en Algérie en 1990.    Retour au texte
  3. G.P.R.A. : Gouvernement Provisoire de la République Algérienne formé le 19 septembre 1958. Ferhat Abbas en est le premier président.    Retour au texte
  4. O.A.S. : Organisation armée secrète créée fin janvier 1961, et rassemblant des activistes européens contre l'indépendance de l'Algérie.    Retour au texte


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