Lévy-Mirabelle
Gérald Cahen
Roman. Editions Balland ; septembre 2004 ; ISBN 2-7158-1510-7 ; 19 € TTC Commander

Levy-MirabelleD’où sort-il donc ce monstre ? Débouchant tel un diable de la place Stanislas, l’affreux Grokowski pénètre en
conquérant dans les salons du malheureux "fils Lévy". Et le voici qui ouvre ses livres, grappille ses chocolats,
s’étale grassement sur ses coussins... C’est qu’il est bien résolu à lui faire raconter sa vie. Il veut tout savoir de
sa famille. Tout, oui, même ce qu’apparemment il sait déjà depuis longtemps…
Nombreux sont les romans évoquant le peuple juif et ses tribulations, mais rares sont ceux qui parlent des Juifs lorrains, plus français que les Français, qui conjuguaient l’amour de leur pays avec l’observance de leurs devoirs religieux. Ce livre s’y essaie à travers l’histoire d’une famille confrontée à un siècle en folie, depuis 1914 jusqu’aux années 70.
Épousant le mouvement de la vie, l’auteur croise de manière originale dialogues et descriptions, marie sans y paraître la carpe et le lapin : le rire et l’analyse.
Et comme dans le Talmud où un commentaire en entraîne un deuxième qui en appelle à son tour un troisième, les histoires ici s’enchaînent spontanément, comme jaillies d’une boîte à malices. De digression en diversion, le récit fait ainsi sans cesse l’école buissonnière.
Mais qu’on se rassure, l’infâme Grokowski est là pour veiller à son bon déroulement ! On peut lui faire confiance…
De formation philosophique, Gérald Cahen dirige depuis plusieurs années des ouvrages aux éditions Autrement.
On retiendra en particulier L’Humour, Le Plaisir des mots, Le Baiser, La Conversation, La Séduction et, tout dernièrement, Le Père disparu.

Un extrait du livre :
LES FILS DE LA LOI

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Situation du passage : Le jour de la bar-mitsva dans la grande synagogue de Nancy approche. Le fils Lévy s’inquiète très sérieusement, il ne sera jamais prêt …


Mais tu la sais ta paracha ! Voilà trois fois que tu me la récites ! Tu m'entends : trois fois !... Ma mère m'avançait trois doigts sous le nez pour bien me montrer que je la savais, que je me rongeais les sangs pour rien... Peut-être... mais rien qu'à l'idée que demain matin j'allais monter à la Torah, que j'allais lire en chantant dans ces immenses rouleaux de la Loi qui étaient presque aussi grands que moi, j'étais tenaillé par l'angoisse. Surtout que la choule serait bondée, que toutes les grosses huiles seraient là... monsieur Weil et monsieur Hirschel... monsieur Beer et madame Meyer... sans même parler de la famille... de l'oncle André, de la tante Jeanne... de tous les cousins éloignés... de ceux qu'on attendait de province... de Lyon, de Marseille, de Strasbourg... de Paris même, de la capitale ! À cette pensée, j'étais en nage, j'étais certain que j'allais me planter, qu'au bout de trois mots, crac ! je resterais sec, j'avalerais mon hébreu tout cru... Mais bougre de bête, puisque t'auras le texte sous les yeux, comment pourrais-tu te tromper ?!...

Intérieur de la Synagogue de Nancy - © M. Rothé
Ah tiens ! Ah elle avait facile à dire, elle ne l'avait pas vue, elle, ce fameux texte ! Y avait pas un point, pas une voyelle, rien, uniquement une bande de consonnes alignées à la queue leu leu. Dès qu'on se penchait un peu dessus, l’on en avait mal à la tête, c'était terrible... à moins de connaître déjà le passage, l’on ne savait plus ce qu'on déchiffrait... si Dieu avait écrit schlemihl... ou s'il valait mieux lire chalom... on hésitait... on se tâtait... c'était une vraie histoire de fous !... Mais puisque, de toute façon, t'auras le rasen à côté de toi ! Si t'as un trou, il te soufflera et puis voilà... Ah oui, le rasen ? Ah parlons-en ! C'était un nouveau justement, il ne s'acclimatait pas du tout, il se contrariait pour un rien, une peccadille, ça suffisait, ça le démontait complètement... Par exemple, à Roch Hachana, oh là ! là ! si ça s'était mal passé ! Soi-disant qu' "on" avait parlé, "on" avait dérangé son chant (et il n'accusait pas au hasard, fallait voir... fallait voir comme il foudroyait cette pauvre madame Vorms du regard !) Finalement, il s'était redressé tel un coq, il avait enlevé sa robe, il avait dégrafé sa toque, et schlac ! fini ! il s'en était retourné chez lui ! exactement ! chez lui ! en plein office ! je n'invente rien ! il nous avait laissés en plan…Et d'accord, et je veux bien : j'admets qu' "on" avait parlé, j'en conviens ! Mais si l'on ne pouvait plus bavarder, à quoi bon venir à la choule ? Ou alors ? ou il fallait tout chambouler. Il fallait changer les gens de place. Enlever les étiquettes des bancs. Tailler dans les traditions établies. Et, pour commencer, séparer une bonne fois madame Vorms de madame Valensi. C'étaient deux amies d'enfance ? Soit ! Mais tant pis ! Aux grands maux les grands moyens ! Le chamess, du reste, en avait bien conçu le projet, il en avait avisé le parness qui, lui-même, avait réuni le Consistoire, mais outre que cela aurait créé un précédent fâcheux, le risque était grand aussi de tomber de Charybde en Scylla et de jeter madame Vorms dans les bras de mademoiselle Cerf (ou pis encore, dans ceux de madame Fuchs !)... On connaissait son mal, on ne connaissait pas sa douleur, mieux valait ne pas trop bouger. Si bien que, de guerre lasse, l’on se rabattait sur monsieur Schwartz : après tout, c'était lui le chamess, c'était à lui de faire régner l'ordre : il était payé pour cela. D'autant qu'à sa demande, l’on venait de lui renouveler sa garde-robe, et l'uniforme, que diable ! c'était l' "autorité"...

Le brave père Schwartz rajustait donc son bicorne (la cocarde tricolore glissée crânement sur le côté), il tirait fièrement sur son gilet, faisait tinter sa chaîne d'huissier et en avant !... Pschtt ! Pschtt !... Pschtt ! Pschtt !... Il passait dans les rangs en hurlant... Daissez-Fous, Enfin, Daissez-Fous ! Fous Etes Tans Une Synagogue Issi, Bas Tans Une Maison Te Ffous !... À lui seul, et avec sa grosse voix qui sentait l'Alsace, il faisait plus de bruit que toute la choule réunie. Même du dehors on l'entendait... même depuis le carrefour... depuis le boulevard Joffre... Ah ça marque bien, ça représente bien !... Mon père, comme de juste, enrageait, il trouvait que c'était une honte. Et certes, il tentait bien d'adresser à l'intéressé des signaux pour lui prêcher la discrétion, mais comme il siégeait aux bancs du Consistoire, juste à côté du Saint des Saints, il jugeait plus conforme à sa dignité d'éviter tout grand geste et il se contentait donc de froncer légèrement les sourcils, d'indiquer, pareil à un chef d'orchestre, une sorte de rallentendo en égalisant la mesure avec le dos de sa main. Qui plus est, le chamess était libre d'arpenter à sa guise le tapis rouge, d'interpeller un chacun par son nom ou encore de monter aux étages "faire la police chez les dames", tandis que, placés de chaque côté de la téba, maître Lévy et ses collègues devaient se contenter de présenter aux fidèles leurs profils. Bref, tout notable qu'il était, il était quasiment impuissant. D'autant que si, par hasard, le père Schwartz saisissait l'un de ces signes qu'il lui jetait à la dérobée, le bougre n'en tenait absolument pas compte ! Au contraire même, il se campait, les poings aux hanches, et se tournant dans toutes les directions, il s'écriait de plus belle : Daissez-Fous, À La Fin, Daissez-Fous Ou Che Fais Me Fâcher !... Car chez les Schwartz l’on était chamess de père en fils, son père l'avait été, son grand-père également et, franchement, honnêtement, on n'allait pas lui "Apprentre Zon Médier", et surtout pas "Ce Maître Léfy, Ce Bolisson, Ce Kalopin" qu'il avait connu tout gamin et auquel il avait maintes fois tiré les oreilles... Ah C'était Un Pettit Trôle, Che Fous Assure ! Un Peau Tiaple, Oui ! Il Peut Pien Chouer L'Important À Préssent...

Natif d'Haguenau dans le Bas Rhin, Gustave Schwartz avait, en effet, commencé sa carrière à Metz avant d'être appelé aux fonctions de chamess principal à la grande synagogue de Nancy, titre dont il n'était pas peu fier et qui signifiait en clair que, deux fois l'an, à Roch Hachana et Kippour, on lui adjoignait un second pour veiller au bon déroulement des offices. Cette situation était d'ailleurs une source inépuisable de soucis pour les dirigeants de la communauté, car aucun auxiliaire n'ayant jamais accepté de servir deux ans de suite sous les ordres du père Schwartz, il fallait à chaque fois, soit partir à la recherche d'un postulant qui ait grosso modo les mêmes mensurations que le précédent, soit se mettre en quête d'un nouvel habit de bedeau. Quant à espérer fléchir le titulaire de la charge, c'était illusoire : l’on ne plaisantait pas avec le Serffice. Le trésorier avait beau lui peindre dans des couleurs sombres l'état de ses finances, le rabbin en appeler à sa religion, peine perdue ! Gustave Schwartz était intraitable... Te L'Eau Tans Mon Fin ? Te L'Eau Tans Mon Fin ? Fous Afez Facile À Tire, Monsieur le Crand Rappin ! Tenez, L'An Passé, Le Petit Tafid, Le Petit Cheunot Que Fous M'Affez Tonné, Eh Pien, Il A Fait Tomper Un Séfer Torah ! Toute La Choule L'A Fu !... Ah il était têtu, il en revenait toujours là-dessus. Dieu sait pourtant si on lui avait expliqué, et sur tous les tons : le Séfer Torah n'était pas "tombé", il avait "glissé" (s'il était tombé, toute la choule aurait dû jeûner pendant quarante jours ; par conséquent, il n'était pas "tombé", il avait "glissé", il n'y a pas une âme dans la synagogue qui aurait osé soutenir le contraire !)... En Tout Cas, Clissé Ou Tompé, Moi Ch'Fous L'Tis, Monsieur Le Crand Rappin, Faut Plus M'Enfoyer Tes Maufiettes Pareilles, Surtout À Kippour. Che Feux Tes Caillards Qui Aient T'L'Estomac...

Le bedeau en uniforme ; ici Gerson Lévy à la Synagogue de la Paix de Strasbourg
© E. Klein
Bedeau
Si bien que l'an suivant, pour lui faire plaisir, l’on avait recruté le fils Bloch Ficelles (ainsi appelé parce qu'il possédait le plus gros tour de cuisse de la communauté...) Trouver mieux, l’on n'imagine pas ! Il vous soulevait un Séfer Torah d'un seul bras d'un seul, c'était le Monsieur Muscle de la rue des Ponts. Seulement, l’on s'en doute, question pantalon, c'était moins génial... Dès le premier instant, il y avait eu malaise, l’on avait ouï un craquement sinistre. D'après le trésorier, ça devait arriver, c'était même fatal... Le petit David, c'est le petit David !… le fils Bloch Ficelles, c'est le fils Bloch Ficelles !... Reste qu'en attendant, pour le rhabiller, cela avait été également ficelle, il avait fallu une collecte spéciale, un courrier urgent signé du parness... Eh bien, malgré cela, tout le jour de Kippour, ce sacré père Schwartz avait bougonné, et puis pas qu'un peu, l’on n'entendait que lui... Pon Sang T'Pon Sang, En F'Là Encore Un Qui N'A Pas T'Cerfelle, Qui Croit Qu'Être Chamess C'Est Se Pafaner !... Odieux, il avait été : o-d-i-e-u-x ! C'est simple, il lui reprochait tout : sa façon de se tenir, sa façon de marcher, sa façon de se taire, sa façon de faire "chut !". Surtout, il n'admettait pas qu'il transpire tellement, c'était dégoûtant, c'était de la souillure et à l'état pur. Aussi, dès que le malheureux s'approchait un peu des rouleaux de la Loi, il ne vivait plus, il se pinçait le nez en se bouchant les yeux... Aïe ! Aïe ! Aïe ! Ce Schnock, S'Achit Pas Qu'Il Schwitze Sur Les Livres Saints !... Et pour éviter qu'il ne contamine tout, il n'arrêtait pas de lui tendre des mouchoirs... de lui dire de s'essuyer... de recommencer... de bien s'éponger dessus et dessous... Et naturellement, plus il le tannait, plus le gros Bloch ruisselait... en nage, il était... en eau... une fontaine ! Il soufflait tellement qu'il n'arrivait plus à tourner ses pages... il confondait tout... le kadich... la kedoucha... le kidouch... le kol nidré... Moi, comme j'étais un peu dans le même cas que lui, je compatissais... je trouvais qu'en effet entre le chema et le chemoné-essré il n'y avait pas de grosses différences... Mais fort heureusement, "moi" je n'avais pas en charge d'annoncer tout haut le nom des prières, de rappeler à l'ordre les fidèles distraits, tandis que le chamess, pardi ! c'était là son rôle, ça faisait partie de ses prérogatives...

Du coup, le père Schwartz frisait à chaque fois une apoplexie. Il fonçait sur Bloch, le bicorne en bataille... KATTTICH ! PAS KITTTOUCH ! KATTTICH !... Depuis trente-sept ans qu'il avait mission de veiller aux offices, il ne criait plus le nom des prières, non, il les aboyait, il vociférait... KATTTICH ! KATTTICH !... Ah pour être prévenu, l’on était prévenu ! Même madame Grinstein, sur son banc là-haut, cessait sa causette... Brusquement chacun se levait, chacun restait droit, figé à sa place. Alors, un à un, s'extirpant des rangs, les hommes en deuil avançaient dans l'allée centrale. Enveloppés dans leurs longs taleths, leurs livres à la main, et dans le silence soudain revenu, lentement, maladroitement, trébuchant parfois sur un mot, ils commençaient à psalmodier la prière des morts...

Ysgaddal Veyiskadach Chemê Rabbo (Que Le Nom De L’Éternel Soit Glorifié Et Sanctifié)... Beolmo Divero 'Hiroucè Veyamli'h Mal'houcè (Dans Ce Monde Qu'Il A Créé De Par Sa Volonté)...
Telles, tout habitées de larmes, leurs voix semblaient surgir des tréfonds de la nuit comme si elles avaient eu à se frayer un chemin à travers des mers sombres, tourmentées, douloureuses, des mers dont elles auraient gardé à jamais ce goût de sel amer...
Ouvyomè'hon Ouv'haïè Dé'hol Bes Israël (Que Son Règne Vienne Bientôt Du Vivant De La Maison d'Israël)... Baagolo Ouvizman Koriv Veï...
Et chacun à ces mots de méditer, chacun désormais de faire retour sur lui-même. À la même seconde, liés par un fil secret, tous les cœurs se serraient, toutes les gorges se nouaient. Car derrière ceux qui prononçaient aujourd'hui ces paroles sacrées se profilaient, invisibles mais présents, tous ceux qui jadis les avaient récitées eux aussi. Oui, à l'heure du kadich, mystérieusement, les portes de la vie et de la mort s'ouvraient pour communiquer, la choule s'emplissait de l'assemblée immense des absents...


© A . S . I . J . A .