Le Cercle MENACHEM TAFFEL
Docteur Georges Yoram Federmann
Président du Cercle


Dès 1992, Jacques Morel lançait un vibrant et assourdissant "Strasbourg, souviens-toi !" (1) dont je reprends une partie du contenu. "En ces temps où certains mettent en doute la réalité de l'extermination de juifs et de tsiganes par les nazis, il est peut être nécessaire de rappeler d'horribles forfaits qui se sont déroulés non pas dans la lointaine Pologne mais beaucoup plus près de nous : William Schirer dans son livre Le troisième Reich, des origines à la chute, Eugen Kogon, Hermann Langbein et Adalbert Rueckerl dans Les chambres à gaz, secret d'Etat racontent les expériences faites par le professeur August Hirt à Strasbourg" (2) .

"Le Hauptsturmführer SS August Hirt, professeur de médecine, directeur de l'Institut d'Anatomie de l'université de Strasbourg, s'occupait de recherches sur la race, alors très à la mode. Comme "la race juive" était sur le point d'être anéantie, il voulut réunir, tant qu'il était encore temps, "une collection de crânes de commissaires bolcheviks juifs". (...)

Hirt terminait son projet par ces mots : "Pour la conservation et l'étude du lot de crânes ainsi obtenus, la nouvelle université d'Etat de Strasbourg serait le lieu qui conviendrait, en raison des buts et des tâches qui lui ont été assignés (…)" (3) .


115 personnes furent ainsi sélectionnées à Auschwitz et transférées jusqu'au Struthof pour y être gazées dans la chambre spécialement aménagée à cet effet .
86 personnes périrent gazées (on ne sait pas ce que sont devenues les autres) et leur corps furent transférés à l'Institut d'Anatomie Normale des Hospices civils de Strasbourg durant le mois d'août 1943.
L'employé français Henri Henri pierre devra participer la conservation les cadavres dans l'alcool et prendra note, probablement au péril de sa vie, de la liste des 86 matricules (sur l'avant-bras gauche des victimes).
Hirt séparait les têtes et étoffait sa collection de squelettes.
L'irruption des alliés le 23 novembre 1944 l'empêchera de se débarrasser des corps.
On en retrouvera 17 intacts et 166 segments de corps appartenant à 64 personnes au moins .

Je dois dire que je n'ai appris l'existence de ces crimes qu'en 1992, c'est à dire longtemps après la fin de mes études entièrement réalisées à Strasbourg.
Cela m'a beaucoup interrogé depuis et je me suis souvent demandé quelle pouvait être les causes d'un tel avatar dans la transmission de cette page sombre de l'histoire de la médecine à Strasbourg.
Je continue à m'interroger.

La controverse
Georges Federmann à la réunion commémorative devant l'Institut d'Anatomie Normale à l'Hôpital civil
1er décembre 2013 - © Raphaël Toledano

Par la suite, j'ai eu droit, comme beaucoup aux anecdotes et aux rumeurs faisant état de l'utilisation en T.P., après-guerre, de matériel anatomique ou embryologique datant de cette période sombre.

A ce sujet les indications des professeurs Heran et Le Minor qui affirment qu'il n'y a jamais eu de coupes anatomiques constituées à partir des corps des martyrs juifs et tsiganes sur lesquelles auraient travaillé les étudiants en médecine, sont nuancées par le courrier des lecteurs du Monde Diplomatique d'août 1993 où le Dr Charles Mager écrit : "c'est l'époque après la Libération. Je suis étudiant en médecine, première année. J'entre dans la grande salle d'autopsie de l'université de Strasbourg. Je m'apprête à commencer la dissection du cadavre. Je m'aperçois que tout son corps est parcouru de profondes meurtrissures. Il est circoncis. A titre de curiosité, je me mets à parcourir toute la salle de dissection, en m'arrêtant attentivement devant chaque table. Tous les cadavres, hommes et femmes, sont profondément marqués par des coups. La plupart des hommes sont circoncis. Je retourne à ma place. Le professeur d'Anatomie me dit de commencer la dissection. Je ne puis. Je suis dégoûté . J'ai envie de vomir. Je décide de réunir, au milieu de la salle, un comité de tous les étudiants juifs, pour protester. Ils n'osent, ils ont peur, ils se dérobent. Alors, seul, décidé à agir, je me rends, par une nuit froide d'automne, chez le rabbin de la ville pour lui fournir toutes les explications. Le lendemain, tous les cadavres, qui de leur vivant ont été torturés à mort, ont disparu de la salle de dissection." (4) Jacques Heran précise que : "contrairement à une légende tenace, les pauvres restes des victimes juives de Hirt au Struthof, retrouvés à la Libération dans les cuves de l'Institut d'Anatomie, n'ont jamais été donnés à disséquer aux étudiants français, et aucun fragment n'est conservé dans des bocaux" (5) . Jean-Marie Le Minor affirme, quant à lui : "Depuis les procédures judiciaires rigoureuses de 1945, l'Institut d'Anatomie Normale de Strasbourg ne conserve plus aucun élément anatomique de la période nazie" (6) .

Une seule victime identifiée

Des 86 victimes, une seule avait été identifiée, jusqu'au 21 septembre 2003, "grâce" au matricule 107969 retrouvé sur son avant-bras gauche.
Il s'agit de Menachem TAFFEL, né en Pologne le 28 juillet 1900.
Il a séjourné ensuite à Berlin, ironie du destin, au 9 rue d'Alsace ( Elsasserstrasse).
C 'est en 1985 que l'on retrouve son nom cité pour la première fois dans l'Album du Struthof ,présenté et commenté par Jean-Claude Pressac et édité par Serge Klarsfeld.

Pouvait-on espérer retrouver un jour plus d'éléments biographiques en s'appuyant sur le passage du livre de Kogon, Langbein et Ruckerl qui précisait qu'à Auschwitz "L'envoyé spécial chargé de réunir le matériel (...) devra prendre une série de photographies déterminées à l'avance, effectuer des mesures anthropologiques et, autant que possible, établir l'origine, la date de naissance et le maximum de détails personnels sur les prisonniers" ? (7)

Inspirés par 2 chercheurs du CNRS de Strasbourg, Bruno Escoubes et Jacques Morel auxquels je m'étais associé dès 1992, nous avons développé une réflexion sur le sens de la participation de médecins et de scientifiques reconnus à de tels crimes. Nous ne comprenions pas qu'à peine 50 ans plus tard (dix ans de plus sont passés depuis), des étudiants puissent fouler le sol des mêmes locaux sans plus avoir conscience du drame qui s'y était déroulé. Comme c'est toujours le cas actuellement.

L'oubli s'impose jour après jour.
Que vaudrait une vie sans Mémoire et sans Histoire et quel sens ultime pourrait avoir la mort de ces 86 victimes ?
Que vaudrait la vie de Monsieur MENACHEM TAFFEL, seule victime identifiée jusqu'alors?
Qui se souviendrait de son arrestation à Berlin en 1943 ainsi que de celles de sa femme Klara, 44 ans, et de leur fille Ester Sara, 15 ans.
Qui se souviendrait de leur déportation à Auschwitz-Birkenau le 13 mars 1943 ?
Qui se souviendrait de la mort immédiate de Klara et d'Ester dès leur arrivée ?

Et qui se souviendra que c'est la profession médicale qui a adhéré dans la plus forte proportion au parti nazi ? (8)

En 1995 j'ai pu prendre contact avec le Docteur Roland Knebusch, psychanalyste à Kehl en Allemagne alors qu'il tentait, de l'autre côté du Rhin d'honorer la mémoire de 9 résistants français du réseau Alliance exécutés par la gestapo.
Nous avons aussitôt reconnu la convergence de nos points de vue et de nos combats et c'est par le détour de l'Allemagne, si j'ose dire, que la première reconnaissance officielle des forfaits du professeur Hirt a pu se faire lors de deux cérémonies au cimetière israélite de Cronenbourg dont la première eut lieu le 8 mai 1996 (et la seconde le 20 octobre1996) à une date éminemment symbolique, jour anniversaire de l'armistice de 1945.
Sur des tombes juives, des médecins allemands et français, juifs et non juifs ont rappelé que la médecine avait avant tout une vocation humaniste et universaliste et que l'horreur devait être à jamais et pour toujours dénoncée et combattue.

Mais qui se souvient encore de Menachem TAFFEL ?

Puis en 1997, nous avons fondé le Cercle MENACHEM TAFFEL pour marquer notre hostilité constructive à la tenue à Strasbourg du congrès du Front National dont certaines thèses révisionnistes ont toujours voie au chapitre.

C'est, en effet, le 21 juin 2003, que le tribunal administratif de Lyon a restitué au négationniste Mr Jean Plantin des diplômes qui avaient été annulés pour irrégularité.
M. Plantin est donc désormais apte à enseigner l' histoire .
Il pourra s'appuyer sur son sujet de maîtrise consacré à Paul Rassinier , "père du négationnisme , qui explique que les juifs n'ont pas été exterminés par les nazis,…" et sur celui de son DEA où il affirme que les déportés sont morts de maladie, dans les camps.

Ernst Klee révèle son identité en s'appuyant, précise-t-il en notes sur les informations fournies par le Dr Knebusch de Kehl. (9)
Patrick Wechsler l'évoque dans sa thèse remarquable rédigée en 1991. (10)
Le Professeur Jacques Heran le cite dans son monumental ouvrage : Histoire de la médecine à Strasbourg. Il précise aussi qu'il "..faut enfin le dire : cette Faculté (de médecine allemande) eut des pages claires, dont quelques-unes furent belles; quand aux zones d'ombre, l'intensité de leur noirceur ne doit plus être maladroitement sous-estimée." (11)

Nous luttons depuis pour que les générations futures n'oublient pas

Le Professeur Jean-Marie Le Minor, tout récemment prête une attention particulière "au devoir de mémoire" et fait référence explicitement aux travaux du Cercle MENACHEM TAFFEL. ((12)
C'est une démarche qui s'inscrit aux plans social et pédagogique que notre Cercle mène depuis sa création à la mémoire et au nom de cette victime.
Posez la question aux étudiants en médecine ou en kiné qui fréquentent l'Institut d'Anatomie Normale, en plein cœur des Hospices Civils de Strasbourg et vous constaterez (avec consternation) qu'aucun ne peut donner sens au patronyme perdu (une deuxième fois ?) de MENACHEM TAFFEL.
Jean-Marie Le Minor ajoute bien (pourtant) que : "L'évolution des mentalités collectives a fait émerger plus récemment la notion de devoir de mémoire afin de contribuer à éviter que de tels évènements puissent se reproduire.
Parmi les actions menées , il convient de souligner celles du Cercle MENACHEM TAFFEL.
Cette association strasbourgeoise (...) milite pour la reconnaissance et la mémoire des atrocités commises à Strasbourg par le professeur A. Hirt.
(…) L'apposition d'une plaque commémorative à l'Institut d'Anatomie de Strasbourg a été suggérée à plusieurs reprises , en particulier par le Cercle MENACHEM TAFFEL" (13) .

Mais revenons à Ernst Klee qui rapporte la réflexion du Dr. Grafe, assistant du Pr. Haagen.Celui ci poursuivait au Struthof des expérimentations sur des cobayes dans le cadre de recherches sur les virus : "On ne prend que des Polonais, pas des Alsaciens, les Polonais ne sont pas des êtres humains" (14) .

Lors de son procès , les témoins directs comme Josef Kramer, dernier vommandant de Natzweiler-Struthof, sont interrogés. Il rapporte en juillet 1945 : "(…) Au début d' août 1943, je reçus donc les quatre-vingts internés destinés à être supprimés à l'aide des gaz qui m'avaient été remis par Hirt. Je commençai par faire conduire à la chambre à gaz, un certain soir vers 9 heures, à l'aide d'une camionnette, un premier groupe d'une quinzaine de femmes environ. Je déclarai à ces femmes qu'elles devaient passer dans la chambre à désinfection, et je leur cachai qu'elles devaient être asphyxiées. Assisté de quelques SS, je les fis complètement déshabiller et je les poussai dans la chambre à gaz alors qu'elles étaient toutes nues. Au moment où je fermai la porte, elles se mirent à hurler (...) J'allumai la lumière à l'intérieur de la chambre à l'aide d'un commutateur (...) et j'observai par le regard extérieur ce qui se passait à l'intérieur de la chambre. Je pus constater que ces femmes continuaient à respirer environ une demi-minute, puis elles tombèrent à terre" (15) .

Le Français Henri Henripierre se souvient de l'arrivée des corps des suppliciées : "(...) Les corps sont arrivés pas encore rigides; les yeux étaient encore grand ouverts et brillants. Ils sortaient des orbites, rouges et congestionnés. En outre, des traces de sang se voyaient autour du nez et de la bouche" (16) .

Kogon, Langbein et Ruckerl évoquent aussi la mort de détenus gitans, un an plus tard, vers la mi-juillet ou début août 1944,au Struthof. Ceux-ci furent exposés au phosgène , un gaz incolore qui avait été utilisé comme gaz de combat pendant la première guerre mondiale (et dont Hitler fut lui-même victime) : "Himmler demanda alors (à BICKENBACH) pour améliorer la qualité des résultats de l'expérience, qu'on soumette simultanément au gaz des sujets d'expérience protégés (par l'urotropine) et des sujets non protégés.(...)En quatre expériences, on exposa au gaz chaque fois deux détenus protégés et deux détenus non protégés . A ces derniers on donnait l'illusion d'une protection à l'aide de placebos."
De ces détenus non protégés, continuent Kogon et collaborateurs , dits « sujets de contrôle », trois moururent finalement d'un œdème du poumon dans d'horribles souffrances en crachant le sang »(17)
Les témoins voient ces corps déshabillés avant l'exécution et dont l'avant-bras gauche est marqué d'un numéro à 5 chiffres ou à 6 comme pour le 106969 de TAFFEL.
Des corps que l'on va parfois brûler ou conserver (18) .

Témoignages sur les autopsies

Notre maître le professeur Léonard Singer qui ne s'en ouvrit jamais durant toute sa carrière professionnelle exposa tardivement, en 1996, dans les colonnes de la revue Mémoire de la Médecine à Strasbourg, son témoignage d'assistant des trois médecins légistes, Simonin, Piedelievre et Fourcade qui procédèrent à l'autopsie du corps des 86 victimes.
Il en gardera pour toujours une vision d'horreur qui peut expliquer son silence douloureux. "Cette hallucinante confrontation avec les fragments humains et les cadavres laissés par le sinistre Hirt dans les caves de l'Institut d'Anatomie situé au milieu des Hospices civils, a été en fait ma première prise de contact avec l'hôpital, celui de Strasbourg dans lequel s'est déroulée toute ma carrière à partir de 1946 jusqu'à ma retraite en 1992. cependant je dois dire que pendant les premières années de médecine surtout, mais à la vérité à un degré moindre pendant toute ma carrière hospitalo-universitaire, ces cadavres et fragments de cadavres ont été à l'origine d'une répulsion pour l'Institut d'Anatomie et l'Institut d'Anatomie pathologique...
Quand, bien plus tard, j'ai été chargé de la surveillance des étudiants dans la grande salle de dissection de l'Institut d'Anatomie, à l'occasion d' examens, je sentais toujours un malaise diffus et le souvenir de ces cadavres me revenait' (19) .

Jean-Marie Le Minor revient dans son ouvrage de référence sur ces autopsies auxquelles le futur Professeur Singer participe :"Le volumineux rapport d'expertise médico-légale de C. Simonin, R. Piedelievre et J. Fourcade décrit méticuleusement l'autopsie de 17 sujets entiers , et de 166 segments de corps appartenant à 64 personnes au moins ; toutes présentant les signes d'une mort par inhalation d'acide cyanhydrique." (20) Yves Ternon le dit bien :"Les Juifs, comme les malades mentaux et les Tziganes, sont marqués et transportés comme du bétail, gazés comme de la vermine, brûlés comme de l'ordure."
De surcroît et «de même que l'exclusion des Juifs a amené du profit, leur destruction doit rapporter. Comme race, les Juifs sont condamnés à une mort immédiate. Celle-ci peut être différée s'ils sont perçus comme instrument de production ou comme cobayes pour des expérimentations humaines conduites par des médecins. Auschwitz représente la forme la plus accomplie de domination de l'homme par l'homme.(...) De A , sa première lettre, à Z, sa dernière ; Auschwitz épelle l'alphabet de l'horreur." (21)

Patrick Wechsler rappelle : "Les essais doivent commencer à petite échelle : dix détenus. Ceux-ci viendront du Struthof. Nous l'avons vu , ils doivent être en bon état, pour que les résultats des recherches soient applicables à la troupe (corps reconstitués et revitalisés), doivent donc recevoir le régime alimentaire de l'équipe de surveillance du camp. Cela va sans dire que le régime habituel est maigre. En ces temps de guerre, il est tellement difficile d'obtenir un repas correct pour ces dix détenus, que le SS-Obergrupenführer et Général des Waffen SS Oswald Pohl, chef de la direction générale des camps de concentration, est obligé d'intervenir en personne auprès des instances responsables, afin de rappeler le rôle de l'Ahnenerbe." Autre surprise, le Patrimoine Ancestral non seulement a du mal à obtenir ces repas, mais en plus est obligé de payer 40 marks par détenu et par mois. Sievers fait les comptes et totalise 4000 marks pour dix détenus, sur une période de dix mois.

Cette pensée le met hors de lui : "Quand je pense à nos recherches en science militaire menées au camp de concentration de Dachau, il faut que je signale avec éloge de quelle façon généreuse et pleine de compréhension nos travaux y ont été soutenus…Il n'y jamais été question de payer les détenus. A Natzweiler on semble vouloir tirer beaucoup d'argent de l'occasion." (22)

L'eugénisme
Georges Federmann à la réunion commémorative devant l'Institut d'Anatomie Normale à l'Hôpital civil
1er décembre 2013 - © Mohamed Ketbach

"Il est facile de résumer l'idéologie des nationaux-socialistes : la diversité des êtres humains a un fondement biologique. Ce qui rend les Juifs juifs, les Tsiganes tsiganes, les Asociaux asociaux et les Malades mentaux malades mentaux réside dans le sang, et donc dans les gènes. Tous les groupes sus-mentionnés, et d'autres encore, sont inférieurs. Il ne peut donc pas y avoir d'égalité de droits entre les inférieurs et les supérieurs. La possibilité de voir les êtres inférieurs se reproduire plus vite que les supérieurs existe. Il faut donc sélectionner, stériliser, éliminer, écarter, c'est à dire tuer les êtres inférieurs; ne pas le faire c'est porter la responsabilité de la disparition de la culture." Benno Muller-Hill. (23)
Dans cette perspective idéologique les anthropologues (dont les eugénistes) s'occupaient de la détection et de la sélection des non-Allemands "inférieurs" (Juifs, Tsiganes, Slaves et Noirs) et les psychiatres, eux, travaillaient à la détection et à la sélection des Allemands "inférieurs" (Schizophrènes, épileptiques, idiots, psychopathes, sourds et malentendants).

Les meurtres de masse dont l'inspiration est inscrite dans les lois de 1933 évont ouvrir de nouvelles possibilités à la recherche en psychiatrie et en anthropologie (notamment par l'examen des cerveaux des martyrisés) (24) .

Benno Muller-Hill rappelle que les psychiatres "ayant reçu une formation médicale se voyaient fort bien faire de remarquables diagnostics sur les maladies mentales(...) Mais ils n'avaient aucun pouvoir thérapeutique…" Il dit bien que jusqu'à la fin des années vingt, il n'existait aucune thérapie pour les grands troubles psychiatriques. Il ajoute que le message essentiel des textes rédigés par les médecin de la SS et du parti étaient caractérisés par "l'horreur que l'on éprouve face aux malades mentaux et aux Juifs" (25) .


Et Jean-Pierre Baud le reprend, précisant que :"Dans l'esprit des nazis, le génocide des Juifs et des Tsiganes étaient indissociable de la stérilisation et de l'euthanasie de certains malades et infirmes ; il s'inscrivait ainsi dans un ensemble de mesures sanitaires destinées à préserver la race."
"Les savants nazis ont abondamment traité de la gangrène ou de la tumeur cancéreuse dont il fallait débarrasser le peuple allemand. Tel est bien le concept qui, au carrefour, du juridique et du scientifique, peut donner naissance au système institutionnel du génocide. Le génocide est le produit de la rencontre de deux facteurs,(...) : il faut d'abord un système de légalité scientifique dominé par une théologie, à entendre comme une discipline qui développe une érudition à partir d'un certain nombre de dogme; -il faut aussi que cette police du monde des sciences soit présentée comme destinée à défendre ce qu'on peut appeler l'être collectif, c'est à dire une réalité non seulement intellectuelle, mais encore corporelle, regroupant les individus appartenant à une communauté humaine. Si l'on compare la légalité scientifique médiévale à celle de l' Allemagne nazie, on aperçoit dans les deux cas un monde des sciences dominé par une théologie fonctionnant comme un système défensif de l'être collectif et pouvant conduire au génocide, l'originalité du système nazi se limitant à une transcription médicale du pouvoir théologique et à une définition raciale de la défense physique de l'être collectif ." (26)
Aujourd'hui, nous nous devons de nous interroger sur le fait de savoir si les thèses eugénistes et le spectre de l'euthanasie active sont-devenues lettre morte .
La réponse négative à cette question fondamentale nous impose d'enseigner aux étudiants actuels l'Histoire de la science(dont la médecine) sous le troisième Reich. "Comment la pratique d'une science normale – et d'une science de premier plan!- a-t-elle pu déboucher sur l'anormal de l'horreur, (...).Quoi qu'il en soit, lorsqu'on est en présence d'un « dérapage »aussi généralisé, et même si ce sont les hommes qui sont pleinement responsables de leurs actes devant la justice, il ne peut plus être question de la seule responsabilité individuelle.
La science (et notamment l'anthropologie) l'est incontestablement sur « le triple plan de la collaboration politique, scientifique et "pratique"." (27)

Spécificité du génocide

Mais alors, puisque la science allemande n'était pas fondamentalement différente de celle des autres pays européens, quelles sont les raisons qui ont fait la spécificité atroce du génocide ?

Ternon parle de : "l'émergence en Allemagne d'une mentalité génocidaire. (Ce crime) n'eût pas été concevable si, insensiblement, le racisme biologique ne s'était substitué à l'éthique humanitaire, si l'idée d'euthanasie -l'aide apportée à celui qui souffre et dont la mort est certaine et imminente -n'avait pas été inversée pour devenir la suppression des "vies indignes d'être vécues". Dans ce meurtre, le vocabulaire joue un rôle déterminant. On parlait en Allemagne dès les années vingt des malades mentaux comme d'"enveloppes vides", de "semi-humains», d'"esprits morts", "d'existences superflues". "La prescription du meurtre est donnée par Hitler dans un ordre antidaté du 1er septembre 1939, ce qui indique la volonté du Führer d'exploiter la guerre pour camoufler la perpétration de meurtres collectifs. C'est le seul ordre de meurtre rédigé par Hitler." (28)

"Cette ordonnance est "honorée" au-delà de la lettre par des médecins «prêts à prescrire des sacrifices et à ébaucher des théories du sacrifice pour toute personne qui les y autoriserait. Les professeurs en anthropologie, en psychiatrie et en éthologie devinrent ainsi les théologiens d'un nouveau culte de Baal, et les médecins praticiens en furent les prêtres." (29)

"Le national-socialisme n'était-il pas "de la biologie appliquée à la politique", selon le mot fameux de Hans Schemm? Le professeur Eugen Fischer, chef de file de l'anthropologie biologique en Allemagne et directeur de l'Institut Kaiser-Wilhelm d'anthropologie, de génétique humaine et d'eugénisme, écrivait en 1943 d'une façon on ne peut plus claire: «C'est une chance rare et toute particulière, pour une recherche en soi théorique, que d'intervenir à une époque où l'idéologie la plus répandue l'accueille avec reconnaissance et, mieux, où ses résultats pratiques sont immédiatement acceptés et utilisés comme fondement de mesures prises par l'Etat." (30) On ne peut pas être plus clair. "Le médecin nazi est un médecin du peuple; pas de cet ensemble d'individu qui relève d'une administration sanitaire, mais d'un être collectif individualisé, le Volk, d'un être possédant un corps, le Volkskörper. Pour le médecin nazi, le concept de la guérison est celui de la guérison totale, la guérison du Volk par tous les moyens thérapeutiques , même par l'intervention chirurgicale pratiquée sur le Volkskörper." (31)

Quels enseignements a-t-on tirés de l'histoire de ces crimes ?
Quelles mémoires leur accorde-t-on ?

Yves Ternon nous rappelle que "le procès des médecins de Nuremberg a fait pour la première fois l'objet d'un enseignement à la faculté de médecine de paris, à l'Hôpital Pitié-Salpêtrière les 10 et 11 février 1998." (32) Il précise que le corps médical allemand a connu une dérive telle, de 1933 à 1945, que "les principes éthiques sur lesquels repose la pratique médicale ont été inversés".
Ce procès s'est tenu du 9 décembre 1946 au 19 juillet 1947, devant un tribunal militaire américain.
Ternon ajoute que l'on jugea "des expériences qui se déroulèrent dans un univers où les fins étaient inversées, alors que les moyens étaient souvent optimisés".
La science allemande était restée sous le nazisme l'une des meilleures du monde.
Il affirme que ce qui nous semble avoir été une aberration s'inscrivait "dans une logique criminelle à l'échelle d'une nation".

C'est cette logique qu'il faut saisir, comprendre et enseigner pour éviter les répétitions.
Il faut aussi rappeler que les "théories racistes , les programmes d'eugénisme, et même d'euthanasie, avaient touché la plupart des pays occidentaux", et ce jusqu'aux années 30 (du 20 ème siècle) (33).

Nuremberg ne frappa que des exécutants.
Qui se souvient que plus de la moitié des médecins autorisés à exercer en Allemagne avaient soutenu le régime par leur adhésion au parti nazi, donc partagé la responsabilité de ses crimes ?
A-t-on suffisamment réfléchi à la question de la participation de médecins au génocide juif ?
Les accusés du procès ne se sentaient pas coupables et ne demandaient pas pardon(34).

Compte-tenu des leçons que l'histoire nous offre et nous impose de manière cinglante, n'est-il pas de notre devoir d'étoffer notre réflexion déontologique autour du rôle de la fonction de médecin dans la société?

Est-il un agent social, un exécutant ou a-t-il une vocation plus humanitaire et humaniste, et à ce moment-là comment pourrait-il justifier d'être le véhicule de thèses extrémistes ou discriminatoires , comme c'est régulièrement le cas, qui nécessairement marginalisent certaines parties ou certains groupes de la population?

L'histoire et ses jugements ont fait que certains médecins ayant participé aux expérimentations sur des humains au Struthof ont fini leurs jours dans leur lit comme Bickenbach qui est fait prisonnier en 1945 : "Il est libéré puis rentre en 1946 chez lui et est repris le 13 juillet 1947 pour être à nouveau incarcéré dans une prison française. Au procès de Metz il est condamné le 24 décembre 1952 aux travaux forcés à perpétuité. Le jugement est cassé le 14 janvier 1954 par un tribunal militaire parisien et il est condamné à 20 ans de travaux forcés au cours d'un nouveau procès militaire à Lyon le 14 mai 1954. Il est amnistié le 18 septembre 1955, retourne en RFA où il exercera et tant qu'interniste à Siegburg." (35). Haagen (nobélisable) lui aussi est gracié en 1955, date à laquelle il retourne à Berlin où il décède le 03 août 1972.

Ernst Klee rappelle que "les détenteurs du pouvoir sous le 3 ème Reich ont offert aux médecins une perspective extraordinairement attirante , unique jusqu'alors dans le monde: au lieu de cobayes , de rats et de lapins , ils ont pu, pour la première fois , utiliser massivement des êtres humains à des fins expérimentales.
La médecine sous le nazisme: les objets d'expérience humains (Versuchspersonen : littéralement "personnes d'expérience". Le terme est composé sur le même modèle que Versuchstier, "animal de laboratoire" - note du traducteur Olivier Mannoni) sont considérés comme racialement, socialement ou économiquement inférieurs. Ils sont donc exclus de la société, mais on justifie leur consommation par la recherche en affirmant qu'elle servira à la santé des générations futures.
La médecine sous le nazisme, c'est la sélection de ceux que l'on a définis comme inutilisables. La visite médicale, au camp de concentration , c'est la sélection avant le départ pour la chambre à gaz. A la rampe d' Auschwitz, ce sont des médecins qui attendent et qui trient.
Les victimes des crimes de la médecine ont été des détenus des camps, des prisonniers de guerre, mais avant tout des Juifs et encore des Juifs. Ceux qui ont planifié, agi, leurs complices actifs ou passifs, constituaient l'élite du corps médical. Voilà pourquoi l'on n'a pas éprouvé le besoin d'explorer dans ses moindres recoins ce vaste champ historique. Jusqu'à ce jour." (36)

Ernst Klee précise bien que les médecins impliqués n'étaient pas les fous pour lesquels on a voulu les faire passer souvent. Comme s'il s'agissait de faire croire que l'adhésion au nazisme d'une énorme partie du corps médical était un accident de l'histoire.
Comme si l'on admettait encore systématiquement que le médecin ne pouvait agir que dans l'intérêt de son patient .
Klee est clair , nous ne sommes pas à l'abri d'une récidive .

Il "suffirait" - qui peut affirmer que nous en sommes-nous complètement à l'abri ?- que le mépris , pour l'Etranger, pour le Marginalisé, pour l'Exclu, pour l'Autre, je veux parler là de tout le domaine de l' altérité : que se soit la manière de penser et de conceptualiser la frontière, la limite où le lieu mêmes ou que se soit la manière de penser et de conceptualiser la rencontre avec l'autre ou la différence culturelle.

Je veux parler aussi là de la manière de penser la maladie (la nôtre et celle d'autrui), la mort et les conditions de la vie, passe de l'expression d' actes isolés à une organisation idéologique et politique pour que la machine à tuer et à donner la mort se remette en marche…dans l'intérêt bien compris des victimes, naturellement, pourrions-nous ajouter, à peine cyniquement.

Les médecins nazis, dont aucun à ma connaissance n'a jamais exprimé de remord pour sa participation à ces crimes , ce qui montre bien qu' ils se pensaient investis d'une mission civique et thérapeutique, sinon religieuse, étaient persuadés de soigner l'humanité en éliminant les Juifs.

Responsabilité des Médecins

Réunion commémorative devant l'Institut d'Anatomie Normale à l'Hôpital civil 1er décembre 2013
© Raphaël Toledano
Nuremberg n'a d'ailleurs pas levé toutes les ambiguïtés puisque même l'expert américain IVY "admettait l'expérimentation même dangereuse sur l' homme à la seule condition que les sujets soient volontaires" (37).
Il ajoutait que "le danger de l'expérience et la liberté du sujet n'interviennent pas si les quatre conditions suivantes sont réunies : acceptation volontaire et connaissance suffisante de l'expérience, nécessité de celle-ci et aptitude de l'expérimentateur" (38).

Le Dr Alexander n'est pas en reste, qui "bien que visiblement tenté par les expériences sur des condamnés à mort et reconnaissant que l'opinion publique américaine les admet, leur est cependant opposé, à cause de l'altération apportée au sens de la peine de mort" (39).
La peine de mort risquerait, affirme-t-il, de perdre son caractère dissuasif .
Il ajoute même, comme pour entretenir une discussion confraternelle avec les inculpés, et leur trouver des circonstances atténuantes que "les expérimentateurs allemands eussent pu pratiquer sur des criminels légalement condamnés et volontaires, auxquels aurait été offerte une chance de survie" (40).

Nous avons bien là l'illustration que les médecins européens et occidentaux sont les héritiers d'une même tradition philosophique et déontologique remontant au 16 ème siècle et aux premières dissections.
En 2005, quel médecin peut-il affirmer que dans les conditions de la montée du nazisme , il se serait opposé à ce qui nous semble condamnable aujourd'hui ?
Ne devons-nous pas, alors, nous considérer comme dépositaire d'un héritage technique et moral mais aussi d'une histoire de la médecine, souvent magnifique, mais dont nous ne devons pas dénier les pages sombres qui font partie aussi du patrimoine transmis.
Nous nous devons d'en assurer l'enseignement aux générations futures d'étudiants afin que "cela ne se reproduise (vraiment) plus jamais".

La recherche obsessionnelle des mécanismes idéologiques et politiques qui conduisent dans une société donnée à la stigmatisation d'un groupe social ("racialement, socialement ou économiquement inférieurs", comme l'écrivait Ernst Klee) doit rester pour le médecin une forme de lutte permanente qui doit faire partie de l'exercice du son métier.
Ne pas s'inscrire dans cette lutte et dans cette recherche , c'est risquer d'être l'acteur plus ou moins volontaire, plus ou moins conscient, mais l'acteur quand même, de la négation puis de la destruction du patient-sujet dès lors que l'idéologie dominante le dictera.

Le philosophe Jean-Luc Nancy a bien souligné en introduction des débats de la journée du 21 septembre 2003 que "l'horreur de la médecine nazie", par sa singularité, ne devait pas nous rendre moins attentif aux autres horreurs que le 20ème siècle avait générées. Il nous as aussi sensibilisé au fait que le rappel quasi systématique et solennel au contenu du Serment d' Hippocrate était bien destiné à signifier aux médecins que sa transgression était toujours possible .

Par ailleurs, n'a-t-on pas toujours tendance à s'identifier aux bourreaux (ne serait-ce que pour affirmer à tort que tout nous oppose à eux) et rarement sinon jamais aux victimes?

Méditons pour finir la mise en garde d' Ernst Klee : "La médecine sous le nazisme ne se distingue de la médecine d'avant et d'après elle que sur un point : les chercheurs pouvaient faire tout ce qu'ils voulaient" (41).


Nous avons donc , à notre modeste échelle, participé à réparer et à "recoudre" ce que nos confrères allemands ayant adhéré au nazisme ont détruit.
Ces hommes ont inspiré les lois raciales nazies dès 1933 et ont déshumanisé leurs victimes en les marquant d'un matricule et en leur ôtant nom et identité.

Nous avons parcouru le chemin inverse pour que ces 86 victimes ne émeurent pas deux fois", grâce au journaliste-historien, Hans-Joachim Lang, de Tübingen, qui a retrouvé et révélé l'ensemble des identités après des années de recherche ,sans jamais pouvoir, il faut le rappeler, accéder aux archives françaises.

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