Henri BLOCH
1885 - 1949
par Ruth Schwob – Bloch

Henri (Heinrich) Bloch est né le 12 octobre 1885 à Mertzwiller et décédé le 25 juillet 1949 à Bâle (enterré à Hégenheim).

Une bourse obtenue lui permet d’aller faire des études en Allemagne (l’Alsace était encore allemande) : préparation à Burgprepach puis entrée au séminaire (= école normale) de Würzburg (Bavière) où il fait des études pour devenir enseignant et ministre officiant.

Sa première place est à Grünsfeld, la deuxième à Neckarbischofsheim.
Sa mère, devenue veuve, habite alors chez lui dans une petite maison à deux étages.

Une parente de sa future belle-mère lui présente Amalie Katz de Mergentheim. Elle a 19 ans et lui 29. C’est le coup de foudre. Mais à peine mariés (à Rastatt), la guerre les sépare. Il doit partir au front laissant, le cœur lourd, sa jeune épouse seule. Elle pleure, enfermée dans sa chambre.

Henri Bloch au front (où ?), devant une synagogue, après l'office de shavouoth le 20 mai 1915. Tous ces soldats et officiers sont donc juifs (et donc très intégrés, puisqu'ils ont l'autorisation d'observer les fêtes!). Il y est écrit de la main d'H. Bloch: "Nach dem Wochenfestgottesdienst im Felde am 20. Mai 1915". Il est au premier rang, juste au-dessus de la première flèche depuis la gauche sous la photo et sous la première colonne depuis la gauche. Il porte une casquette foncée et un uniforme clair.


En 1915, il est trésorier à Ostende. Plus tard, il obtient un poste à Prenzlau (près de Berlin), où sa femme peut enfin le rejoindre et, plus tard à Schwetzingen. Leur fille Ruth naît le 13 décembre 1919.

Henri Bloch avec sa classe de Tamud Torah en 1932 à Schwetzingen en Allemagne (sa fille Ruth, 13 ans, est au dernier rang au milieu). Une partie de ces enfants a pu s'enfuir aux Etats Unis et les autres ont été déportés ...

Se rendant sur la tombe de son père à Mertzwiller tous les ans, il profite d’une de ses visites pour se faire "réintégrer" comme français à la mairie de son village. Il est donc double national allemand et français ; ce qui lui sauve pour ainsi dire la vie.

Après les accords de Munich, il se présente comme ministre-officiant et enseignant au Talmud Torah à Westhoffen où il est engagé. Mais avant de prendre ce poste, il faut encore qu’il rentre à Schwetzingen pour régler ses affaires et préparer son départ.

La nuit de cristal précipite les choses ; grâce à sa nationalité française, lui et sa femme peuvent se faire envoyer tous leurs meubles en Alsace. Leur installation à Westhoffen est grandement facilitée par l’aide précieuse de la famille May ; ils deviennent amis par la suite. Hélas, la guerre éclate et ils doivent fuir à Thonon-les-Bains où Henri organise des offices, un pasteur ayant mis à disposition de tous ces juifs réfugiés la salle paroissiale.

Henri Bloch avec son épouse Amélie et leur première
petite-fille Gaby, décembre 1944 en Suisse


En 1945, retour à Westhoffen. Peu de temps après, son beau-père habitant Bâle lui trouve un poste à Saint-Louis, ce qui les rapproche aussi bien de celui-ci que de leur unique fille Ruth s’étant mariée à Berne en 1943.

Henri Bloch décède le 25 juillet 1949 à la suite d'une attaque cérébrale et il est enterré au cimetière juif de Héguenheim.

M E M O I R E S
"Notre fuite"
par Ruth Schwob – Bloch


Vendredi, 14 juin 1941

Terminée la "drôle de guerre" ! A Westhoffen, on s’effraye : "die Ditsche kumme" (les Allemands arrivent) ! Les troupes allemandes avancent de plus en plus sur le territoire français ; ils ont dépassé Paris. L’idée incroyable jusqu’à présent que la France pourrait être vaincue dans peu de temps semble devenir réalité. Si Westhoffen est occupé, nous (notre famille) sommes perdus, c’est ainsi que nous nous l’imaginons. Donc, nous nous décidons de suivre le conseil de ma tante de Paris, de la rejoindre chez des amis en Auvergne, aussitôt que nous aurons reçu nos sauf-conduits nécessaires à ce voyage.

Je prends mon vélo pour aller me renseigner à la prochaine gare (Wangen) si l’on peut envoyer des caisses avec de la literie. On me répond que oui, mais cela peut durer des semaines jusqu’à ce qu’elles arrivent. En rentrant, je passe sur tout le long du chemin entre des cavaliers qui me disent des petits mots gentils en passant. Ils sont tous d’excellente humeur bien qu’ils soient en retraite. Moi aussi, je suis gaie, je ne pense pas à l’avenir et je m’imagine que je passe en revue ces jeunes soldats qui me sourient. Cela me plaît bien.

Arrivée à la maison, je trouve mes parents occupés à préparer les caisses ; leurs visages soucieux m’inquiètent. J’apprends que depuis mon absence, nos meilleurs amis sont venus dire adieu, s’étant vite décidé à partir dans leur auto la nuit-même ; nos voisins, les bouchers aussi.

Et nous, qu’allons-nous faire ? Le temps presse. Nous n’avons pas nos papiers et demain, il sera peut-être trop tard. A la mairie, on me conseille d’aller à Wasselonne pour demander à la gendarmerie de me les délivrer. Mes parents hésitent de me laisser aller seule, car la route est pleine de chars avec des chevaux et des soldats, mais il n’y a que moi qui parle bien le français. En sortant de chez nous, je rencontre une camarade, Janine, qui vient faire le même chemin que moi pour essayer de trouver un taxi qui les emmènerait à la gare le lendemain. Pour ses 16 ans, elle est très énergique ; je l’aime bien.

Je réussis à avoir des sauf-conduits provisoires pour nous trois. Pendant que l’employé remplit les formulaires, je me mets à réfléchir un peu et mes yeux se remplissent de larmes : comme l’avenir est noir ! L’employé me comprend : "Je suis aussi très énervé", dit-il. Maintenant j’ai les sauf-conduits ; quant à une voiture, impossible d’en trouver. Tout a été réquisitionné, camions et taxis. A la gare, on m’informe que le prochain train ne partira que le lendemain à 19 heures. Arrivée à la maison, j’en parle à nos voisins. Ils mettraient bien leur voiture à notre disposition, mais personne de nous trois ne sait conduire. Je vais donc à la recherche d’un chauffeur, sans succès ! Tous les hommes de 18 à 50 ans ont été appelés sous les drapeaux.
Enfin, le chauffeur de nos amis s’offre de nous emmener jusqu’à la gare de Molsheim le lendemain dans un vieux camion, non réquisitionné à cause de son mauvais état. Le chauffeur est en permission agricole et court le risque de se faire punir s’il s’absente.

Nous faisons nos bagages pendant toute la nuit, entourés d’amis qui n’ont pas encore pris de résolution et qui nous demandent conseil. Notre propriétaire, Monsieur Weiss, veille avec nous. Il a ses deux fils au front, une femme malade et est lui-même souffrant ; malgré tout cela, il a toujours le sourire. Je le trouve admirable.

Il est 5 heures ; nous sommes prêts. Les adieux sont très durs, Monsieur Weiss, le merveilleux paysan chez lequel nous logeons, ne peut retenir ses larmes, nous non plus. Il nous aide à monter dans le camion, déjà occupé par la famille de Janine et les parents âgés de 80 ans de nos amis. "Mon seul désir est que vous reveniez bientôt", nous dit Monsieur Weiss. C’est la deuxième fois que mes parents doivent laisser leur mobilier, quant à ma belle bicyclette, je l’emporte.

Il pleut. Le camion file et la pluie rafraîchit le visage. Cela fait du bien ! Nous sommes jeunes, nous plaisantons, Janine, son amie et moi. Papa a beaucoup vieilli depuis quelque temps. Dans ces moments durs, il est incapable d’agir. Ce n’est pas de sa faute. Nous arrivons à la gare. Les soldats qui ont passé la nuit à la petite salle d’attente nous aident à porter les bagages. Papa prend les billets et fait enregistrer une partie de nos valises et ma bicyclette. Arrivés à Saint-Dié, nous changeons de train et nous perdons de vue ceux qui sont venus avec nous. Les deux octogénaires veulent attendre le prochain train. Nous ignorons lequel est le bon. Impossible d’avoir un renseignement précis. Un capitaine qui se trouve installé dans un train me conseille de prendre celui-ci, direction Dijon par Epinal.

Le train part et roule quelques kilomètres puis s’arrête pendant des heures, remarche un peu, s’arrête de nouveau et ainsi de suite. A pied, cela serait allé plus vite, je crois ! Dans notre compartiment, il y a deux jeunes curés alsaciens qui veulent rejoindre leur compagnie à l’intérieur du pays, une dame avec ses deux filles qui ont l’intention d’aller jusqu’à la frontière espagnole et un couple strasbourgeois en route pour leur propriété, au centre de la France. Nous oublions un peu nos soucis en nous parlant les uns les autres. Notre sort commun nous rapproche vite.

Dans les compartiments voisins, il n’y a que des espagnols habillés en soldats français qui s’étaient réfugiés en France après la guerre civile. L’un d’eux se tient à la rampe dehors et plaisante avec la dame et ses filles. A côté de lui, un autre espagnol aux traits caractéristiques qui me frappent, dents d’une blancheur éclatante, peau foncée, musclé, chevelure brune bouclée. Je le contemple à travers la fenêtre sans être aperçue par lui. J’aimerais le dessiner ! L’ai-je hypnotisé ? Il me regarde avec ses beaux yeux mais je tourne la tête. L’autre jeune ibérique apprend à la dame et sa fille des mots de sa langue et je me mêle à la conversation. Le bel Espagnol tient dans sa main un dictionnaire minuscule, enveloppé dans un papier blanc, comme un objet précieux. Cela m’émeut de penser qu’il a dû passer par bien des tempêtes. Le beau jeune homme s’approche et m’explique le mot "gentil" et la formule de politesse "je suis heureux d’avoir fait votre connaissance". Puis il me dit un joli compliment en allemand qu’il a appris par cœur et qu’il prononce d’une façon amusante. Il s’appelle Diego Muños, était étudiant en médecine… et aime danser.
Il me montre une photo de sa sœur et de son frère qui est avec lui. Il veut savoir comment je m’appelle… pour pouvoir donner un nom à ces moments passés avec moi plus tard. J’évite de regarder mes parents. Egoïste, je ne veux pas perdre ma bonne humeur.

Voici la nuit. A part les curés et un monsieur moustachu, nous ne pouvons pas dormir. Pendant toute la nuit, le train a peut-être fait 3 km. Vers 5 heures du matin, le capitaine accroche une glace à une branche d’arbre et se rase. Quelqu’un a trouvé une fontaine à une centaine de mètres, derrière une pente. Nous y courons pour nous rafraîchir. L’eau glacée fait des miracles. Je me sens pleine de forces après avoir lavé mes mains et le visage. Dans les environs se trouvent plusieurs maisons et je découvre même un genre de petit bar où l’on me remplit notre thermos avec du café au lait chaud. Comme il faut d’abord traire la vache, il faut attendre assez longtemps, et je crains que le train reparte sans moi. Mais j’arrive à temps avec mon précieux liquide à la main, et le train ne se met en marche seulement après que tout le monde soit installé.

En passant devant un wagon en queue du train, nous avions rencontré une cousine et la femme de notre médecin de Westhoffen. Bien que nous mangions peu, notre sac à provision est vide maintenant. En passant par un petit village, une personne distribue des œufs durs et du thé. Diego partage avec nous sa boîte à sardines et sa miche de pain. Pendant un long arrêt, j’entame une conversation avec l’un des curés :
- "Si le mal triomphe, êtes-vous certaine de garder votre foi, malgré tout ?"
- "Quelle question", me répond-il, "je ne changerai jamais, car j’ai acquis ma croyance après avoir longtemps réfléchi."
- "Moi, c’est le contraire, plus je réfléchis, plus je la perds, mais essayez de me convaincre."
- "C’est difficile en si peu de temps." Suivent des explications philosophiques dont il m’est resté une phrase : "le malheur est vite oublié".
Depuis, j’ai eu des preuves de la justesse de ces mots !

L’après-midi, nous nous arrêtons à la lisière d’un bois. On entend le bruit des avions et les tirs de la DCA Tout le monde se cache dans la forêt. Par cette occasion, nous cueillons des fraises des bois. Le danger passé, nous remontons dans le train. Madame B. prend une photo de notre compartiment. Diego m’apporte un papier blanc et je commence à dessiner. Le monsieur à la moustache et sa femme en ont assez de ce voyage fatigant. Ils se décident à descendre du train et à marcher jusqu’à la prochaine gare pour tâcher de trouver là une voiture qui les emmènera plus loin. Maman aimerait en faire autant mais elle est bien fatiguée. Comme nous avons un peu plus de place à présent, elle peut s’allonger sur la banquette et essayer de dormir. Nous bavardons avec nos Espagnols jusqu’à la tombée de la nuit, puis nous fermons la fenêtre et tâchons de trouver un peu de sommeil.

Dans le compartiment voisin, les Espagnols chantent des chants de leur pays avec des voix rauques. Comme leur mentalité doit être différente de la nôtre ! Le curé avait prétendu que la plupart d’entre eux n’avaient pas de cœur. C’est pour apprendre à mieux les connaître et pour pouvoir les défendre auprès du curé que je veux discuter avec Diego demain.

Pendant la nuit, l’une des deux sœurs met sa tête contre l’épaule du curé et serre son bras. Je suis sûre qu’elle ne dort pas et qu’elle se rend bien compte de ce qu’elle fait ! Le pauvre homme se réveille en sursaut et se secoue comme un chien mouillé. Malgré la demi-obscurité qui règne, j’aperçois son air gêné d’abord et satisfait ensuite, après s’être débarrassé de ce fardeau. Et voilà qu’elle se met à mes côtés et à moi à présent l’honneur d’être serrée autour du cou. En plus, elle me fait mal en crispant ses doigts dans mes épaules. Cette fois-ci, c’est moi qui change de place, et je m’endors un peu sur l’épaule de Papa.

Mais quel réveil ! Le paysage qui défile se présente comme un tableau de destruction, et chacun dans le compartiment a les yeux effrayés fixés sur la fenêtre.
Partout de gros trous ronds causés par des bombes, tous les rails détruits, sauf les nôtres, tous les fils électriques coupés, des maisons détruites : les avions ont fait du beau travail, quelle horreur !

Vers midi, nous arrivons à Belfort, en même temps que des trains bondés de soldats français avec leur matériel. Ils nous distribuent du chocolat, des bonbons, des dragées, des couvertures d’une fenêtre à l’autre. L’un d’entre eux prépare de la salade. Ils ignorent où ils sont. Nous demandons des nouvelles à des gens du pays qui se trouvent à la gare. "Le général Pétain a demandé l’armistice aux allemands." La France vaincue en un mois ? Personne ne veut le croire, mais la nouvelle est confirmée. Le bruit court que notre train est bloqué, que les Allemands sont à quelques kilomètres.

Je demande au capitaine s’il nous conseille de descendre du train. Il ne sait pas plus que nous Nous décidons de quitter le train et de chercher une chambre d’hôtel dans Belfort "afin de pouvoir dormir dans un lit", dit maman. Nous descendons nos bagages et prenons congé de nos compagnons de route. Le curé au collier de barbe promet de venir nous voir à Westhoffen quand tout se sera arrangé.

Cela me fait sourire, car il me semble que demain déjà, nous aurons fini d’exister. Mais, chose curieuse, je suis de bonne humeur et j’ai perdu ma timidité qui, avant, ne me quittait jamais. Je trouve les moments que nous sommes en train de vivre si intéressants que j’oublie de m’attrister sur notre sort. Hier encore je m’étonnais d’entendre les Espagnols affirmer qu’ils n’avaient pas la moindre peur et aujourd’hui, je n’en ressens plus non plus, tout simplement parce que j’essaye de penser à tout sauf au danger.

En quittant la gare par une petite ouverture dans un grillage où Papa a du mal à passer, j’aperçois Diego, les yeux cernés par le manque de sommeil. Ils étaient une vingtaine dans un compartiment et depuis plusieurs nuits, il n’a plus dormi. Il s’étonne de nous voir partir. Une poignée de main. Je lui dis mes regrets de n’avoir même pas pu entamer la conversation proposée hier. Je pense que je ne le reverrai plus jamais.

Les rues de Belfort sont désertes, bien des maisons abandonnées. Mais voilà un restaurant ouvert ; il faut que maman prenne quelque chose de chaud. Pendant que nous nous y dirigeons, chargés de nos bagages, nous apercevons un groupe joyeux : des Espagnols qui, en attendant le départ du train, visitent la ville. Chacun prend une valise à la main et nous la porte. Arrivés tous dans cette gargote, maman ne songe qu’à en ressortir le plus vite possible. Quel affreux bouiboui ! Nous pensons avec regret à notre compartiment. A la vitesse à laquelle les Allemands avancent, ils seront sans doute là demain. Quoiqu’il arrive, nous ferons donc comme tout le monde : nous retournons à la gare, toujours accompagnés de nos "porteurs".

Nous nous installons de nouveau sur nos places. Nos voisins sont contents de nous voir revenir. Quelqu’un raconte que la gare sera bombardée. Qui donc fait courir tous ces bruits ? Je vois deux individus avec de mauvaises physionomies qui ont l’air d’écouter les conversations des groupes de voyageurs qui se forment devant le train. Dans nos têtes surexcitées, nous nous imaginons que ce sont des espions. Pour me changer les idées, je cause avec Diego, mais il comprend mal le français. Il le parle avec beaucoup de charme, mais insuffisamment. Je réussis pourtant même à m’amuser – tant pis si nous ne pouvons pas bien traiter le sujet.

C’est le soir. Tous les militaires sont obligés de quitter le train ainsi que tous les hommes en dessous de 65 ans. Personne ne sait pourquoi. Bien des femmes descendent également, y compris nous. Les curés sont malades de peur. L’un d’eux auquel j’avais bandé la cheville auparavant ne peut à peine marcher. Dans sa soutane noire et avec son visage couleur de cire, il a l’air d’un fantôme. Chacun se presse autour des chefs, mais ils ne peuvent ou ne veulent pas renseigner les gens.

Je trouve enfin quelqu’un qui m’explique. C’est un militaire au visage calme et sympathique : "Le train partira pour la frontière suisse avec le reste des voyageurs. Je tiens ce renseignement du chef de la police. Vous pouvez lui parler vous-même."
Il m’emmène dans un compartiment où se trouve un monsieur chauve, à la figure sévère : le chef de police de Strasbourg. J’apprends par lui que l’on tâchera de nous faire rentrer en Suisse par Delle (à 40 km de Belfort) pour pouvoir ensuite regagner la patrie par Genève. Je me sens soulagée aussitôt.

Mais arrivée dans notre compartiment, je ne réussis pas à convaincre maman qu’on nous veut du bien. Les uns racontent qu’on nous emmènera en Allemagne, les autres que nous serons bombardés. Et voici le sifflet pour le départ. Il faut se décider. Les filles B. pleurent. Nous remontons tous avec nos valises, sauf les Espagnols. Ils n’ont même plus le sourire. Que deviendront-ils ? Le train part. Au revoir Belfort ! Demain, les Allemands y feront leur entrée. Il pleut et il commence à faire nuit. Papa est immobile. Maman a les yeux fermés, la main sur le cœur et ne bouge pas. Puis elle répète sans cesse : "savez-vous où ils nous emmèneront ? Ils vont nous fusiller." Madame B. a les mêmes idées.

Le train marche sans s’arrêter. On ne voit pas le paysage qui défile. En passant par une gare, nous apercevons des wagons à moitié brûlés, des valises trouées avec de beaux vêtements qui en dépassent. Enfin l’arrêt ! Nous attendons quelque temps, mais personne ne vient nous dire ce qu’il faut faire. Je descends et vois qu’à l’avant du train, tout le monde est sorti et se groupe derrière je ne sais qui. Nous sortons nos bagages et voulons suivre aussi, mais il y a des types qui veulent à toute force nous en empêcher. "Vous allez vous faire interner", disent-ils, "restez donc".

Nous ne les écoutons pas et avançons. Quel chemin ! On s’enfonce dans la boue jusqu’aux chevilles. L’un perd sa chaussure, l’autre sa valise. Maman ne veut plus avancer. Elle a de terribles hallucinations. Mais ce chemin n’en finit-il donc plus ? Tiens, voilà deux sentinelles en uniforme gris et des casques sur la tête. Un peu plus loin, dans l’obscurité, d’autres soldats à peine visibles, derrière un tas de sacs de sable. Encore deux sentinelles tout près de nous. Une lumière tombe sur le visage de l’un : un regard bon, franc et sympathique. Serait-ce un Allemand ? D’après l’uniforme, on le croirait. Je lui demande : "où sommes-nous ?" Le bon visage se penche vers moi, une main se pose sur mon épaule : "mais vous êtes en sécurité maintenant et en de bonnes mains – vous êtes en Suisse. Pauvre mademoiselle, vous devez être bien fatiguée."» Maman se met à mes côtés. Son regard est toujours aussi anxieux. "Est-ce votre maman ?" Maman me tire plus loin pour m’empêcher de parler au soldat. Oh, ses pauvres nerfs !

Nous continuons la route. Enfin de la lumière et un chemin soigné. On distingue de jolies maisons avec des jardins. Deux hommes nous conduisent et nous aident à porter nos bagages. C’est eux qui nous renseignent : nous nous trouvons à Boncourt et nous dormirons cette nuit dans un lycée installé exprès pour les réfugiés. Réfugiés ? Nous voici des réfugiés – et jusqu’à quand ?

Un groupe de militaires polonais s’associe à nous. On demande "qui a des armes ?" Un sergent suisse fait un rapport à son lieutenant à ce sujet. Je n’ai jamais vu une tenue aussi correcte, et quelle discipline !

"Voici le lycée", nous informe notre guide. Si je veux décrire l’impression que ce bâtiment m’a fait, après tout ce que nous avions vu avant, ce ne sera qu’avec un seul mot "la clarté". Des infirmières de la Croix-Rouge nous accueillent et nous emmènent dans une vaste salle toute blanche qui me semble presque irréelle. Elle est couverte de paille et peut contenir une dizaine de personnes pour y dormir. Les infirmières s’occupent avant tout de maman, lui changent les vêtements et lui donnent un calmant. On nous apporte du fromage d’Emmenthal avec du pain et du thé bien chaud. Quand je suis allongée sur la paille à côté de maman qui est toute souriante à présent, je me fais l’effet d’un veau qui vient de naître !


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