les écoles juives d'alsace et de lorraine vers 1833 (suite)

L'observance du principe confessionnel

Bible pour enfants composée par le
Rabbin Julien Weill (1922)
Julien Weil
Malgré des difficultés de toutes sortes, dont les soucis budgétaires en première ligne, le principe confessionnel de l'école était assez strictement observé : les élèves juifs allaient à l'école juive, et l'école juive était fréquentée par des enfants de religion juive. Il y eut cependant des exceptions qui parfois surprennent.

D'une part, certaines écoles juives admettaient des écoliers d'une autre confession pour le cas qu'il s'en présenterait. Et il s'en présentèrent. L'école israélite de Ribeauvillé a deux élèves protestants bien qu'il existe dans la ville une école protestante. D'autre part, et ce cas se rencontre plus souvent que le précédent, des élèves israélites fréquentent des classes chrétiennes. Les écoles catholiques de Bollwiller, Hattstatt, Reguisheim, Metz, Woippy, les écoles protestantes de Langensoultzbach, Lembach, Niederbronn, Oberbronn et Wissembourg sont fréquentées par quelques élèves juifs malgré l'existence, dans ces localités, d'écoles juives. Il faut en chercher les raisons dans des dissensions personnelles entre parents et maîtres d'école, parfois aussi dans l'insuffisance manifeste de l'école juive.

Par contre, certaines écoles catholiques ou protestantes, aux dires des autorités, accepteraient volontiers des élèves juifs, mais les parents préfèrent avoir recours à des instituteurs clandestins (exemples Grussenheim, Ensisheim, Baldenheim, Müttersholtz, Krautergersheim, Nelling, Remering, Hombourg-Haut) ou envoyer leurs enfants à l'école juive d'une autre commune. Ainsi trois familles juives de Morsbach imposent aux enfants le trajet jusqu'à Forbach ; les enfants de Vandresching vont à Bouzonville. D'une façon générale, les rapports donnent l'impression que les écoles communales des autres confessions étaient assez accueillantes à l'égard des élèves israélites, mais que ces derniers ou plutôt leurs parents évitaient d'avoir recours à leurs services.

Des conditions matérielles difficiles

Ils se contentaient alors souvent d'un enseignement donné dans des conditions matérielles déplorables. On peut dire que la plupart des petites écoles juives manquaient de tout, d'une salle de classe appropriée, de bancs, de tableaux noirs, de cartes, de livres et jusqu'au papier. A leur décharge il faut dire que bon nombre d'écoles primaires chrétiennes même de grandes communes n'étaient pas logées à meilleure enseigne.

Voici le tableau que nous a brossé des écoles juives de son ressort l'Inspecteur chargé du rapport pour lest cantons de Wissembourg, Soultz s. Forêts et Niederbronn : "Dans la plus grande partie (il a inspecté une dizaine d'écoles juives) il n'y a pas de salle d'école : l'école se tient souvent dans la maison où l'instituteur a justement la pension. Les enfants sont alors enfermés dans un trou malsain privé de mobilier et obscur au dernier point. Souvent même ils sont obligés de se tenir debout pendant la durée de l'école. La malpropreté qui règne dans ces écoles est extrême et souvent révoltante."

Pour certaines localités, l'inspecteur précise et étaye ses impressions. Ainsi, à Langensoultzbach, "l'école est fréquentée par 11 élèves qui n'ont point de place dans le petit trou malsain, où on les fait venir".
A Lembach, l'école est "dans un état pitoyable". En ce qui concerne le matériel, "tout manque sauf une table" à Soultz (Haut-Rhin) et à Altkirch, tout, mais absolument tout à Hellimer. Même une commune relativement riche comme Haguenau "n'a pu fournir qu'un mobilier insuffisant pour la méthode mutuelle".

Si dans certaines écoles comme Strasbourg, Bischheim, Soultz s. Forêts, Metz, Sarreguemines, les élèves possèdent des livres uniformes et en nombre suffisant, il n'en est, hélas, pas partout de même. A Wissembourg, les deux tiers des élèves juifs ne possèdent aucun livre; à Haguenau "quelques-uns en manquent", Colmar et à Bischheim de même.

Les manuels scolaires

Pourtant, le nombre des manuels introduits dans les écoles israélites était des plus restreints. Un abécédaire allemand, un abrégé de la Bible, et c'était bien souvent tout. Des tables de calcul, une histoire sainte, à plus forte raison une grammaire française étaient considérées comme articles de grand luxe. A. Hegenheim on lisait le "Télémaque" ce qui était une innovation hardie. Dans un certain nombre d'écoles, le livre de lecture, soit en allemand, soit en français, consistait en une Vie de Mendelsohn, dont l'auteur s'appelait
L. M. Cottard (7).

Cottard n'était autre que le Recteur de l'Académie de Strasbourg en personne. Catholique fervent, ses propres convictions religieuses ne l'empêchèrent pas d'écrire un ouvrage pour écoles israélites qui trouvait l'adhésion enthousiaste du Consistoire Central des Israélites et qui fut agréé pour toutes les écoles juives de France. Dans la préface, témoignage durable de la tolérance, de la générosité et de la clairvoyance du Recteur, celui-ci promet de faire suivre son premier livre d'un second destiné aux écoles de filles israélites, un cadre dans lequel… il ferait entrer "toutes les obligations que la nature, la religion et la partie imposent à la femme dans les époques successives de sa vie", ainsi que d'un troisième ouvrage, où il se dispose "à mettre en regard les articles de la Loi mosaïque et ceux du Code français les plus propres à rendre à la société des citoyens que lui avaient ravis dix-huit siècles de persécutions, d'esclavage, d'ignorance et d'avilissement."

Les disciplines enseignées

Quelles étaient les matières qu'on enseignait dans les écoles juives ? Là encore la variété est extrême et, de l'application du programme intégral à l'enseignement de quelques maigres notions de lecture et d'écriture, il y a toute la gamme des possibilités. A Strasbourg on enseignait les lectures française, allemande et hébraïque, les principes de grammaires des mêmes langues, la religion, l'arithmétique, la géographie et le dessin linéaire, On procédait à des traductions du français en allemand et de l'allemand en français. En somme, c'était le maximum dont l'école primaire d'il y a un siècle était capable.

Quelques autres écoles dirigées par des maîtres de valeur arrivaient presque au même niveau. L'école de Hegenheim appliquait tout le programme sauf en ce qui concerne le dessin linéaire et l'arpentage qui, en effet, a dû être d'un intérêt secondairepour les élèves juifs. Les écoles de Colmar, de Metz, Thionville, St. Avold, Haguenau et Wissembourg se signalent encore par l'étendue des matières enseignées. La langue française, en particulier, est infiniment plus souvent enseignée dans les écoles juives que dans celles des autres confessions, où elle ne l'est enore que très exceptionnellement. Même pour des écoles de villages comme Biesheim et Quatzenheim, les inspecteurs reconnaissent que "le français est assez bien enseigné". C'était un éloge qu'ils n'avaient que trop rarement à décerner, et dans maint canton, l'école était seule à le mériter.

Voici, à ce sujet, ce qu'écrit l'inspecteur du canton de Ferrette. Après avoir noté que les élèves de cette école sont les seuls de son ressort à fréquenter régulièrement la classe, il poursuit : "L'école de Durmenach est très remarquable... par les matières qu'on y enseigne et par les progrès vraiment surprenants des élèves. Tous y lisent très bien le français et plus de la moitié le parlent facilement. Les plus avancés ont très bien répondu sur l'histoire, la géographie, les deux grammaires. J'aurais désiré un peu plus de calcul et de dessin linéaire. On ù'a promis de s'en occuper davantage. En somme je ne crois pas possible de trouver une meilleure école dans une commune rurale et il serait à désirer que beaucoup de villes en eussent de semblables."

Le problème du trilinguisme

Malheureusement toutes les écoles juives n'étaient pas aussi brillantes que celle de Durmenach, et mainte classe, surtout clandestine, était aussi mauvaise que celle-là était bonne. Il faut reconnaître que les écoles juives se trouvaient aux prises avec une difficulté qui leur était parliculière : elles avaient à enseigner, de front trois langues. C'était une tâche lourde qui expliquerait et excuserait des défaillances dans l'une ou l'autre langue. Mais dans la pratique et autant que les rapports permettent encore de le constater, ces défaillances se produisaient, ou dans les trois langues à la fois, ou dans aucune. Autrement dit : Les bons maîtres et les bons élèves venaient à bout des trois langues, les autres, d'aucune.

A l'école d'Oberhronn, par exemple, "on n'enseigne qu'un peu d'hébreu" ; à celle de Gundershoffen, on en fait de même, "mais très mal". Uhrwiller fait, en comparaison, assez bonne figure : "on y enseigne un hébreu corrompu et on a commencé l'allemand et le français". On se demande toutefois, d'après quelle méthode et dans quelle mesure, puisque, au dires de l'inspecteur, l'instituteur lui-même ne connaît pas le premier mot de français. A Riedseltz, tout le programme est limité à la lecture hébraïque, un peu d'allemand et d'arithmétique.

On voit que l'enseignement de l'hébreu était primordial dans ces petites écoles ; tout le reste était relégué au second plan. "Les enfants, note l'inspecteur après sa visite de l'école de Langensoultzbach, n'apprennent rien de ce que le citoyen français devrait savoir", et résumant ses impressions concernant toutes les écoles juives de son ressort qui comprenait toute la partie septentrionale du Bas-Rhin, il écrit : "Si l'on excepte les écoles de Wissenrbourg et de Niederbronn, on peut dire que les autres ne méritent point le nom d'écoles. On n'y enseigne ordinairement que la lecture et l'écriture de l'hébreu, et même dans cette langue on fait peu de progrès, on lit mal, sans connaître les règles de la grammaire".

L'ordre et la discipline

En outre, dans la plupart des classes irrégulières et même dans quelques autres, l'ordre et la discipline laissaient beaucoup à désirer ; il s'en suivait que l'état général de l'instruction était fréquemment bien défectueux. "L'école est en très mauvais état" est une appréciation que nous avons maintes fois lue. A Luttange, la tenue est passable, mais la classe est arriérée et les progrès sont faibles. Même dans une école de l'importance de celle de Colmar, "il y a peu d'ordre et de discipline et par conséquent peu de travail et les progrès sont médiocres et lents". Il faut avouer que le pourcentage des mauvaises écoles juives est relativement considérable.

Mais de l'autre côté, il serait injuste de méconnaître que le nombre des très bonnes classes était également plus élevé que dans les écoles protestantes et catholiques. Comme nous l'avons dit, dans maintes communes (ex. Bischheim, Hegenheim, Durmenach. Hellimer, Quatzenheim etc.) et dans maint canton (Ferrette, Truchlersheim), l'école juive était la seule qui fût vraiment bonne, et les inspecteurs ne s'en font pas défaut de le souligner.

Pour Strasbourg, on dit que l'instruction "est très bonne sous tous les rapports, que l'enseignement est florissant, que les élèves font des progrès: sensibles". Tout aussi élogieuse est l'opinion des inspecteurs en ce qui concerne Metz, et quelques autres écoles de moindre importance. Ce qui manque dans le groupe des écoles juives d'Alsace et de Lorraine, la bonne moyenne dont se compose la grande majorité des écoles chrétiennes. Les écoles de nos coreligionnaires étaient ou bonnes, ou mauvaises, sans transition.


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