les écoles juives d'alsace et de lorraine vers 1833 (suite et fin)

Statut de l'instituteur

L'instituteur de l'école de Mertzwiller (1903)
Après avoir jeté un rapide coup d'œil sur la situation administrative et pédagogique des écoles israélites de 1833, il convient de s'occuper encore un moment de celui, duquel dépendait la fortune ou l'infortune de, la classe en dernier ressort : l'instituteur. Sa situation matérielle, ses aptitudes professionnelles et sa position morale complètent nécessairement une monographie sur l'enseignement juif, d'il y a un siècle.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que la situation de l'instituteur juif n'était pas très enviable en ces temps, et cela sous quelque angle qu'on 1'examine. La plupart "jouissaient" de véritables traitements de famine. "Les instituteurs, écrit un inspecteur, font avec leurs coreligionnaires un accord pour six mois, un an ou deux ans. Après ce temps on est libre de se séparer ; on peut donc dire que l'instruction se rend au rabais… Les instituteurs ont ordinairement un traitement fixe très modique et sont obligés de manger l'argent qu'on leur doit à la table des parents de leurs élèves".

Dans certaines petites communes comme Hellimer, Luttange et même St. Avold, l'instituteur ne touche aucun traitement fixe et vit uniquement de la rétribution modique et irrégulière des élèves. Ailleurs, à Wissembourg, à Soultz s. Forêts, à Biesheim et à Thionville par exemple, le, traitement est de 200 frs. par an., c'est-à-dire le minimum légal fixé par la loi Guizot. Ces chiffres, ridiculement bas et presque incroyables, représentaient cependant ce que gagnaient, il y a un, siècle les trois quart de tous les maîtres d'école. Beaucoup d'instituteurs juifs, notamment les "clandestins", n'étaient pas logés à meilleure enseigne.

D'autres par contre -et une fois de plus les extrêmes se touchent - d'autres maîtres d'écoles juives se trouvaient être parmi les plus favorisés de leurs collègues des trois départements. Quelques-uns gagnaient de 800 à 1000 francs et plus, ce qui représentait. alors le grand maximum et d'ailleurs, vu la plus grande force d'achat de l'argent, une base d'existence très acceptable.

A l'école israélite de Strasbourg, l'instituteur reçoit un traitement fixe de1100 frs. fourni par le Comité scolaire israélite. On y ajoute les trois quarts des 1,40, frs. payés mensuellement par chaque élève (il y en a 30 payants), ce qui fait encore environ 350 frs. Il est vrai que, sur cette somme, l'instituteur doit payer son aide. L'instituteur de Haguenau reçoit 600 frs., celui de Metz 800 frs.. Tout autant touche le maire d'école du village de Durmenach qui est d'ailleurs le mieux payé du canton de Ferrette. Son collègue d'Altkirch reçoit même 1000 frs. + 200 frs. d'indemnité de logement, le tout payé par la Commission scolaire qui perçoit par contre l'écolage d'environ 800 frs. A Hegenheim enfin, chacun des deux instituteurs ne touche que 57 frs. de fixe, il est vrai, mais il s'y ajoute l'écolage qui était de 47½ centimes par semaine et par élève (il y en avait 80), ce qui faisait tout de même un revenu de 800 à 900 frs. par maître.

Les revenus supplémentaires des instituteurs

Au traitement proprement dit s'ajoutaient dans certains cas quelques rentrées supplémentaires. Plusieurs instituteurs étaient logés, par exemple ceux de Quatzenheim, de Lauterbourg, de Soultz s. Forêts, de Durmenach, de Biesheim. Leur nombre était toutefois relativement restreint. Plus petit était celui des privilégiés qui recevaient une-indemnité de logement.

Un seul instituteur juif est secrétaire de mairie, celui de Bischheim ; il touche en cette qualité une indemnité de 250 frs. qui s'ajoutent à son traitement de 300 frs.. Beaucoup de maîtres par contre sont en même temps des fonctionnaires du culte, soit chantre, soit sacrificateur, soit les deux à la fois, et en tirent souvent le plus clair de leur revenu. Ainsi l'instituteur de Luttange reçoit 180 frs. par an comme "chantre de la synagogue", mais rien en tant que maître d'école ; tout au plus est-il "tour à tour nourri et logé chez les parents". Ce genre de rétribution était assez fréquent, et le terme de "plette esse" qui le désignait, n'est pas encore complètement oublié dans le parler judéo-allemand d'Alsace.

A Lembach, le maître d'école "reçoit du bois de la commune. Il est en même temps sacrificateur et chantre. Il peut toucher en tout 300 fr.". Nous trouvons une précision analogue pour Langensoultzbach, où l'instituteur "touche 1,30 frs. d'écolage par semaine et reçoit, comme sacrificateur, 8 cols pour chaque bête qu'il tue". Son collègue d'Oberbronn se préoccupe de consolider sa situation : il a fait une pétition pour demander qu'il soit payé par le gouvernement comme le chantre de Reichshoffen.

Nous savons que bon nombre parmi les instituteurs chrétiens étaient également chantres à l'église ; d'autres, et ils étaient tout aussi nombreux, exerçaient un métier manuel, tisserand, cordonnier, cultivateur, marchand, voire cabaretier. Quoique nos documents ne nous fournissent aucune précision, à cet égard, on peut supposer qu'il y eût aussi des instituteurs juifs qui augmentaient de cette façon leurs moyens d'existence. D'autant plus que, selon les dossiers, aucun ne jouissait d'une fortune personnelle quelque peu considérable. La fortune du plus riche, celui de Bischheim, était estimée à 2000 frs.; son collègue de Haguenau possédait quelques propriétés foncières. Pour, tous les maîtres, la rubrique correspondante du questionnaire porte : "il n'a rien" ou "sans fortune".

Ce n'était pas fait pour relever le prestige des maîtres devant les élèves ni devant les parents. Quel respect les enfants pouvaient-ils avoir pour un maître qui, d'une part, mangeait à la table de leurs parents comme un vulgaire mendiant, qui, d'autre part, ne leur en imposait pas par un savoir supérieur ? Certains maîtres comme celui de Colmar par exemple, manquaient en outre de fermeté. Aussi avons-nous trouvé plus d'une fois des notes de l'inspecteur dans le genre de celle-ci : "Peu de respect de la part des élèves".

L'instituteur face à la communauté

D'autres difficultés surgirent dans le commerce avec les parents. Les droits d'écolage rentraient irrégulièrement ; quand le maître les réclamait, il s'exposait à des grossièretés et même à des voies de faits. Les dissensions dans la communauté se liquidaient souvent sur son dos, surtout- quand il commettait la maladresse de prendre parti. Ainsi, à Wissembourg le maître est bien vu d'une partie de la population, mais haï par une autre, pour des raisons souvent puériles. A Biesheim Il est persécuté par une cabale ; heureusement il a trouvé le soutien du maire. A Thionville, "les parents le voient d'un mauvais oeil pour formalisme". A Oberbronn enfin, les luttes intestines ont conduit à la création de deux écoles, l'une de 14 et l'autre de 3 élèves, et toutes les deux d'égale médiocrité. "Les deux instituteurs se haïssent l'un l'autre ; les Israélites prennent les intérêts de l'un ou de l'autre et sont de même divisés en deux factions". Ce n'était pas toujours comme on voit, une sinécure que de diriger une école juive.

Il est d'autant plus louable que certains instituteurs aient réussi à contenter le monde, à s'acquérir l'estime générale, à exercer leur fonction d'une façon parfaite. Voici à titre de spécimen la note que l'inspecteur d'Académie du Bas-Rhin donne à 1'instituteur de Bischheim "de la capacité et de l'aptitude et montre du zèle pour toutes ses fonctions dont il s'acquitte très bien. Il est d'un caractère calme et modéré et n'a ni violence ni emportement. Aucun défaut, conduite régulière. Aimé et respecté des élèves, estimé de ses concitoyens, bien vu par l'autorité, bien avec le maire et le ministre de sa religion. N'a que des relations honorables, ne fréquente que de la société honnête".

D'autres maîtres d'école ont des états signalétiques tout aussi élogieux. Presque partout on relève leur zèle, leur calme et notamment leur conduite exemplaire. Aucun en particulier n'est dénoncé comme ivrogne, fait d'autant plus digne d'être relevé que l'ivrognerie était alors le vice le plus répandu dans le personnel enseignant de nos départements.

Aptitudes professionnelles des enseignants

Malheureusement les aptitudes professionnelles ne répondaient pas toujours à tant de zèle et de bonne volonté. Tel est trop jeune comme l'instituteur de Thionville qui n'a que 18 ans, tel autre manque de fermeté et de persévérance (Colmar). Mais la plupart des maîtres qui restent au-dessous de leur tâche, manquent tout simplement de connaissances.

Pas un seul parmi les instituteurs alsaciens et lorrain n'avait fréquenté une école normale. Un seul avait reçu ne formation spéciale : l'instituteur de Hegenheim qui sortait du séminaire israélite d'Esslingen en Wurttemberg. L'instituteur d'Altkirch avait fréquenté le collège de Haguenau. La préparation professionnelle de tous les autres est des plus incertaines.

Deux maîtres, ceux de Strasbourg et de Haguenau, possèdent un brevet du 1er degré qui atteste des connaissances élémentaires solides. Quelques autres ont un brevet du 2e, ou du 3e degré ; pour obtenir ce dernier, il fallait savoir lire et écrire et être familiarisé avec les additions et les soustractions. Or, beaucoup de nos "maîtres" ne possédaient même pas un pauvre brevet du 3e degré, ce qui ne signifie pas a priori qu'ils ne savaient ni lire ni écrire, mais pour le moins qu'ils n'avaient pas poussé beaucoup plus loin leurs "études". Les instituteurs de Mertzwiller, Gundershoffen, Uhrwiller, Oberbronn, Langensoultzbach, Riedseltz, Lembach, Hellimer, Luttange, d'autres sans doute n'ont ni brevet ni autorisation d'enseigner.

Tous ces hommes sont, d'après le témoignage d'un inspecteur, "des ignorants qui ne savent rien eux-mêmes". La plupart ne sait pas un seul mot de français, matière qui, sur le papier du moins, était pourtant obligatoire. Certains ne connaissaient même pas correctement l'allemand. Heureusement pour eux, l'inspecteur manquait généralement d'expérience pour apprécier les connaissances en hébreu.

Ces jugements foudroyants s'adressèrent en première ligne aux maîtres clandestins et aux maîtres ambulants ; malheureusement ils formaient un pourcentage très considérable parmi les instituteurs juifs. On leur oppose volontiers les maîtres distingués des plus grandes écoles, comme ceux de Strasbourg, Haguenau, Altkirch, Metz, Durmenach, auxquels le Gouvernement; en reconnaissance de leurs excellents états de service, avait déjà octroyé des distinctions honorifiques, malgré leur jeune âge (aucun des cinq n'a en effet, atteint 35 ans).

Conclusion : l'absence d'une honnête moyenne

Ainsi, une fois de plus nous voyons voisiner, dans l'enseignement primaire juif de 1833, des choses et des personnalités excellentes et des médiocrités. C'est un de ses traits les plus curieux que cette absence d'une honnête moyenne qui, ailleurs, prévaut. Nous en voyons un autre, tout aussi caractéristique, dans l'esprit de sacrifice qui animait nos ancêtres. En effet, en nombre sensiblement égaux à leurs descendants, en richesses de cette terre beaucoup moins favorisés, ils entretenaient néanmoins au moins dix fois plus d'écoles primaires. Il est vrai qu'ils peuplaient moins les écoles secondaires. Ils étaient plus simples ce qui ne signifie évidemment pas: meilleurs. Les discussions qu'on entrevoit dans les rapports, montrent le revers de la médaille.

Dans ce sens, les dossiers de l'instruction publique que nous avons exploités dans ces pages constituent non seulement une contribution à l'histoire pédagogique de nos trois départements en général et à celle des écoles juives en particulier, mais encore permettent de connaître un peu mieux l'état d'esprit, la civilisation et la vie quotidienne de nos ancêtres.


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