Les éléments hébraïques du dialecte judéo-alsacien (suite et fin)

Passons maintenant à la morphologie
et considérons d'abord les couples singulier-pluriel transcrits de l'hébreu et qui se distinguent de la langue de fond. Ainsi niguen - nigounem (nigoun, nigounim, mélodies), réwés - wousem (ribith, intérêts), nig - minaugem (minhag, minhaguim, coutumes), tsarfés - tsarfausem (tsarfati, tsarfatim, français), gale'h - galau'hem (rasé(s), c.a.d. curé), et même shawès - shabausem (shabath (s)). Et de façon analogue, mais ici en innovant par rapport à la grammaire hébraïque: 'haser - 'hayrem ('hazir, cochon), kates - kaysem (kadish, prière de deuil), et aussi tales - taléysem (talith, châle de prière).

Il y a aussi des terminaisons particulières du pluriel, comme :

  1. -lish : shaynélish (voir plus haut), purem-kishlish (21), matsé-knepflish ((22).
  2. -ér : regleyemér (raglayim, jambes), ketsinemér (ketsinim, pluriel de katsin = kotsen) (23), rakhmonesér (personnes dignes de pitié : ra'hmanouth).
    Parfois d'autres suffixes, d'origine germanique, sont ajoutés à des mots hébraïques ; p.ex. héterlé (autorisation mineure).
Je n'ai trouvé dans aucun ouvrage de tables de conjugaison des verbes, mais le processus de création de verbes à partir de racines hébraïques, susceptibles de servir dans la langue locale, est intéressant. En général on ne s'appuie que partiellement sur la racine hébraïque et on y ajoute des préfixes et suffixes étrangers, comme dans akhle (manger), sheshte (égorger), shkoreme (mentir, de shekarim, mensonges), were (parler), shouke (faire monter un prix, de shouk, marché), baskene (édicter une règle religieuse), shaskene (24) (boire), hargene (tuer), tséfene (écrire, au lieu de kséfene, de katav), fer'hasmene (de 'hatam, signer), bokhayene (de bakha, pleurer), gayene (de makoth : coups, frapper).

Mais dans de nombreux cas on a carrément évité de déformer un mot étranger en recourant à la création de mots composés comme yifre'h gey (wayivra'h gey, s'enfuir; formé du verbe allemand geher et de l'expression biblique wayivra'h, "il s'enfuit"), médar say (être purifiant, metaher = faire une toilette mortuaire), pléyte makhe (faire peléta, faillite).

Rappelons également des adjectifs construits sur une racine hébraïque avec un suffixe germanique, comme khéynetik (gracieuse, de 'hen, grâce), yitshlish (dévot, de yitish, juif).

Les mots composés le sont généralement d'après le modèle germanique, c.a.d. le substantif après son complément, comme dans khévra-sude (banquet de la Hevra Kadisha), tséylemimalke (reine de trèfle, aux cartes). De façon analogue on trouve l'association d'un substantif et d'un adjectif comme 'hatesh-emu (émouna hadasha = nouvelle foi, protestantisme) à l'inverse de rekh ro'houk (voyage lointain), où l'expression reste entièrement hébraïque.

Naturellement, ces compositions ne respectent guère les subtilités grammaticales. Ainsi o au kowed-oudik (adouk (le)kavod, sensible aux honneurs) ou lekhowed-shawes (en l'honneur du shabath).

De même le genre n'est pas toujours respecté. Il suit souvent celui du mot étranger correspondant, ainsi que l'entend le locuteur ; p.ex. di kowed (l'honneur) (25).

L'essentiel reste le vaste lexique puisé dans les écritures saintes
et dont sont généreusement parsemées toutes les conversations des juifs d'Alsace.
  1. D'abord, bien sûr, les termes juifs par définition, comme bresmi (berith-mila, circoncision), shamess (shamash, bedeau), taaness (ta'anith, jeûne), séyfer (rouleau de la Torah), homen ("Haman", viande fumée dans la cheminée, suspendue sur le feu comme fut pendu Haman et que l'on mange habituellement à Pourim), borshé (disséquer le nerf sciatique, sans doute de parash, enlever, si ce n'est du français purger).

  2. Termes propres aux métiers qu'exerçaient les juifs, particulièrement le commerce. La langue "ethnique" leur permettait de converser entre eux librement, sans que les non-juifs puissent comprendre : péymess-hendler (marchand de bestiaux), héyer (pièce de 5 - ה ; et tous les autres chiffres), Boress-médiné (la Suisse, pays des vaches), etc.

  3. Termes de remplacement pour les expressions propres aux cultes étrangers, comme déflé (église, de tifla, chose sans valeur), tou (talouy, pendu = Jésus), gale'h (rasé = curé, prêtre catholique), orel ou érel ('arel, incirconcis - Gentil).
    Des noms de lieux, dont l'énonciation constituerait une transgression du commandement "vous n'évoquerez pas les noms d'autres dieux", ont été modifiés. P. ex : Altdéflé - Altkirch (voir au § précédent), Borliwer (Saint-Louis) (26) et aussi, sans intention particulière quant au sens, Fouksmenyen (Foussemagne) (27), Bokenoum (Sarre-Union) (28) et même Godelmaukem (makom gadol, lieu important = Strasbourg).
    On rapporte même que les juifs, en imitant l'invocation chrétienne du nom de la Vierge pour exprimer un émerveillement ou une surprise, n'en veillaient pas moins à faire de cette exclamation : haligué Shmaryé (29) !
Il existe, de plus, tout une série d'expressions dont il est difficile de dire quand et pourquoi elles sont entrées dans le vocabulaire des juifs d'Alsace, mais qui l'illustrent en de multiples occasions. Quelques exemples: khushem (sourd ou muet, d'après les midrachim qui décrivent ainsi Khoucham, fils de Dan fils de Jacob) ; shultertié (endroit perdu, d'après chéol tahtith, Deutéronome 32: 22); akhberosh (peutêtre "rosh 'akhbar", tête de souris, ayant pris le sens de voleur, puis de rat, qui est le sien dans l'hébreu actuel) ; shpinholz-su (repas des garçons d'honneur, le shabath qui précède un mariage) (30) ; holekrash (rite de nomination d'un bébé, surtout fille, qui ne reçoit pas de nom comme un garçon, lors de la circoncision - l'origine du terme est obscure) (31).

II faut signaler que ce lexique particulier s'est élaboré à partir d'une connaissance médiocre des sources, de sorte que la forme de chaque terme ne repose pas sur une compréhension profonde mais sur une perception auditive seulement. C'est pourquoi les formes venant de la prière, de la lecture de la Torah et d'autres textes analogues ont été privilégiées. Ainsi shnoderé (annoncer un don à la synagogue, de"ba'avour che-nadar": parce qu'il a offert), guemalbisht (vêtu, sans doute à cause de "malbish 'aroumim" : qui vêt ceux qui sont nus).

Certaines expressions sont déformées à la suite d'étymologies populaires bizarres, comme sim'hé-no, au lieu de "hotzaa we-hakhnassa" (sortie et rentrée - des rouleaux de la Loi); shwowé-teg au lieu de "shovavim tat" (32) ; kaless-rosh au lieu de "guilouy-rosh (tête-nue) (33) ; madé ou lema, au lieu de "gam atta", (toi aussi) en réponse à un vœu ; kholber-yossef (34) au lieu de "kol beriyyotaw" (toutes ses créatures, c.a.d. un homme simple) ; knossé-hill ("ken assa Hillel", ainsi faisait Hillel - réponse évasive à un "pourquoi"?) ; shemish-méréyné (D. nous garde) (35).

Les locutions et les proverbes usuels chez les juifs d'Alsace méritent une attention particulière.
Leur originalité provient du mélange des langues et révèle le plus souvent une sagesse bon enfant. Nous ne pouvons en citer qu'un petit nombre :

Comme c'est la cas pour la plupart des dialectes, les locuteurs du judéo-alsacien n'ont pas ressenti le besoin, au cours des siècles, de le mettre en forme et de lui donner des règles scientifiques. Ce n'est que récemment, avec son affaiblissement à la suite de la migration des villages vers la ville et sous l'influence des études dans l'enseignement public, que sont apparus des gens de culture -- le plus souvent amateurs -- qui se sont efforcés de dresser un monument la langue de leurs pères, si affable et si savoureuse, et plus particulièrement d'établir des recueils de termes et d'expressions incompréhensibles à l'étranger. Ils furent précédés par des non-juifs, tels que l'historien Carl Théodor Weiss, qui publia en 1896, dans un périodique local, un article sur L'allemand judéo-alsacien et le linguiste H. Bourgeois, qui édita une brochure sur Le jargon ou judéo-allemand (Paris 1900) (40). Les suivirent les rabbins Emmanuel Weill. (1920) (41) et Honel Meiss (1928) (42), qui composèrent des textes su la langue de leurs ancêtres. On doit des relevés plus détaillés à Albert A. Neher (rédigé pendant là seconde guerre mondiale, mais publié seulement en 1969) (43), Arthur Zivy (1966) (44), Louis Uhry (1981)(45).

Je possède également deux recueils dactylographiés, écrits par de juifs qui vécurent leur enfance dans le village de Grussenheim, près de Colmar :
Salomon Picard : Des mots d'origine hébraïque ou araméenne du judéo-alsacien... parlé à Grussenheim (Colmar 1970)
ainsi que Marcel Sulzer : Cahier de souvenirs, sans titre (Paris 1973).

Il importe de souligner tout particulièrement l'oeuvre de toute une vie de feu Madame Florence Guggenheim-Grünberg, à la plume de qui on doit de nombreux articles et plusieurs livres. Leur principal sujet est le parler des marchands de bestiaux juifs en Suisse, mais elle a aussi touché au domaine proche des dialectes juifs d'Alsace (46). Le linguiste alsacien Raymond Matzen s'est également occupé, au cours des dernières années, de l'étude du parler judéo-alsacien (47).

Comme le judéo-alsacien était une langue exclusivement orale, il n'y a presque pas de textes imprimés pour l'illustrer, à part quelques brochures de poésie, des dialogues et saynettes du début de ce siècle, de Mayer Woog d'Hegenheim et d'Alexandre Weil d'Osthouse.
C'est la rareté des témoignages sur la langue de mes ancêtres qui m'a incité à la soumettre à l'attention du public cultivé.


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