Qu'as-tu à dormir ? (Jonas 1:6)
René GUTMAN
Grand Rabbin de Strasbourg et du Bas-Rhin
Extrait de ECHOS-UNIR

Rene GutmanLa plupart d'entre nous ont un a priori quant au livre de Jonas que nous lisons lors de l'office de min'ha de Yom Kippour. Si vous êtes de ceux qui avez assez de résistance pour le lire à cette heure, même "en diagonale", vous aurez retenu que c'est l'histoire d'un homme qui fut avalé par une baleine pour avoir refusé d'accomplir sa mission. Vous vous souviendrez qu'il s'enfuit (de sa mission) à Tarchich "de devant la présence de D.", c'est-à-dire explique le midrash, là où, selon lui, D. ne se révélait pas. Vous n'aurez pas oublié que c'est sans doute le seul livre dans la Bible qui se termine par un point d'interrogation.

Les commentaires et sur-commentaires ne manquent pas, depuis les explications littérales, jusqu'à l'interprétation mystique du Gaon de Vilna qui compare les pérégrinations de Jonas, à celles de l'âme envoyée dans ce monde ci pour le réparer.

Contentons-nous de proposer que ce livre parle de la responsabilité de l'homme dans le monde. Qu'est-ce que la vie, sinon la dynamique d'une rencontre entre D. et l'homme ? L'intrusion divine dans notre routine quotidienne et ses exigences vis à vis de notre conscience même ! "Malgré nous, nous naissons" rappellent les Pirkei Avoth "malgré nous nous vivons et malgré nous nous mourrons". Il y a des âmes exceptionnelles qui luttent avec cette vérité chaque jour de leur vie. Chez d'autres, ce combat ne se révèle qu'aux heures de crise. Mais tous sont exposés - s'ils vivent assez longtemps - pour y être confrontés. Pour certains, cette confrontation survient de façon tout à fait inattendue. Pour d'autres, le deuil d'un proche bien aimé, un divorce difficile, une maladie inopinée; de telles expériences nous confrontent, et nous expulsent de notre routine quotidienne.
Les événements tombent sur nous apparemment sans but et sans signification. En fait, ils ont un sens mais nous ne le saisissons pas et nous souhaitons - à l'instar de Jonas - fuir "de devant la présence de D.".

Mais Il refuse de nous abandonner à notre sort. Il continue à nous interpeller : "Qu'as-tu à dormir ?". Il brise ainsi nos dernières résistances, notre auto-suffisance à croire tout savoir et tout gérer. Il met en question nos illusions confortables, nos prétentions sur ce que nous croyons être. Notre insistance aussi à ne surtout rien changer dans notre comportement, ni rien modifier, dans notre vie personnelle, dans notre couple, dans nos rapports avec nos enfants, dans notre communauté comme dans notre vie intérieure !
Ah ! comme nous insistons et bataillons pour que surtout rien ne change ! Combien d'ingéniosité découvrons-nous en nous, lorsqu'il faut surtout ne pas modifier ce qui, sous l'attribut de "tradition" , cache, bien souvent, l'impuissance de se renouveler.
Tel Jonas, nous essayons d'échapper à la présence de D. , comme lui, nous tenons dans nos mains à la fois le choix de fuir, de résister, de s'échapper au loin - comme le choix de s'engager, de se soumettre, de renaître.

"C'est aujourd'hui que le monde a été créé !" nous rappelle la liturgie de Rosh Hashana en nous invitant à la mise en question de nous-même, la mise en accusation, malgré notre innocence présumée, avant le Yom Hadîn, le jour du jugement.

La mission de Jonas à Ninive ne doit donc pas se comprendre comme le récit d'une mission qui eut lieu un jour et qui fait partie de notre mémoire collective, mais comme un processus dynamique qui concerne chacun d'entre nous et qui chaque année se réactualise. Jonas a connu des moments pénibles - au coeur de l'océan et dans les entrailles d'une baleine. Mais, après avoir prié D. avec des termes aussi poignants que le "Ounetané tokéf", ou avec la "kavana" du premier Kol nidrei de l'Histoire, le voilà qui oublie vite son passé, au point que D. doit s'adresser à lui "une seconde fois - shénith lémor" (3:1). Alors qu'Il venait juste de lui accorder son pardon, de lui redonner vie, Jonas semble encore une fois vouloir retarder sa mission ! D'autres "urgences" semble-t-il l'attendaient, d'autres "priorités" que l'étude, le minyane, le kaddish, le shabath la solidarité communautaire, "il faut du temps au temps"... Mais les leçons ne sont pas encore apprises, que d'autres, plus amères, nous rattrapent !

Sommes-nous tellement différents de Jonas ? Voilà pourquoi nous relisons, chaque année, au moment où tout nous invite après la longue liturgie du moussaf à nous assoupir, d'entendre la voix divine: "Ma le'ha nirdam". "Communauté ! ma chère communauté ! qu'as-tu à dormir ?".

L'occasion nous sera donnée, bientôt de voyager avec Jonas, de "descendre à Jaffa", ce monde qui nous paraît si beau, d'aller au coeur de l'expérience qui nous est offerte "une fois l'an" avec celui qui avait cru échapper "de devant D.", mais qui finit par Le retrouver et se réconcilier avec Lui au coeur de l'océan ! "J'en ai appelé, dans ma détresse à Hashem et Il m'a répondu, du sein du Shéol, j'ai crié, et Tu as entendu ma voix."

Lechana tova tikatévou oute'hatémou. Puissiez-vous - toutes et tous - être inscrits dans le Livre de la vie !

 

 

René GUTMAN
Grand Rabbin de Strasbourg et du Bas-Rhin

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