ETHROGUIM après SOUKOTH
par Sammy GRONE
Extrait du Bulletin de nos Communautés, 12 octobre 1962


L' "Affaire des Ethrogim" qu'on lira ci-après s'est déroulée, après la fête de Soukoth, au Palais de Justice de Berlin... dans l'imagination fertile du célèbre humoriste Sammy Grone. L'auteur persiflait spirituellement, dans son roman Tohubohu, les travers de ses coreligionnaires de tous acabits : sionistes, orthodoxes, réformés, libéraux, convertis et autres. L'affaire se passe au bon vieux temps de l'AIlemagne impériale, bien avant l'avènement du nazisme. Les antisémites étaient encore "gemütlich", les Juifs se sentaient chez eux...
L'avocat Kahn, fils de Leiser Kahn de Wongrowitz, a changé de nom. Il a choisi celui de Hank dont la consonnance plus "croustillante" lui permettra, du moins il l'espère, de camoufler son origine juive dans les relations avec les "goyim". Mais cela ne l'empêche pas, bien entendu, de manger aux deux râteliers et de "défendre", à l'occasion, des causes juives en déployant, là aussi, une évidente mauvaise foi.


- Kahn ! Kahn ! Siegmund Kahn !
Depuis plus d'une demi-heure déjà, le bâtonnier Wenzel hurlait le nom de Kahn travers le brouhaha de la Salle des Avocats, au Palais de Justice. Il arpentait le couloir, regardait droite et gauche, examinant les groupes installés aux tables. Rien. Il lançait partout son cri de guerre, appelant au combat son adversaire absent. Il hurla "Siegmund Kahn !" à l'entrée principale de la salle des avocats, dans l'escalier, dans tous les couloirs pas de Siegmund Kahn à l'horizon ! Il trouva bien un Léopold Kahn et plusieurs Kohn, mais Siegmund Kahn demeurait introuvable...

Pendant ce temps, Maître Siegmund Kahn était assis dans la salle des échecs, dissimulant sa petite personne dans un groupe de spectateurs. Il faisait la sourde oreille, il restait muet. Il savait bien pour quelle affaire Wenzel le cherchait : c'était ce maudit procès relatif à l' "éthrog". L'affaire lui était désagréable pour de multiples raisons et, pour comble de malheur, elle venait précisément devant la Chambre présidée par le malicieux Bandmann. Hank-Kahn était bien déterminé, s'il parvenait aujourd'hui à échapper à son adversaire et si, par conséquent, l'affaire était renvoyée, à repasser le dossier à un confrère.

Mais un sort contraire pesait sur lui, en la personne de l'appariteur de l'ordre des avocats.
- Que cherchez-vous donc? Kahn? Siegmund Kahn? Mais, Monsieur le Bâtonnier, il n'existe plus ! Il vient d'obtenir d'être délivré de son nom : le phénix Siegmund Hank est né des cendres de Siegmund Kahn!
Il appela d'une voix éclatante : Maître Siegmund Hank !
- Que le diable s'y retrouve parmi des confrères juifs dit Wenzel avec mauvaise humeur, ils changent constamment de nom !
"Hank!, confrère Hank !" appela-t-il avec un regain d'espoir. Cette fois, il fallait que Siegmund Hank répondit à l'appel.
Il rassembla tous ses papiers et, simulant la hâte, il sortit de la salle des échecs.
- Le voilà, s'écria l'appariteur, le bâtonnier Wenzel vous cherche partout !
- Comment, vous me cherchiez ? dit Hank d'un air innocent, Monsieur le Bâtonnier, je suis à vos ordres.

Honoré Daumier : Les gens de justice

Ils montèrent rapidement l'escalier et pénétrèrent dans la salle d'audience. Wenzel et Hank se postent près des deux pupitres à droite et à gauche de la Cour.
Dans le fond de la salle, les parties se dressèrent : M. Pfeffer et M. Borouch. Pleins d'espoir et prêts au combat, ils se plantèrent à côté de leurs défenseurs respectifs, lançant à l'avocat adverse des regards méprisants.

- La sixième affaire du rôle, dit le greffier : Pfeffer contre Borouch.
- Je vois ce que c'est, dit le président, c'est l'affaire des cédrats religieux, qui sont devenus d'acides citrons. Commençons par le procs-verbal. Le demandeur, assisté (il regarda sur la chemise du dossier) par Maître Kahn...
- Hank !
- Comment dites-vous ?
- Maître Hank pour le demandeur, dit le petit homme en rougissant.
- Vous êtes... Oh pardonnez-moi, je ne puis connaître personnellement tous les avocats. Je croyais que vous étiez Me Kahn. Comme les apparences sont trompeuses ! S'il vous plaît, greffier, un nouveau procès-verbal : le demandeur est assisté de Maître Kahn, auquel s'est substitué Me Hank.

- Non ! déclara Hank, pas substitué. C'est moi qui suis désigné pour cette affaire.
- Oh ! pardon, dit Bandmann exagérant la politesse. Alors, un nouveau procès-verbal : le demandeur est assisté de Maître Kahn, avec cette mention que Me Hank assiste...
- Mais non, s'écria Hank, exaspéré par l'hilarité qui, derrière lui, commençait gagner les spectateurs. C'est moi, Me Hank, le seul chargé de l'affaire.
- Ah! vraiment! fit Bandmann avec une exquise urbanité. Je me suis encore trompé, je vous prie instamment de m'excuser. Un nouveau procès-verbal : le demandeur est assisté de Me Hank, qui déclare que le mandat de Me Kahn, antérieurement chargé de l'affaire a été révoqué.
- Mais c'en est trop ! Hank était sur le point de jeter son dossier à terre et de sortir en claquant la porte. Je suis la fois Hank et Kahn et depuis le premier jour j'ai été le seul chargé de l'affaire
- Pas possible ! dit Bandmann aimablement. Je ne comprends pas bien. Voulez-vous avoir la bonté de m'expliquer.
Hank se ressaisit et s'efforça de dire avec le plus grand calme :
- J'ai changé de nom avec l'autorisation du gouvernement et je m'appelle maintenant Hank.
- Ah ! vraiment ! Mais que ne le disiez-vous plus tôt ! Un nouveau procès-verbal : le demandeur est assisté de Me Kahn..
- Hank! cria désespérément l'avocat.
- Un peu de calme. Chaque chose en son temps, fit doucement Bandmann. Vous y êtes : le demandeur est assit de Me Kahn. Maître Kahn fait connaître que depuis quelque temps, avec l'autorisation du gouvernement, il ne s'appelle plus Kahn, mais Hank. Me Hank se présente donc pour le demandeur.

"Et pour l'autre partie, continua Bandmann, Monsieur le Bâtonnier Wenzel. C'est bien votre nom ?"
- Oui, répondit Wenzel en souriant, Auguste Wenzel, depuis le jour de mon baptême
- L'affaire, dit Bandmann, me paraît être de nature à être transigée. Qu'en pense le défendeur ?
- Eh bien, parlez ! dit Wenzel en poussant vers la Cour son client.
- Monsieur le Président, dit Borouch, je suis un homme pacifique. Mais cette affaire m'a déjà donné trop de tracas ! Faut-il encore qu'elle me coûte de l'argent ? Or, il est absolument impossible d'utiliser au Temple des cédrats qui n'ont pas de tige !
- Mon Dieu, dit Bandmann, en ce qui me concerne, je ne comprends pas très bien en quoi la présence ou l'absence de la tige peut préjudicier l'utilisation rituelle des fruits. Mais nous devons sur ce point nous rapporter aux savantes expertises rabbiniques. Pourtant, au point de vue juridique, la chose n'est pas tout fait claire. Ne seriez-vous pas disposé payer au demandeur par exemple la moitié du prix qu'il réclame ?
- Pourquoi ? pour des tiges cassées ?

Alphonse Lévy :
L'homme au cédrat

- Ai-je donc vendu des tiges ? s'écria tout-à-coup M. Pfeffer. Ce sont des fruits que j'ai vendus ! Si j'achète des poires et que les poires sont bonnes, je ne peux pas venir prétendre que les queues manquent pour ne pas les payer !
-Ai-je donc acheté des poires, s'écria Borouch ? Est-ce qu'un Ethrog est une poire ? Vous savez fort bien que je n'achetais pas des cédrats pour en faire des confitures ! (1)
- Le motif pour lequel vous les avez achetés importe peu Vous pouvez les manger avec de la crème fouette, si çà vous fait plaisir !

- Monsieur le Président, s'écria Hank, ces tentatives de conciliation sont vraiment tout fait inutiles.
- Mais comment donc, dit Bandmann, ils sont sur le point de s'entendre ! Laissez-les parler, Maître Kahn
- Hank ! s'écria le petit avocat hors de lui.
-Hank? dit Bandmann de l'air le plus étonné du monde. Cette fois, vous vous trompez. Vous avez tout-à-l'heure fait inscrire, vous-même, au procès-verbal, que vous aviez changé de nom et que vous vous appeliez maintenant Kahn
Hank suffoquait.
- Voulez-vous vérifier, dit Bandmann, l'air soucieux, au greffier. Qu'avez-vous consigné ?
Le greffier se pencha sur le procs-verbal. Il s'y reprit à deux fois avant de pouvoir répondre.
- Maître Hank, alias Kahn... reprit-il d'une voix aussi officielle que possible.
- Vraiment? Oh ! mais alors toutes mes excuses. N'est-ce pas une erreur compréhensible ? Ce pouvait être exactement le contraire. Hank! Maintenant je me souviendrai de votre nom.
- Je vous en prie instamment, dit Hank avec courtoisie.
- Mais pourquoi vous fâcher? demanda innocemment Bandmann Je viens de me tromper et je le reconnais. Maintenant je me rappelle parfaitement : vous avez dit "Hank" et vous avez même ajouté : "depuis le jour de mon baptême".
- C'est moi qui ai dit cela, murmura Wenzel avec un sourire.
- Possible, dit Bandmann L'incident est clos. Revenons à nos cédrats. Vous, Monsieur Borouch, vous objectez que, au point de vue religieux, les cédrats ne peuvent pas être sans tige ?
- Les cédrats sans tiges sont inutilisables pour la fête des Tentes, et il ne viendrait à l'idée de personne de les acheter.
- Là n'est pas la question, intervint Hank Je n'ai pas entrer dans ces considérations. Personnellement je n'y connais rien, mais...

- Comment, vous n'y connaissez rien ? interrompit Borouch. Pourtant feu votre père, Leiser Kahn, était officiant au Temple de Wongrowitz !
- Je demande qu'on me protège contre ces insultes, s'cria Hank.
- Monsieur Borouch, dit gravement Bandmann, veuillez cesser vos observations déplacées vis-à-vis de l'honorable avocat du défendeur. Feu Leiser Kahn de Wongrowitz n'a rien à voir avec la Cour ni avec Maître Hank. Compris ?
- Mais Maître Kahn... Hank sait fort bien, tous les Juifs savent...
- Je suis protestant, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, dit Hank en appuyant sur les mots.
Borouch le regarda bien en face et retrouva soudain tout son calme.
- Aucun inconvénient, dit-il, puis il recula. Je ne savais pas que l'avocat de M. Pfeffer était converti.
- Mais est-ce ma faute ? dit Pfeffer au comble de l'agitation. Il s'est fait baptiser depuis que l'affaire est engagée et j'avais déjà versé ma provision.
- C'est une honte ! s'exclama Hank. Je vais vous rendre votre dossier si vous ajoutez encore un seul mot.
- Mon cher Maître, dit Bandmann avec douceur, ne vous agitez pas tant. Un peu de mansuétude chrétienne.
- Je proteste contre les observations antisémites et blessantes de Monsieur le Président ! s'écria Hank.
Il était maintenant hors de lui.
- Antisémites ? blessantes ? Bandmann, l'air ahuri, regarda ses deux assesseurs qui, de leur côté, semblaient indignés. Antisémites et blessantes ? Mais êtes vous donc israélite, Maître Hank ?
Hank n'était plus capable de répondre. Il saisit précipitamment son dossier et bondit hors de la salle.
- Avez-vous jamais vu rien de pareil ? demanda Bandmann à ses assesseurs.


(1)Selon la jurisprudence rabbinique, l'ethrog (le cédrat) ne peut être utilisé pour la fête de Soukoth parmi les 4 espèces qui constituent le loulav que s'il porte encore sa pointe.    Retour au texte


Judaisme alsacien Tishri
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