Un conte pour Yom Kippour :
La revanche du 'hazan de Muttersholtz
par Alain KAHN

Leïwele Kauffmann avait commencé par être le shamess, le bedeau, de la communauté juive de Muttersholtz. C'était un personnage haut en couleur car il s'était identifié à "sa" communauté. Il était né à Mackenheim en 1890 et contrairement à bon nombre de ses coreligionnaires, ses parents, en 1920 choisirent de s'installer à Muttersholtz et non à Marckolsheim qui comptait à cette époque près d'une centaine d'âmes, alors qu'à Muttersholtz la population juive diminuait inéluctablement et où l'on ne trouvait plus qu'une soixantaine de membres (1). En 1938, cent ans après la construction de la synagogue, on n'en comptait même plus une quarantaine.

Il faut dire que le père de Leïwele, Wolf, était colporteur et avait établi son centre névralgique à Mutersholtz d'où il organisait tout son planning. C'était étonnant car il aurait eu plus de facilités à Marckolsheim qui est un grand bourg à partir duquel il aurait été plus aisé de prévoir ses déplacements, maisWolf avait des attaches à Muttersholtz, il s'y sentait bien et ses amis ou clients sur place lui étaient reconnaissants de leur fournir tout ce qu'il fallait pour les différentes fêtes juives. A Hanouka, la fête des lumières, il apportait les "Hanniguekertzle", les bougies, à Pourim il avait toujours des "Trenderle" des toupies qui faisaient la joie des enfants, à Pessah il fournissait de belles "Hagodess" de belles Hagadoth (2) et à Rosh Hashanah, le nouvel an, il dénichait à coup sûr des calendriers qui étaient particulièrement attendus car ils étaient rares à l'époque. Tout au long de l'année, c'est à lui que chacun s'adressait pour une tféle (un livre de prière), un talith (un châle de prière) ou des tefilin (les phylactères). Il avait connu le Rabbin Marc Ulmo et il fut particulièrement affligé lorsque ce dernier dut quitter le village car le rabbinat avait été transféré à Sélestat en 1862.

Leïwele, lui, avait continué l'activité de son père qui l'avait formé "à la dure". Il fallait partir par tous les temps le plus souvent à pied ou en se faisant conduire d'un endroit à l'autre par des marchands de bestiaux ou des ferrailleurs. Mais il eut un jour, en 1930, l'opportunité de travailler chez un tisserand juif, Lehmann, qui perpétuait une activité traditionnelle dans cette contrée du Grand Ried d'Alsace, au demeurant si fertile. Il s'agissait d'un atelier de tissage de Kelsch, un tissu typiquement alsacien en lin en carreaux bleus ou rouges. Le tissage et la teinture n'avaient plus de secret pour lui et son habileté le rendait indispensable pour la bonne marche de l'entreprise dirigée par un "pilier" de la communauté.

"Baal Tféle"

Alphonse Lévy : Dans la Schule
Benjamin Lehmann, son patron, tenait particulièrement à ce que la communauté juive locale puisse continuer à fonctionner malgré la quarantaine de fidèles qui y étaient encore recensés en 1938. Depuis quelques années, il avait demandé à Leïwele d'assurer les offices car il s'avait que son employé avait beaucoup appris dans ce domaine avec le ministre officiant, le 'hazan Loeb, qui avait été le dernier chantre de la communauté de 1881 à 1907. A cette époque Leïwele était le shamess, le bedeau, l'homme à qui devait tout faire qu'on dérangeait à tout bout de champs. Il se sentait honoré de cette proposition d'autant plus que désormais dans la communauté il n'y avait plus vraiment de hiérarchie. Officiellement Benjamin pouvait être considéré comme le "parness", le pésident, mais chaque membre de son comité, dont Leïwele faisait partie, avait les mêmes prérogatives, il fallait être uni devant l'adversité.

En se préparant pour les grands offices de Rosh Hashanah et Yom Kippour (3) il se rappelait une époque pas si lointaine où le comité lui avait refusé le droit d'être le "baal tféle" (4), l'assistant du 'hazan, du ministre officiant, car comme l'avait dit l'un des membres de ce comité : "Es bast nicht nett", "cela ne se faisait pas" qu'un shamess se mette devant le pupitre réservé au rabbin ou à l'officiant. Certains des membres encore en fonction avaient entendu ces paroles sans répliquer ; ils avaient préféré faire venir quelqu'un de Sélestat pour seconder le 'hazan ! La femme de Leïwele, Jeannette, avait souffert comme son époux de ce dédain, et des regards narquois qu'on lui lançait alors. Maintenant, ces railleurs d'hier lui adressaient des compliments et lui parlaient sans la moindre condescendance.

Cela faisait désormais plus de dix ans que Leïwele accomplissait ce service; Au début il avait pu se faire aider par Léopold Weil, un descendant de Judas Reishoffer qui lui-même avait été 'hazan en Bavière ; plusieurs familles de cette région allemande s'étaient installées à Muttersholtz au milieu du 19ème siècle. Judas était l'oncle de Joseph Metzger, le chantre-sacrificateur (5) de la communauté de 1851 à 1865. Léopold avait été vraiment à bonne école mais malheureusement le jeune homme quitta le village et l'on n'entendit plus parler de lui. Depuis lors, il était obligé d'assurer seul les offices de Rosh Hashanah et Yom Kippour, pour les autres fêtes ce n'était pas un problème mais pour ces grandes solennités, l'exercice prenait une autre dimension !

A Rosh Hashanah la prestation n'était pas vraiment exceptionnelle car boire un café ou déguster une cuillère de miel pour éclaircir la voix, n'est pas interdit comme à Yom Kippour où tout aliment, liquide ou solide est strictement interdit depuis la veille jusqu'à la tombée de la nuit le lendemain. Le problème pour Leïwele, c'était la sonnerie du shofar, cette corne de bélier dans laquelle il faut souffler pour émettre des sons bien caractéristiques. Après l'office de Sharariss (6) en première partie de la matinée, il devait procéder à la lecture de la Torah, puis venait le moment d'effectuer une centaine de ces sonneries. A ce moment-là il fallait avoir du souffle, et c'est ce qui le préoccupait vraiment car c'était lui aussi le "baal tequio" (7), le sonneur du shofar. En général il se débrouillait bien, il manquait peut-être un peu de souffle pour le dernier son appelé "Tequio guedôlo" (la grande Tequia) qui doit se prolonger plus longuement que les autres. Selon le cas, il était plus ou moins épuisé pour l'office de Moussaf (8) en deuxième partie de la matinée, qui débordait bien jusque vers 13h. Il ne forçait pas trop sa voix puisqu'à la fin de l'office il devrait à nouveau effectuer la trentaine de sonneries du shofar. Et en sortant de la synagogue, il devrait encore, très souvent, faire sonner la corne de bélier à domincile, chez une personne âgée ou chez des malades qui n'avaient pas pu assister aux prières…

La ferveur du "hazan"

Alphonse Lévy : le grand pardon
S'il savait qu'à Rosh Hashanah il aurait bien des efforts à accomplir, il reconnaissait que ceux-ci était surmontables. Mais la journée qu'il redoutait, c'était bien celle de Yom Kippour, le jour du pardon. Au début, il avait bénéficié de l'aide de Léopold mais depuis cinq ans il se retrouvait seul pour la solennité la plus importante de l'année. Comme il s'était formé surtout par lui-même, il appréhendait l'office de Kol Nidrei (9) qui ouvre la fête la veille au soir. Il n'était pas un 'hazan professionnel et se souvenait certes des airs spéciaux, mais il devait se concentrer pour ne pas les confondre ou pour les chanter avec le rythme adéquat. Jeannette lui disait toujours de se détendre pour que sa voix soit naturellement mélodieuse et pour l'aider elle lui donnait quelques gouttes de teinture de valériane à la fin du dernier repas avant la fête, le résultat n'était pas garanti mais psychologiquement cela pouvait améliorer la situation !

Depuis qu'il était seul pour Yom Kippour, il s'était rendu compte qu'il n'était pas prudent de rester debout plus de quatre heures. Les mollets enflaient, la concentration devenait de plus en plus difficile et la nécessité de s'interrompre s'imposait douloureusement. Il avait pris l'habitude de réciter Sha'hahith pendant quatre heures. C'était long, mais l'office est traversé par de nombreux airs caractéristiques et par une sorte d'échange avec les fidèles qui répondent au 'hazan. Celui-ci ne sent plus le temps passer grâce à la ferveur qui se dégage de ces moments intenses. Après quatre heures de "service", une pose était prévue pendant une heure et demie puis se déroulait l'office de Moussaf pendant plus de trois heures. A nouveau une pose était prévue pendant une demi-heure puis se déroulait l'office de Min'ha suivi de la prière des morts et de Neïla, la prière de clôture qui devait s'arrêter à l'heure exacte de la tombée de la nuit. Leïwele s'était habitué à ce rythme mais chaque année il avait bigrement mal aux mollets …

En cette année 1938, les familles Lehmann et Kauffmann avaient décidé d'offrir, après l'office de du soir, Maariv, une collation dans la petite salle attenante à la synagogue. Leïwele y récita la Havdalah (10) qui marque toujours la fin du Shabath et des fêtes. Les fidèles purent ensuite se restaurer sans attendre de rentrer chez eux. Des Kougelopf et des "butterkueche" (11) étaient proposés ainsi qu'à chacun une bonne tasse de café au lait ! Leïwele qui, n'était absolument pas rancunier, ne se plaignait même pas, il savourait au contraire ces moments et n'aurait jamais pu se résoudre à y renoncer. Pourtant, en cette année 1938 de terribles  bruits de bottes se faisaient entendre de l'autre côté du Rhin, mais personne ne pouvait s'imaginer que ce moment convivial était l'une des dernières manifestations de la Communauté juive de Muttersholtz qui ne put se reconstituer après la Shoah

Notes :
  1. Annexe : La Population juive de Muttersholtz
    1784 1808 1851 1882 1910 1936 1953
    130 178 388 249 104 45 5
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  2. le livre utilisé lors de la soirée pascale et racontant la sortie d'Egypte     Retour au texte
  3. le jour du pardon     Retour au texte
  4. en hébreu : le "baal tefila" ("maître de la prière") désigne l'assistant d'un 'hazan ou un 'hazan occasionnel     Retour au texte
  5. sacrificateur : "sho'heth" en hébreu     Retour au texte
  6. Sha'har en hébreu : le matin     Retour au texte
  7. le maître de la sonnerie (Tequia est le nom de l'un des sons du shofar)     Retour au texte
  8. Moussaf signifie "rajout", l'office "ajouté" le Shabath et les jours de fête     Retour au texte
  9. Premier office solennel pour annuler "tous les vœux"     Retour au texte
  10. la "séparation" entre l'esprit du Shabath ou des fêtes, et les jours ordinaires     Retour au texte
  11. petits gâteaux carrés ou rectangulaires au beurre et à la cannelle     Retour au texte


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