Un conte pour Roch Hachanah :
Lembach : le shofar a disparu !
par Alain KAHN

La petite communauté juive de Lembach comptait, en 1910, environ vingt-trois personnes. Elle essayait de se maintenir alors que son déclin était inéluctable. Pourtant, la famille Moog se mobilisait encore pour conserver une vie communautaire malgré les difficultés. Il faut dire que la présence de cette famille dans le village remontait à la première moitié du 18ème siècle au cours de laquelle la communauté s'était développée avec une soixantaine de personnes. Au début du 19ème siècle et jusqu'avant la guerre de 1870, près de 130 juifs y habitaient et c'est pourquoi une synagogue fut construite en 1834 dans le village et un chantre était même rémunéré par la communauté.

La situation a commencé à changer après la guerre de 1870 lorsque l'Alsace est devenue allemande. Certains choisirent de rester sur place, d'autres préférèrent partir en France ou même en Amérique. Ainsi, en 1882, il n'y avait plus que 62 juifs à Lembach. La synagogue avait été détériorée par les violences de l'époque et Nathan Moog fut l'un de ceux qui œuvrèrent pour sa restauration et celle-ci fut réalisée en 1883. En 1910, il ne restait plus que vingt-trois personnes et c'est dans ce contexte que Isaac Moog se battait pour que "sa" communauté survive. Il invitait ses proches, d'autres faisaient de même et c'est ainsi que des offices pouvaient avoir lieu. Il ne pouvait pas encore se douter que la première guerre mondiale allait entraîner la disparition de la communauté !

Les sonneries de Jules

Pour le moment, Isaac était préoccupé. Il tenait un commerce de tissus et depuis quelques temps il avait remarqué qu'un jeune coreligionnaire, Jules, passait fréquemment devant son magasin, après son travail dans la cordonnerie de son père, et revenait à peu près deux heures après, l'air souvent bien songeur. Tout d'abord, il n'y fit pas trop attention car au même moment, dans le village, on parlait beaucoup du retour des loups dans l'impressionnante forêt entourant le château du Fleckenstein construit au moyen-âge. En effet, la population commençait à s'alarmer car des gens qui s'approchaient de la forêt entendaient de temps en temps des hurlements inquiétants mais les battues, qui avaient été organisées par le maire, n'avaient rien donné et aucun loup n'avait été repéré. En fait de hurlements, il semblait plutôt s'agir de gémissements venus d'animaux inoffensifs et la peur s'estompa quelque peu dans cette belle vallée alsacienne de la Sauer.

Un dimanche, alors qu'il cherchait du bois dans cette même forêt, Isaac surprit Jules entrain de se diriger vers le château avec un sac qu'il portait toujours en bandoulière. Il le suivit et quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il vit que Jules avait monté les marches, à la fois majestueuses et  inquiétantes de ce magnifique château en ruine, et qu'en haut de la tour il avait sorti de son sac un objet qu'Isaac reconnut tout de suite. Il s'agissait d'un shofar, une corne de bélier avec laquelle Jules arrivait à sonner d'une manière impressionnante les trois sons appelés en hébreu ashkenase "tequio, shevorim, terouho". Il s'agit en effet de cet instrument utilisé dans les communautés juives à Roch Hashanah, le nouvel an, et à Yom Kippour, le jour du pardon, pour rappeler à l'ordre et inciter les fidèles à emprunter le droit chemin.

Isaac surprit Jules et lui demanda s'il ne s'était pas rendu compte qu'il avait réellement inquiété la population de Lembach puisque, manifestement, les gémissements entendus étaient bien le son de son shofar ! Jules, tout penaud du haut de ses dix-huit ans, expliqua qu'il n'avait aucune mauvaise intention mais qu'il avait toujours été impressionné par le shofar. Un jour, un schnorrer, un mendiant qui s'était restauré chez ses parents, lui en avait donné un en échange d'un livre de prière pour lequel il pensait pouvoir tirer un meilleur prix que pour le shofar. Le mendiant, plus érudit qu'il n'y paraissait, lui avait même appris les rudiments de cet art si particulier. C'est ainsi qu'il avait pris l'habitude d'aller au château pour s'entraîner avec l'espoir qu'un jour il pourrait, avec un peu de courage, sonner du shofar dans une synagogue. Isaac n'en revenait pas, Jules passait plutôt inaperçu et jamais il n'aurait pu imaginer qu'il avait un tel talent caché.

Un stratagème

Lorsqu'il rentra chez lui, Isaac dit à Sorele, son épouse, qu'il avait une idée lumineuse et Sorele fut intriguée car elle voyait que les yeux de son mari brillaient d'une manière inhabituelle. Il lui dit qu'il avait trouvé une solution pour que dorénavant la communauté puisse bénéficier d'un "schauffer blosse", d'une sonnerie du shofar, digne de ce nom. En effet, depuis des années, Borich, homme pieux et respecté, s'évertuait à souffler dans son shofar sans arriver à sortir un seul son convenable. Comme personne d'autre ne pouvait le faire, chaque fois la déception était grande. A Rosh Hashanah, chacun avait à l'esprit ce dicton judéo-alsacien disant que, lorsque la sonnerie du shofar est bonne, c'est toute l'année qui sera bonne ! Alors, les sons étouffés et à peine audibles de Borich laissaient toujours la communauté sur sa faim …

L'idée d'Isaac était d'abord de cacher le shofar de Borich, toujours bien rangé dans l'écrin prévu à cet effet et posé sur une étagère de l'armoire de la synagogue puis de demander le moment venu si personne n'avait un shofar de rechange. Il était persuadé que Borich refuserait de souffler dans un autre shofar puisqu'il avait déjà tellement de difficultés avec le sien et qu'à ce moment-là, Jules pourrait proposer ses services. Isaac prévint le 'hazan Mathias, qui était aussi maître d'école, de son plan et celui-ci, d'abord surpris, lui apporta tout son soutien et lui proposa même de s'occuper du shofar pour que personne ne puisse le trouver. Il pensait qu'une sonnerie satisfaisante améliorerait la ferveur des fidèles durant les offices. Sorele, elle, n'était pas vraiment favorable à ce stratagème, elle trouvait que c'était une "chachbenebusche", une honte selon l'expression judéo-alsacienne, de se comporter de la sorte.

"Baal tequio"

Lorsque Sorele et Isaac arrivèrent à la synagogue le premier jour de Roch Hashanah, ils constatèrent immédiatement qu'une effervescence inhabituelle y régnait. Borich, vêtu de son sargueness, l'habit mortuaire en lin blanc que les juifs pieux mettent ce jour-là ainsi qu'à Yom Kippour, était effondré sur son banc en se demandant à haute voix : "mais où est-ce que j'ai mis mon shofar ?" et Mathias le consolait comme il pouvait. Isaac s'adressa alors, avant que l'office ne commence, à l'assemblée des fidèles pour leur expliquer la situation et pour demander si quelqu'un pouvait trouver une solution face à la disparition du shofar. Borich se dit de toute façon incapable de sonner dans un shofar qu'il ne connaissait pas et c'est ainsi que Jules entra en scène, à la surprise générale, en se proposant d'être cette fois le "baal tequio", le maître de la sonnerie du shofar qu'il s'empressa de chercher chez lui.

Jules, qui n'avait jamais fait parler de lui tant il était discret, fut apprécié à sa juste valeur à cette occasion car le son clair et sonore de son shofar remplit la synagogue d'une émotion profonde et un soulagement intense se lisait sur tous les visages pendant un long moment que chacun voulait prolonger. Borich lui-même en avait les larmes aux yeux et il demanda à Jules si, après l'office, il ne voulait pas venir  chez sa mère, qui ne pouvait plus sortir de chez elle, pour lui sonner le shofar ! L'année suivante, ce fut le shofar de Jules qui fut posé dans l'écrin qui se trouvait toujours à la synagogue et personne ne songea à le faire disparaître. Entre temps, Mathias avait "retrouvé" le shofar de Borich et Sorele reconnut que, pour une fois, dans des circonstances tout à fait particulières, un stratagème avait exceptionnellement porté ses fruits


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