Shabath en Alsace
par le Professeur Freddy RAPHAËL
avec l'aimable autorisation de l'auteur


Le repos du Shabath
gravure de Hermann Junker
Le Shabath, c'est la fête du temps retrouvé, où le Juif fait l'expérience de la plénitude, parmi les siens, où il redevient homme dans l'atmosphère chaleureuse de sa communauté. Le Shabath est un jour de repos pour toute la maison. Tout travail, toute occupation, toute affaire cessent. "Ce jour-là, tous les domestiques mangent à la table du maître. De plus, il est ordonné d'y avoir toujours un pauvre et de lui donner la place d'honneur. Chez mon père, écrit Alexandre Weill, ce pauvre n'a jamais manqué" (Ma jeunesse 1, Paris 1870, p. 41). Les bêtes, elles-mêmes, jouissent ce jour-là d'un repos absolu : dès la veille "tout est prêt pour la fête, jusqu'à la nourriture des bêtes préparée pour toute la journée du samedi" (A. Weill, op. cit. p. 42). Pendant une portion de temps privilégiée, l'égalité est restaurée. "Non seulement le domestique lavé, brossé, ciré, ensabathé, devient l'égal du maître, mais encore la bête. Plus de labour ! plus de travail ! tout au plus des promenades dans le pâturage". C'est la perspective de la réunion familiale autour de la table shabatique qui explique, selon Alexandre Weill, pourquoi le Juif subit avec résignation les avanies dont on l'accable tout au long de la semaine, et qui lui rend sa dignité d'homme.
"Que de fois j'ai entendu des chrétiens, à la vue d'un pauvre juif en haillons, s'écrier : Voyez donc la fierté de ce gueux ! il ne troquerait pas sa bête de religion contre un trône ! c'est que le trône même ne vaut pas pour le juif rabbinique la veille du Shabath. Le misérable qui fait dix lieues par jour pour gagner six sous, qui, la semaine durant, trempe son pain sec dans l'eau de la fontaine, se dit, dans son for intérieur : Vous n'êtes que des malheureux vis-à-vis de ce que je serai vendredi soir. Et, en effet, le vendredi soir, au milieu de ses lumières, de ses chants et de son festin, le roi n'est pas son cousin. De là vient l'idée de supériorité dont le juif le plus ignorant du village est imbu vis-à-vis du chrétien, privé, selon lui, des joies divines du Shabath " (A. Weill, op. cit. p. 42).
Dès le jeudi soir, et le lendemain à l'aube, une agitation fébrile règne dans les maisons juives.
"Dans la cuisine, le feu pétille joyeusement au four et sous les marmites ; on fait cuire le pain de la semaine et les miches du samedi, destinées à la bénédiction de la table; on prépare les repas du soir et du lendemain, pour lesquels sont réservées toutes les modestes somptuosités de la table juive, d'ordinaire si sobre ; dans les chambres d'habitation, les meubles sont dérangés, retournés, frottés, nettoyés ; le parquet est lavé, on polit la lampe de cuivre à huit becs, les vêtements de fête sont dépliés et prêts sur les chaises ; bref, la maison entière prend un air de gaîté brillante pour recevoir dignement la fête de la semaine, que la liturgie de la synagogue accueille comme une fiancée" (Georges Stenne, Perle, Paris 1877, 3-4).
Pour cette population de colporteurs, de marchands de bestiaux, de petits commerçants, souvent éloignés de la maison une semaine durant, la table familiale du Shabath prend un éclat particulier. La maîtresse de maison s'affaire fébrilement le vendredi matin :
"elle allume le four et l'inaugure par des gâteaux plats, des flans chargés de fruits ; puis elle le réchauffe pour y mettre le dîner de samedi composé d'ordinaire d'un plat d'orge mondé ou de fèves, de viande fumée dans la choucroute, puis du fameux kuguel. En outre, du café, des pruneaux, d'autres friandises auxquelles le four donne un fumet particulier. D'aucuns y préparent un certain bouillon aux oignons qui est un mets délicieux. Quant au souper du vendredi, il est d'ordinaire composé d'un potage gras aux grumettes ou aux fines vermicelles, faites à la main, d'un plat de poisson à la sauce juive, unique dans son genre et qui a passé dans la cuisine allemande, parfois d'un schalet, cousin germain du kuguel, puis d'un plat de viande à la sauce au raifort ou piquante, suivi d'un dessert. Trois repas sont de rigueur le Shabath, on les appelle repas sacrés, savoir : vendredi soir, samedi à midi, et vers cinq heures un repas de reliefs. Un pain particulier, dont la pâte, pétrie par les mains de la maîtresse de la maison est mélangée de fécule de pomme de terre et que l'on appelle perchès sert de nourriture pour les trois repas. Le pain bis est réservé pour la semaine" (Alexandre Weill, op. cit., pp. 40-41).

Les hommes qui s'efforcent de rentrer tôt dans l'après-midi vont se faire raser la barbe chez le tswicker, le barbier juif, qui n'utilise que des ciseaux plats. Ils se lavent, ou, en été, prennent un bain de rivière. Puis ils lisent en hébreu le chapitre de la Bible qui sera lu le lendemain dans la synagogue. Et le samedi matin, au retour de l'office, ils étudient la traduction de ce même texte en judéo-alsacien, quand ils ne se rendent pas dans leur Hevra (Confrérie) pour écouter l'enseignement du rabbin. "L'heure du Shabath" c'est celle qui précède le rassemblement à la synagogue le vendredi soir, alors que les jeunes filles réparent leur toilette un peu dérangée par les travaux de la journée et que les pères de famille attendent tout habillés, moins la redingote, le signal qui les appelle à la synagogue ; ils profitent de ce temps libre pour préparer, en les brûlant par le bout, les mèches de la lampe de Shabath.

"Le beau frac vert d'Anselme, son gilet à fleurs, sa cravate blanche, et sa chemise à faux-col bien empesé sont étalés sur le lit ; la lampe de cuivre à sept becs, fraîchement astiquée, est prête dans la salle à manger; elle est garnie de ses mèches de coton, et les mouchettes ont été posées sur leur plateau de tôle peinte ; la nappe blanche à raies rouges est étalée sur la table, et n'attend que le service " (Léon Cahun, La vie juive, Paris 1886, p. 4).
Il est intéressant de mentionner l'impression que pouvait susciter le Shabath chez un chrétien d'Alsace, même lorsqu'il s'agit d'un auteur aussi délibérément hostile aux Juifs qu'Édouard Coypel :
"Dès le vendredi après-midi, toute une population quasi insolite semble sortir de tous les coins des villages : c'est la gent judaïque qui accourt pour assister à l'ouverture du jour de repos. Ces personnes que vous voyez arriver, pour la plupart, le dos courbé sous le ballot, vont quitter, ce soir-là, leurs chagrins et leur misère ; suivant leur expression, ils laissent à la porte le char des soucis qui, chaque jour, vient déposer sur le seuil des humains le bagage des peines du lendemain, et ils endossent le costume de fête. A la maison, la journée entière a été consacrée par les femmes à nettoyer, à laver, à mettre tout en ordre ; les planchers, les corridors sont saupoudrés d'un sable rougeâtre qui est très recherché par la secte ; les provisions sont faites, les plats de viande préparés pour le repas du soir et la journée du lendemain ; la lampe à sept becs est éméchée et remplie d'huile" (E. Coypel, Le Judaïsme, Mulhouse 1876, p. 179).

Daniel Stauben décrit avec beaucoup de précision le costume qu'arborent les Juifs de Wintzenheim lorsqu'ils se rendent à la synagogue le vendredi soir :

"Celui des hommes se compose d'un large pantalon de drap noir, qui recouvre presque entièrement de grosses bottes huilées, d'une énorme redingote bleue à taille très courte, au collet et aux revers démesurément développés, d'un chapeau étroit à la base, s'élargissant vers le haut, et d'une chemise de toile grossière mais blanche ; cette chemise se termine par deux cols tellement formidables qu'ils cachent entièrement la figure, tellement empesés, que pour regarder de côté ou d'autre, ces braves gens décrivent des demi-tours à droite ou à gauche. Les femmes portent une robe de couleur foncée, un grand châle rouge orné de palmes vertes, un bonnet de tulle chargé de rubans rouges. Un bandeau de velours tient la place des cheveux qui sont, depuis le jour du mariage, soigneusement refoulés. La parure se complète par un beau rituel, édition Rödelheim, magnifiquement relié en maroquin vert, et que chacune des fidèles étale majestueusement sur son abdomen" (D. Stauben, Scènes de la vie juive en Alsace, Paris 1860, pp. 11-12).
Cet habit de Shabath, le Chabeskleid, était souvent le bien le plus précieux de cette population misérable, et en tant que tel il était parfois inscrit dans le contrat de mariage. Tandis que les hommes se rendent à la synagogue, l'épouse, heureuse d'avoir terminé à temps les préparatifs de la fête, a mis fin à toute agitation et se laisse gagner par le calme de ce jour sanctifié.
"A l'heure où les cierges s'allumaient à la synagogue, la bonne dame Anselme, vêtue de sa robe de fête, coiffée de son bonnet à barbes fraîchement tuyauté et empesé, après avoir donné un dernier coup d'oeil à la nappe rayée de rouge, au beau service en étain, aux couverts de fête en argent massif, a solennellement béni la lampe des samedis, dès que les sept becs ont été allumés. Elle a prononcé la prière de la ménagère, gardienne du foyer, entre ses deux filles recueillies et attentives" (L. Cahun, op. cit. p. 16).
Ainsi, le contraste est grand entre l'agitation qui s'empare de la maison juive tout au long de la journée du vendredi, et la sérénité qui s'installe dès que tombe le crépuscule, lorsque la femme attend en priant, en lisant et en goûtant un repos bien mérité, que son mari et ses enfants rentrent de la synagogue.

Dès leur retour, toute la famille chante le "Chant de Bienvenue" adressé aux du Shabath

"car le juif croit que des anges l'accompagnent, de la maison de chez lui. Aussi en rentrant, toute la famille entonne ensemble un chant de bienvenue à ces anges pèlerins" (A. Weill, op. cit., p. 43).
Ensuite les enfants se font bénir par leurs parents.
"Les cheveux noirs de Héva tombaient en grosses nattes jusque sur ses hanches, et, pour se faire bénir, elle mit un beau mouchoir brodé sur sa tête, car il faut que la tête soit couverte pour que les parents y imposent la main" (A. Weill, Couronne 1, Paris 1878, p. 55).
Le repas du vendredi soir
gravure de Hermann Junker
Aux domestiques, aux étrangers de passage, aux élèves de l'école talmudique qui partagent la table familiale, vient se joindre, pendant les longues soirées d'hiver, l'une ou l'autre famille du voisinage, afin de chanter ensemble les Zemiroth. Lorsque l'un des convives a une belle voix, il arrive que des voisins non-juifs ravis s'écrient "Allé séng noch eins", "Allons, pousse encore la chansonnette". En été, après le repas, les hommes, les femmes, les filles, s'installent par groupes devant les portes ou bien vont se promener. Cette coutume de la nécessaire présence de l'étranger à le familiale du vendredi soir se perpétua, avec parfois la délicatesse en moins. Jusqu'au 20ème siècle, Maxime Alexandre se souvient que
"le vendredi soir, veille du Shabath, selon la coutume, quelque mendiant de passage mangeait à notre table. Les plaisanteries usuelles sur leur barbe, leurs bouclettes et sur leur réprobation de l'emploi du savon, ne m'empêchaient pas de les comparer aux personnages les plus augustes de l'Ancien Testament. Sous un déguisement imposé par les circonstances, ces misérables juifs polonais représentaient Abraham, Isaac ou Moïse" (M. Alexandre, Sagesse de la folie, Paris 1952, p. 18).

Le vendredi soir on accueille aussi la voisine chrétienne qui vient entretenir le feu. On lui donne toujours du dessert, un verre de vin ou une tasse de café, et le dimanche matin elle vient chercher son dû, le Chabesgeld, ainsi qu'un morceau de gâteau qu'elle emporte chez elle.

"Chaque semaine, les voyageurs ont pu remarquer, la veille du Shabath, une petite lanterne semblant errer dans les rues et qui disparaît de place en place devant les maisons juives, c'est celle de la Chabes-Gojé, femme chrétienne qui va faire la besogne et entretenir le foyer ; car le jour du Shabath, un Juif laisserait plutôt cent fois éteindre le fourneau entre ses jambes, et grelotterait des heures entières, que de toucher à un morceau de bois ou de houille. La charge de cette femme expire le vendredi soir après le coucher des familles pour recommencer avec leur lever ; elle court alors chez ses abonnés allumer le fourneau, faire chauffer les plats si besoin est, et d'heure en heure entretenir le feu avec du combustible " (E. Coypel, op. cit. , p. 188).
La Chabes-Gojé, qui va ainsi de famille en famille transmet les nouvelles et les secrets qu'elle a surpris chez l'un ou l'autre remplissant ainsi, à l'échelle du village, le même rôle que les schnorrer (les mendiants) qui, au cours de leur tournée à travers les communautés d'Alsace rapportent les derniers haduchem ("nouvelles" ).

Le rythme propre du Shabath, celui du temps retrouvé et de la plénitude, scande la démarche empreinte de sérénité du Juif, lors de sa promenade "dominicale".

"Le père Salomon, les mains posées à la hauteur du diaphragme et béatement enfoncées dans les longues manches de sa redingote bleue, nous fit descendre le village de ce pas lent et solennel que l'israélite de la campagne affecte particulièrement le samedi et les jours de fête" (D. Stauben, op. cit. , p. 38).
Cérémonie de la Havdala
gravure de Hermann Junker
Les enfants vont faire une visite à leurs oncles et tantes qui leur remettent des fruits, Chabes-Obst, et des friandises. Quels que soient les tracas et la vie difficile de chaque jour, S'ess ka Schawess sau schwartz wü nét a béssel die Soun schaint, "il n'est pas de Shabath aussi sombre qui ne connaisse un rayon de soleil". Et le Juif alsacien qui, le Shabath après-midi, pour faire passer le kouguel, trouve encore une goutte de kirsch dans la bouteille qu'il croyait vide, ne manque pas de se référer aux miracles des prophètes thaumaturges, il a la bénédiction du prophète Elie, Elje Nowe's Bro'he. Dans certains villages, les Juifs ont obtenu l'autorisation de tendre un fil qui établit une limite, un Eruv autour de la bourgade, afin d'avoir le droit de porter le Shabath. Ce fil était fixé assez haut pour que les charrettes chargées de foin ne le rompent point. Le 24 Nivôse de l'an II (13 janvier 1794), le Comité de Surveillance de Hagenthal-le-Bas décréta que, parmi tous les signes extérieurs des cultes qui devaient disparaître comme contraires à l'égalité régnant désormais entre les citoyens, il convenait que les Juifs "enlèvent les fils de fer qui sont tendus d'une maison à l'autre" ; le Directoire du District d'Altkirch, devant lequel les Juifs avaient introduit un recours, confirma cet arrêté (Cité par J. Joachim, Annuaire de la société d'histoire sundgovienne 1954, p. 51).

Après la cérémonie de la havdala qui marque la fin du Shabath, tous les participants trempent un doigt de chaque main dans le vin sur lequel on a prononcé la bénédiction et qui a servi à éteindre la bougie ; puis, afin que la semaine soit bénéfique et propice, qu'elle apporte la santé et la fortune, on se met quelques gouttes derrière les oreilles, autour des yeux et dans les poches. Et l'on récite une courte prière populaire en judéo-alsacien :

Güt woch und güt Johr. Gott Avraham, Jits'hok, un Jakof, behut Dein Volk Jisroel in seinem Lauf. Liewe Shabes kaudech gejt dahin, die woch soll uns komen zu Massel un Broch und zu allem gewinn. Güt Woch und güt Johr.
Bonne semaine et bonne année. Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, sois le protecteur de ton peuple Israël dans son singulier destin. Le cher et saint Shabath s'achève ; que la semaine nous soit favorable, qu'elle nous apporte la bénédiction et notre subsistance. Bonne semaine et bonne année.

La fin du Shabath et la soirée qui lui succède ne sont guère propices. On s'abstient, généralement, Speisigsnacht, d'entreprendre de grands travaux, les femmes évitent de faire des travaux ménagers, mais les hommes se mettent en route bien avant l'aube si leur tournée de marchand de bestiaux ou de colporteur l'exige.


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