Des Shabathoth qu'on n'oublie pas !
Shabath en temps de guerre
par Alain KAHN

Alain Kahn - en arrière-plan : Silvain Kahn za"l
Les familles alsaciennes qui ont quitté leur terre d'origine à cause de l'annexion de l'Alsace par l'Allemagne nazie en 1940, étaient particulièrement attachées aux traditions religieuses, à ce mode de vie échafaudé depuis de si longs siècles tout le long de la vallée du Rhin. La tradition "ashkénaze" alliée à l'état d'esprit si méticuleux des régions influencées par l'Allemagne ou la Prusse a donné corps à un attachement extraordinaires aux minhagim, aux coutumes établies depuis le moyen-âge.

Une famille religieuse est particulièrement attachée au rythme de vie liée à l'accomplissement des mitzwoth, des commandements divins, et toute la vie quotidienne est alors imprégnée de ces petites choses qui donnent un autre éclairage à ce qui à priori semble tellement ordinaire. Du lever le matin au coucher le soir, des symboles jalonnent chaque journée pour que la Torah soit appliquée dans le contexte du moment sans transiger sur l'essentiel.

Il en est ainsi du Shabath, du septième jour de la semaine, qui permet chaque semaine de se dégager des préoccupations matérielles et immédiates. Il a une importance telle que tout est organisé durant la semaine pour que l'aboutissement qu'il représente soit un moment privilégié.

Quitter son foyer dans la précipitation et souvent dans des conditions dramatiques, était d'autant plus douloureux que l'impératif qui s'imposait était de faire en sorte de ne pas transgresser le Shabath quitte à retarder l'arrivée à la destination prévue. En judéo-alsacien Shabath se dit "schawess" et de nombreuses expressions interpellent le croyant en disant : "s'esch bald schawess", c'est bientôt Shabath !

Mon père, Silvain Kahn, za"l, m'a toujours raconté (1) que ses chers parents lui avaient décrit le déchirement que cela représentait pour eux le fait d'être obligé de quitter Saverne un vendredi après-midi alors qu'ils savaient que peut-être ils allaient être dans l'obligation de transgresser le Shabath. Ils s'étaient résolus à le faire, à fuire leur ville natale pour échapper aux nazis, c'était une question de survie et dans ce cas, la faute aurait été de ne pas le faire de peur de transgresser le Shabath. Par bonheur, ils s'arrêtèrent à Raon-l'Etape avant Shabath !

Un "devoir" d'assister à l'office le Shabath

Après quelques jours d'un parcours cahoteux, ils trouvèrent finalement refuge à Montfaucon-du-Velay en Haute-Loire de 1940 à 1945. Une quinzaine de familles avaient pu constituer une petite communauté qui s'était organisée selon le modèle connu en Alsace (2). Mon oncle André Samuel, en était le 'Hasen, le ministre officiant, et Nathan Roth, remplissait le rôle de Parness, de président et était l'interlocuteur reconnu par les autorités locales. Les relations avec les non-juifs étaient bonnes et la communauté semblait bien intégrée dans son nouvel environnement. Benjamin Kahn, le plus jeune frère de mon père, était même un membre apprécié de l'équipe locale de football !

Les offices étaient organisés dans un local mis à disposition par la famille Samuel et ceux du Shabath étaient particulièrement fréquentés car même les non-pratiquants se faisaient un devoir d'y assister afin d'en assurer le bon déroulement. Le Shabath était un peu une revanche sur l'adversité car il était l'occasion de s'affirmer, de se dresser contre l'ennemi envers et contre tout, de retrouver des forces pour le lendemain.

La synagogue de Lyon
Comme cela se faisait en Alsace depuis très longtemps, une voisine non-juive venait dans l'oratoire de fortune pour procéder à l'allumage ou à l'extinction des lumières puisque ce travail est interdit par la Torah. Les samedi après midi les membres de la communauté allaient, selon l'usage, se faire des visites au domicile des uns et des autres. En ces circonstances c'était surtout l'occasion d'échanger des informations, de donner des nouvelles de membres des familles, des prisonniers dans les stalags et aussi d'évoquer l'Alsace et les beaux jours connus avant la guerre.

Mon père quitta Montfaucon en septembre 1943 car grâce à son autre frère Marcel, za"l, il avait trouvé du travail à Lyon, ainsi que Benjamin, à la "soupe populaire" qui servait des repas "cachères" aux plus déshérités.

A Lyon aussi, les offices du Shabath étaient organisés selon la tradition "ashkénaze". Le cérémonial retrouvait là-bas une partie de sa splendeur puisqu'il se déroulait dans une "choule" une synagogue où la "vraie" tradition retrouvait tous ses droits. Le contexte de l'époque a fait que l'office du vendredi soir du 10 décembre 1943 est resté gravé dans la mémoire de ceux qui l'ont vécu.

L'attentat contre la Synagogue de Lyon
L'office du soir avait commencé depuis environ 20 minutes et, comme l'exige la tradition, l'officiant s'apprêtait à entonner le dernier paragraphe du chant Lekha dodi, l'accueil de la "fiancée Shabath" en se retournant vers la porte en même temps que tous les fidèles.

Benjamin Kahn,
mort en déportation
C'est à ce moment là que la porte du fond s'ouvrit brusquement et que deux objets lourds, métalliques, furent projetés entre les bancs (3). Il s'agissait de deux grenades dont l'explosion de la première se produisit sur-le-champ et par miracle n'atteignit aucun fidèle. Tout le monde se jeta à terre pour se protéger et les agresseurs s'enfuirent précipitamment puisque toute l'assemblée venait de se retourner vers eux, de leur faire face ! La seconde explosion eut lieu et ne fit "que" huit blessés légers. Dans la confusion qui suivit, au milieu de nombreux débris, le Grand Rabbin Sal parvint à organiser les premiers secours et à exhorter tout le monde au calme. Les agresseurs avaient sectionné les fils téléphoniques, ce qui fit perdre un temps précieux pour alerter un médecin.

Mon père et ses deux frères se trouvaient à la synagogue à ce moment là. Benjamin Kahn, le plus jeune, se fit remarquer par son attitude véritablement héroïque. Dès qu'il entendit tomber les grenades dans la synagogue, il s'élança vers l'un de ces engins pour s'en saisir à temps et le jeter sur les agresseurs. La première explosion n'arrêta pas sa course et ce fut lors de la seconde qu'un éclat l'atteignit à la jambe. Il continua malgré tout sa course et vit les voyous s'engouffrer dans une automobile dont il put mémoriser le numéro minéralogique alors que deux coups de revolver furent tirés dans sa direction sans, heureusement l'atteindre. C'est lui qui alerta le médecin et ce n'est qu'ensuite qu'il se laissa soigner non sans s'être assuré que quelqu'un se chargeait de chercher les médicaments de première nécessité.

La police (de l'époque !) arriva sur les lieux ainsi qu'une ambulance et s'occupait plus de vérification d'identité que de poursuivre les assaillants. Une femme blessée ne voulait pas être hospitalisée en raison du danger que cela représentait et l'un des "agents de l'ordre public" finit par dire : "Laissez-la partir, nous ne sommes pas des brutes !". Une demi-heure plus tard, il ne resta plus de toute cette effervescence qu'un lieu saint profané, le sol jonché de débris de bois, d'éclats des grenades et de traînées de sang comme l'ont rapporté les témoins présents durant ces évènements.

De tels événements bouleversèrent la communauté d'autant plus que les rafles se multipliaient. Pourtant, malgré les difficultés, l'enracinement du judaïsme dans le quotidien était tellement fort que ce cadre qu'il définit était finalement considéré comme étant indispensable, comme allant de soi, et c'est certainement ce qui fait toute sa force !

Lire le sermon prononcé par le Rabbin Jacob Kaplan la semaine suivante
(Section Vayeshev, 17 décembre 1943)

Notes :
  1. La mémoire ardente d'Alain Kahn (Oberlin)    retour au texte
  2. selon le témoignage de Roland Netter za"l    retour au texte
  3. Cahiers du Judaïsme de novembre 1946    retour au texte

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