Le Shabath dans la Cabale (suite et fin)

LES TROIS REPAS SHABATIQUES
Et c’est pourquoi, celui qui se situe au degré de la Foi devra dresser la table et préparer un repas la veille du Shabath, de manière à ce que sa table soit bénie tous ces six jours. Car c’est à ce moment que se trouve dispensée la bénédiction destinée à bénir tous les six jours de la semaine. Et il n’y a pas de bénédiction sur une table vide . C’est pourquoi nous devons dresser la table la veille du Shabath en disposant du pain et de la nourriture.
Zohar II 88 a

Les Israélites sont désignés dans le Zohar comme ceux qui ont accédé au degré de la Foi (darga de-mehimnuta) . Ce qui implique, au premier lieu, qu’ils sont les authentiques croyants. En second lieu , l’expression est à mettre en rapport avec l’expression "sod de-mehimnuta" (mystère de la Foi) qui désigne dans le Zohar , l’union des dix sefiroth dans le monde divin . En conséquence de quoi, il est enjoint aux Israélites de dresser la table le vendredi soir afin d’attirer la bénédiction du Shabath sur le monde, car l’influx de bénédiction ne peut descendre ici-bas que s’il y a un réceptacle pour le recevoir, Nous avons là ,une première illustration de l’action théurgique que l’homme peut et doit exercer sur le monde divin.

Rabbi Isaac enseigne : la journée du Shabath aussi. R. Yehuda enseigne : il est nécessaire de faire de ce jour un délice, et de consommer trois repas le Shabath afin que contentement et délice soient présents dans le monde en ce jour .

R. Isaac déclare à présent que ce qui doit se faire la veille, doit aussi s'effectuer dans la journée. Mais cela ne suffit pas pour R. Yehuda : après tout, on prend quotidiennement deux repas . Pour marquer la spécificité du Shabath, il convient de faire, en ce jour de délice, un troisième repas. Ainsi se trouve introduit le principe des trois repas shabatiques.

R. Abba enseigne : il faut faire ainsi afin que la bénédiction puisse s'étendre à ces jours d’en haut qui reçoivent leur bénédiction de ce jour. Ce jour, la tête de l’ "Impatient" est remplie de la rosée qui descend du Saint Ancien, le plus Caché;. Il suscite la descente du flux dans "le Champ des Pommes saintes" Trois fois après l'entrée du Shabath, afin que tous soient bénis simultanément. C’est pourquoi, il faut que l’homme se délecte ces trois fois car à cela se trouve liée la Foi d’en haut : dans le "Saint Ancien", dans "l’Impatient", dans le "Champ des Pommes " Et chacun doit se délecter et se réjouir de tous trois. Mais celui qui diminue le nombre des repas, suscite un défaut en haut et grande sera sa sanction.
Shabbat Dinner : peinture de Naomi
R. Abba explique à présent la motivation ésotérique des trois repas shabatiques. La rosée, c’est à dire la bénédiction , descend d’Attiqa Qadisha ( le saint Ancien) dénomination zoharique de Keter, sur la tête de Zeir Anpin (l’Impatient) qui désigne Tifereth, la sixième sefirah . Elle est dénommée "l’Impatient" relativement à Keter appellée Arikh Anpîn, "le Longanime" dans le cadre d’une tension intra-sefirothique entre la rigueur et la grâce. Par la médiation de Zeir Anpîn, l’épanchement se transmet enfin au "Champ des pommes saintes" qui désigne la sefirah Malkhouth. En prenant ses trois repas, le fidèle suscite l’unification des trois niveaux sefirothiques avec en dominante une des trois entités à chaque repas. S’y refuser, c’est au contraire, remettre en question l’unité du monde supérieur.
R. Eleazar a demandé son père, R. Shimon : dans quel ordre les trois repas sont-il disposés ? R. Shimon a répondu : c'est en ce qui concerne le repas du vendredi soir qu'il est écrit : "Je te conduirai en triomphe sur les hauteurs de la terre" (Isaïe 58:13) C'est à ce moment la nuit que la "Matronita" est bénie et tout "le Champ de Pommes ". Et la table de l'homme est bénie et il lui est accordé un surplus d'âme. La nuit correspond à la réjouissance de la Shekhinah. L'homme doit donc participer à sa joie et absorber le repas de la Matronita. Pour le deuxième repas, celui du Shabath matin, il est écrit : "Alors tu trouvera tes délices au-delà de ha-Shem" - Evidemment, au delà du Nom , car à cette heure Attiqa Qadisha se révèle et tous les mondes sont illuminés avec la joie et nous produisons cette perfection et cette joie. C 'est certes son repas. A propos du troisième repas du Shabath, il est écrit : "Je te nourrirai l'héritage de Jacob ton père" C'est le repas du Zeir Anpin qui est alors dans sa perfection. Et tous les six jours sont bénis en sa perfection. Chacun doit se réjouir de ces repas et les mener à bien, car ils sont les repas de la Foi parfaite, de la semence sainte d'Israël, de leur Foi élevée qui leur est propre et n'est pas celle des nations païennes. Et il est dit pour cette raison : "C'est un signe entre moi et les enfants d’Israël" (Exode 21:17). Viens et vois : Par ces repas, on reconnaît les Israélites, qui sont les fils du Roi, comme appartenant au Palais royal, comme les fils de la Foi...
Zohar II 88 a-b
La réponse de R. Shimon bar Yohay à R. Eleazar se fonde sur une fine exégèse du verset d’Isaïe, conforme au code usuel des kabbalistes. "Les hauteurs de la terre" renvoient à Malkhouth également surnommée "terre", c’est à dire à l’aspect féminin et réceptif du divin, que connote également la nuit . Mais l’accent porte surtout sur le terme de "Matronita", sur la "Dame d’en-haut", qui s’unit la veille du Shabath à son Epoux divin. C’est de cette union que provient le supplément d’âme dispensé à chaque fidèle. Pour le second repas du Shabath, l’interprétation se fonde sur l’expression "al ha-Shem" littéralement "au dessus du Nom". Le tétragramme correspondant à Tifereth, l’expression ne peut signifier pour l’ésotériste que la sphère supérieure à Tifereth, savoir "le saint Ancien", Attiqa qadisha. Là aussi, il est question de théurgie, puisqu’il est dit littéralement, qu’en prenant ce repas "nous faisons" (abdenan) la joie du saint Ancien.

Le troisième repas est mis en rapport, conformément au verset avec Jacob, qui incarne précisément la modalité de Tifereth désignée par Zeir Anpîn. On peut penser que la fin du passage, doive s’interpréter dans le contexte de la controverse judéo-chrétienne florissante à l’époque de la diffusion du Zohar. Aux chrétiens qui se prétendent le Verus Israel, détenteurs de la vrai foi, le cabaliste oppose l’affirmation de l’alliance conclue à travers le Shabath entre Dieu et la semence d’Israël, selon la chair et selon l’esprit, avec les authentiques fils du Roi. Au symbole chrétien de la Trinité, l’initié oppose l’unification du monde divin opérée à travers les mitswoth, et singulièrement à travers les trois repas du Shabath orientés chacun vers une manifestation particulière du divin.

L'UNION MYSTIQUE DE LA NUIT DU SHABATH
R. Juday a rencontré un jour en chemin R. Simeon et il lui a dit : Rabbi il est écrit dans le passage du prophète concernant le Shabath : "Car ainsi parle le Seigneur aux eunuques qui observent mes shabaths et choisissent de faire ce qui m'est agréable, fermement attachés à mon alliance : Je leur donnerai dans ma maison et dans mes remparts un monument et un nom meilleurs que des fils et des filles" (Isaïe 56:4-5). Que veut -il - dire ?
R . Shimon lui dit : "Cappadocien ! descend de ton âne et attache-le à une barrière ou laisse-le aller derrière, car les paroles de la Torah nécessitent de la subtilité, suis -moi et dispose ton cœur !" Il a répondu : "c'est pour l'amour de mon Maître que j'ai entrepris ce voyage et en le suivant Monsieur, je contemplerai la Shekhinah."

Comme dans beaucoup de passages du Zohar, c’est dans la nature, en chemin , que se produit la rencontre entre Rabbi Yuday et Rabbi Shimon bar Yohay. R. Yuday est intrigué par l’identité des eunuques qui observent le Shabath que mentionne le verset d’ Isaïe. Alors, R. Shimon, pour souligner l’importance de ce qu’il va lui dévoiler, l’invite à descendre de son âne, à se séparer de sa corporéité, le texte joue sur la similitude entre 'hamor (âne) et 'homer (matière). Ce faisant, son coeur pourra se concentrer sur le sujet, u-tekaven libekha. La teneur de la réponse soumise de R.Yuday montre bien qu’il sait que par le truchement de R. Shimon, il atteindra à une illumination mystique :“Je contemplerai la Shekhinah".

Marc Chagall : Les amants en vert (1914-15)
Alors R. Shimon dit : le sujet a déjà été abordé par les membres de la confrérie , mais ils ne l'ont pas expliqué suffisamment . "Les eunuques" sont les collègues qui étudient la Torah, qui se rendent "eunuques" pendant les six jours de la semaine par amour pour la Torah et qui, la nuit du Shabath, se livrent assidûment à l’union conjugale, parce qu'ils discernent le mystère élevé du moment où la Matrona s’unit avec le Roi. Et ces collègues qui connaissent ce mystère concentrent leurs cœurs sur la Foi de leur Seigneur et sont bénis dans leur propre union en cette nuit-là . C’est cela qui a été dit : "qui gardent mes shabath" comme dans l'expression : "mais son père a gardé la chose" (Genèse 36:11). Ils sont les eunuques, parce qu'ils attendent le Shabath, pour accomplir la volonté de leur Maître : "et choisissent de faire ce qui m'est agréable" ; "ce qui m’est agréable" à savoir l’union avec la Matrona. "fermement attachés à mon alliance" - à l’alliance au sens général. Heureux la part de celui qui se sanctifie en cette sainteté et qui a accès à ce mystère.

Dans sa réponse , R. Shimon fait d’abord allusion au cénacle mystique, à la haburah, dont il est l'âme , et qui se trouve décrite dans les deux Idroth (assemblées) qu'inclut le corpus zoharique . Les "eunuques " sont précisément identifiés avec les membres de la confrérie qui se vouent toute la semaine à l’étude de la Torah, entendons à l’étude du sens ésotérique de la révélation. Ce qui les conduit pendant les six jours de la semaine à mener une vie ascétique . Mais les haverim, les compagnons, ne sont pas des moines . La vie sexuelle n’est pas mise à l’écart. Bien au contraire, les mystiques, informés des mystères d’en haut, choisissent la nuit du Shabath pour s’unir à leur épouses. Il savent en effet que c’est dans cette nuit que s’opère la réunification du monde divin, monde cassé depuis la faute du premier couple. C’est la nuit du Shabath que le Roi s’unit à la Dame, que Tifereth et Malkhouth consomment leur unité. Leur union est à l’image de l’union d’en haut et c’est pourquoi elle est source de bénédictions. "L’alliance" la berith mentionnée dans la fin du verset d’Isaïe, doit se lire dans cette cohérence, comme le signe de l’alliance inscrit sur le membre masculin qui correspond à Yessod, trait d’union entre Tifereth et Malkhouth.

Viens et vois. Il est écrit : "Six jours, tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage , mais le septième jour est le Shabath pour le Seigneur ton Dieu." (Deutéronome 5:13) - "tout son ouvrage " : pendant les six jours de la semaine l'homme doit travailler. Et pour cette raison, les collègues ne s’unissent pas à leur femme quand les gens se livrent à leur ouvrage mais seulement quand le Saint pratique le sien. Et quel est-il ? L'union avec la Matronita pour amener des âmes saintes dans le monde. Pour cette raison, les collègues se sanctifient en cette nuit là dans la sainteté de leur Seigneur et orientent leur coeur. Des enfants bons et saints en seront issus, des enfants qui ne se détourneront ni à droite, ni à gauche; ce sont les enfants du Roi et de la Matronita . C’est en ce qui les concerne qu’il est écrit : "Vous êtes des enfants pour le Seigneur votre Dieu" (Deutéronome 14:1) - “pour le Seigneur votre Dieu’” réellement : parce que ceux-ci sont dénommés "ses enfants", les enfants du Roi et de la Matronita .

A l’appui de ce qui précède , R. Shimon cite un verset du décalogue relatif au Shabath . L’interprétation qu’il en fournit sous entend une distinction entre le vulgaire et le cabaliste. Le premier vaque à ses occupations profanes, six jours durant et ne se privera pas non plus de rapports avec son épouse durant ces jours de semaine. Alors que l’initié, ne les pratiquera que la nuit du Shabath, au moment où Le Saint béni soit-il, accomplit "son ouvrage". Le fruit de "l’ouvrage" divin est la venue au monde d’âmes saintes. L’engendrement des âmes saintes est le résultat des unions qui se réalisent tant en-bas et qu' en-haut. L’union terrestre pratiquée dans la sainteté provoque l’union céleste. C’est pourquoi, la finalité affirmée par le verset du Deutéronome est à prendre à la lettre et non pas comme une métaphore. Les mystiques sont véritablement les enfants de ha-Shem (Tifereth) Elohekhem (Malkhouth).

C’est cela le savoir des collègues qui sont initiés à ce mystère, qui y adhèrent. Et pour cela, ils sont dénommés "enfants" à l’égard du Saint -béni soit-Il. Ce sont eux qui assurent le maintien du monde dans l’existence. Lorsque le monde passe en jugement, le Saint béni soit-Il jette son regard sur ces enfants qui sont siens, et traite le monde avec miséricorde. C’est en ce qui les concerne qu’il est écrit : "tout entier, semence de vérité" (Jérémie 2:21) : vraiment une semence de vérité ! Pourquoi de vérité ? La vérité est la bague à sceller de la parfaite sainteté ; comme il est dit : "Tu accorderas la vérité à Jacob" (Micah 7:20) Il s’agit du même thème et c’est pourquoi, il est question réellement de la "semence de vérité"
R. Juday s’exclama : "Béni soit le Miséricordieux qui m'a envoyé ici! ; Béni soit le Miséricordieux qui m'a permis d'entendre cette parole de ta bouche."
Zohar II 89 a - b
On peut dire qu’ici la boucle est bouclée. Les "collègues", les cabalistes sont clairement désignés comme les "enfants" dont il a été question précédemment. Leurs âmes sont celles qui ont été engendrées par l’union d’autres mystiques qui les ont précédés dans le temps. Ce sont les cabalistes qui assurent la pérennité du monde. Quand la rigueur divine est amenée à détruire le monde, c’est leur intervention qui permet de réveiller la miséricorde divine en faveur des créatures. Le passage revient, in fine , sur le motif de la vérité. Là encore, le cabaliste entend l’expression "semence de vérité" dans on sens le plus concret, Israël est désigné par le prophète comme "zera emeth" parce qu’Israël procède de la sefirah Tifereth désignée comme vérité. Le Zohar énonce ensuite qu’Israël est marqué du sceau de la vérité, reprenant l’énoncé talmudique en Shabath 58 a, selon lequel, le sceau de Dieu est vérité. Une ultime confirmation du lien indissoluble entre Israël et la vérité est fournie par le verset de Micah qui évoque le don de la vérité à Jacob.


Nous avons présenté quelques textes du Zohar, il en est maint autres : le mot Shabath comporte 347 occurrences dans le corpus zoharique ! Pourtant , à travers les quelques passages traduits et commentés, et malgré les difficultés de compréhension pour celui qui s’approche pour la première fois de ce grand texte, nous ne pensons pas avoir trahi, ni la lettre, ni l’esprit de l'ouvrage qui a été considéré comme le troisième pilier du judaïsme aux côtés de la Bible et du Talmud .

  Roland GOETSCHEL
Rosh Hodesh Menahem Ab 5763


debut

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