Shabath à Erstein
Entretien avec Mireille WARSCHAWSKI


Judaïsme alsacien : Comment avez-vous connu le judaïsme des campagnes d'Alsace ?

La maison familiale à Erstein
en bas : Grand-Maman Rebecca Blum
en haut : Tante Jeanne
Mireille Warschawski : Je suis née à Erstein et j'y ai vécu jusqu'à l'âge de trois ans. Par la suite, ma famille s'est installée à Strasbourg, mais je retournais au village l'été, en vacances. Mes souvenirs personnels ont été enrichis de ce qu'on m'a raconté.

J.A. : Comment la communauté d'Erstein vivait-elle son judaïsme ?

M.W. : Le judaïsme alsacien est d'origine campagnarde, même si après la Révolution, des juifs se sont installés dans les villes. Aussi les communautés étaient-elles enracinées dans les villages et avaient leur place dans la société non-juive. Ma mère et ses sœurs allaient encore à l'école communale dont les enseignantes étaient des religieuses catholiques. Je ne sais pas si elles étaient dispensées d'aller à l'école le Shabath, ou si tout simplement elles s'abstenaient d'écrire. A Quatzenheim, les garçons n'allaient en classe qu'à 10 heures, pour leur permettre d'assister d'abord à l'office.
A Erstein, il n'y avait pas de rabbin, mais seulement un 'hazan, un ministre-officiant, qui faisait aussi l'abattage rituel, du moins en partie.

J.A. : Ce n'était pas vraiment un guide spirituel pour la communauté…

M.W. : Mais à cette époque (avant la seconde guerre mondiale) on ne se souciait pas de halakha (jurisprudence religieuse) ! On n'avait pas de questions à poser au rabbin. La tradition se transmettait de père en fils et de mère en fille, et chacun vivait spontanément son judaïsme, comme il le jugeait bon.

J.A. : Mais un Juif orthodoxe qui venait en visite de l'extérieur, de Strasbourg par exemple, aurait pu y trouver à redire…

M.W. : En effet, la cacherouth dans les campagnes ne serait certes plus reconnue comme valable aujourd'hui. Le boucher d'Erstein qui vendait la viande "cachère" ouvrait sa boucherie le Shabath… de même que certains magasins (de tissus, de vêtements). Mais une grande partie des Juifs de la campagne étaient marchands de bestiaux ou de grains, et ne travaillaient pas le Shabath.

On mangeait tous les fromages et l'on n'était pas très regardant au sujet du vin. Dans beaucoup de cas on buvait n'importe quel vin pendant la semaine… et on faisait Kidoush avec un vin cachère.

On ne trouvait pas d'orgue dans la synagogue (la communauté n'avait pas les moyens de s'en offrir un), mais il était "remplacé" par une chorale mixte. Mes tantes, en toute bonne foi, chantaient dans la chorale de la synagogue, ce qui aurait été considéré en ville, comme une grave dérogation à la tradition.

Mais ceux d'Erstein auraient été bien étonnés si on leur avait fait des observations à ce sujet : ils se considéraient comme de bons juifs, attachés à leurs coutumes, et les observant avec une fidélité dictée par la loi du bon sens.

J.A. : Comment se déroulait le Shabath à Erstein ?

M.W. : Comme partout, cela commençait le jeudi soir. Chez mes grand-parents (mon grand-père étant marchand de grains), on faisait le jeudi soir la pâte pour le pain de toute la semaine (pâte au levain pour que le pain soit mangeable d'un Shabath à l'autre). C'est ainsi que la famille testait la nouvelle livraison de farine, en jugeant si elle était assez fine et assez blanche. Et le vendredi matin, on allait faire cuire les miches chez le boulanger. Le pain de la semaine était conservé dans la cave, qui servait de frigidaire à l'époque.

Je n'ai jamais entendu parler d'un erouv (barrière symbolique) pour permettre de porter des objets le Shabath, à l'extérieur de la maison.

Le vendredi soir, tous se rendaient à la synagogue, puis rentraient chez eux pour le repas familial. Ils étaient habillés avec des vêtements de fête, réservés aux jours de solennités. Les femmes mariées portaient des chapeaux élégants quand elles allaient à la synagogue (et elles y allaient !) et quand elles sortaient le samedi. Mais on ignorait totalement l'obligation de se couvrir les cheveux après le mariage.

Même pour les hommes, se couvrir la tête n'était pas une obligation absolue. Les messieurs portaient une casquette pour prier, et l'ôtaient ensuite. A table, ils la mettaient également pour les bénédictions sur l'ablution des mains et le pain ; puis ils l'ôtaient pendant le repas, pour la remettre au moment du Benschen (la prière après le repas), ainsi que pour faire le Kidoush du vendredi soir et du samedi à midi.

Le Shavess-goy venait allumer le feu pour chauffer la maison et réchauffer le repas (cuit bien sûr le vendredi). C'était le plus souvent une femme, appointée pour cette tâche. Mais chez mon grand-père c'était notre voisin, un riche commerçant, qui nous rendait ce service à titre amical. Il faut dire que la plupart des Juifs n'auraient jamais touché au feu le Shabath, mais ils… allumaient l'électricité.

Les repas du Shabath étaient spéciaux. Les vendredis soir : bouillon de viande, poisson (carpe verte, yedefisch, sauf pendant les mois sans R - de mai à fin août), et du soupefleische (la viande du bouillon) ; rarement du veau ou du poulet (en ragoût). Dans la soupe du vendredi soir, on mettait des frimeselles : vermicelles faits par la maîtresse de maison et qui devaient être très fins - on disait que le jeune homme choisissait sa fiancée si elle savait couper ces frimeselles aussi minces qu'un fil.
Shabath à midi on mangeait de temps en temps du kougel et du chalet.
Les desserts : crème au chocolat, crème au café, tartes aux pommes, tartes aux quetsches, kremserlich.

Alphonse Lévy : Promenade sabbatique

Le samedi après-midi, les hommes allaient jouer aux cartes au café du village, mais sans jouer pour de l'argent, bien entendu. Ils revenaient payer leurs consommations à la fin du Shabath. Les femmes se promenaient, élégamment vêtues et chapeautées, et se rendaient visite entre elles. Les enfants jouaient aux dominos ou lisaient ; à cette époque on se souciait peu de les occuper.

J.A. : La communauté pratiquait-elle l'usage de la Se'oudah shlishith (le troisième repas du Shabath, pris le samedi après-midi avant l'office du soir) ?

M.W. : Certainement pas, ils ne connaissaient même pas cette expression. Les hommes allaient à la synagogue, puis faisaient la havdala (la cérémonie de séparation du Shabath et de la semaine) en revenant. Ensuite on s'attelait au lavage de toute la vaisselle du Shabath, ce qui était une grande entreprise : il fallait aller chercher l'eau à la pompe, puis la faire bouillir sur le fourneau à charbon…

Le samedi soir, même après la fin du Shabath, les femmes n'avaient le droit ni de tricoter ni de coudre. Cet usage constituait une sorte de prolongation de ce jour saint, et qui leur permettait de remettre ces travaux souvent fastidieux au lendemain... en toute bonne conscience.


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