Trois sceaux, trois époques du destin
des juifs d'Alsace
Robert WEYL
Extrait de Regards nouveaux sur les Juifs d'Alsace. Ed. Istra. Strasbourg, 1980.


Le sceau d'Azriel fils de Mena'hem


Sceau d'Azriel fils de Mena'hem
Dessin à la plume Martine Weyl
La communauté juive de Strasbourg fut relativement importante et prospère jusqu'à ce funeste jour de l'année 1349 où, accusée d'empoisonner les puits, elle monta sur le bûcher dressé sur son cimetière et périt dans les flammes. Rares furent les rescapés du massacre. Le magistrat avait décrété qu'aucun juif ne serait plus admis à habiter la ville durant deux siècles. Et pourtant, dès 1369, un petit groupe de juifs envoya un messager à Strasbourg, porteur de la lettre suivante : "Aux très honorables Maîtres et Conseil de la ville de Strasbourg, nous, pauvres juifs, nous offrons nos services, et vous supplions de nous faire grâce et de nous laisser habiter chez vous, comme nos ancêtres habitaient parmi les vôtres, comme d'autres villes libres nous ont fait grâce, celles de Mayence, Worms et Spire, d'autres villes encore, de grands seigneurs, le Pape que vous considérez comme votre père, l'empereur (littéralement : le roi romain), les princes électeurs, et de nombreux seigneurs. Voyez notre grande misère et tout ce dont nous avons innocemment souffert. Nous faisons parvenir à vos corporations une lettre semblable. Puisse une réponse favorable nous parvenir par ce messager. " (Archives Municipales, Strasbourg III, 174, 7 b.) Après des tractations assorties d'exigences financières, six familles juives furent admises à la manance à Strasbourg. Cette petite communauté prospéra jusqu'en 1388, date de son expulsion définitive de la ville.

La lettre de 1369 est conservée aux Archives municipales de Strasbourg. Elle est scellée d'un sceau de cire brune, qui fut brisé au moment de l'ouverture du pli. C'est un sceau de petite taille, la partie gravée ayant un diamètre de dix-neuf millimètres, de lecture difficile. C'est là sans doute la raison pour laquelle il ne fut jamais publié. Grâce à un agrandissement photographique qui nous fut offert par Charles Haudot, sigillographe de la ville de Strasbourg, nous avons réussi à déchiffrer le sceau. De part et d'autre d'un aigle héraldique, on distingue des caractères hébraïques. A gauche, on peut lire très nettement Azriel, nom propre qui signifie littéralement "secours de Dieu", et que l'on rencontre dans la Bible (Jérémie 36:26) et dans le premier livre des Chroniques (5:24 et 27:19). Sans être très répandu, on retrouve ce nom à une époque plus récente. Ainsi, le rabbin Azriel ben Joseph Moïse, connu aussi sous le nom de Azriel Seligmann Bloch, fut nommé rabbin des terres de la Noblesse immédiate de basse Alsace en 1698. Les lettres de droite sont plus difficiles à interpréter. Nous nous sommes finalement arrêté à la lecture "Mena'hem", nom propre lui aussi attesté dans la Bible (II Rois 15:17), qui signifie "le consolateur ". Dans le bas du sceau, on reconnaît les lettres beth-ב et resh-ר, pour "bar ", fils de. Ainsi nous nous trouvons en présence, non pas d'un sceau communautaire, comme on aurait pu le supposer, mais d'un sceau personnel, celui de Azriel fils de Mena'hem.

Nous basant sur une équivalence, Mankint = Mena'hem, nous pensons que Azriel bar Mena'hem pourrait être le fils de Rabbi Mankint bar Zera'h, qui périt sur le bûcher à Strasbourg, en même temps que son frère, Rabbi Aaron bar Zera'h, le 14 février 1 349. Leurs noms sont cités dans les "Memorbücher" de Weisenau et de Metz.

Le sceau de 1369 évoque la période la plus sinistre de l'histoire des juifs de Strasbourg. Les survivants de 1349 avaient trouvé refuge dans les villes de la vallée du Rhin, au cœur de l'Allemagne, et même en Pologne. Quelques rares familles avaient été admises dans les bourgs et les villages d'Alsace, y menant une existence précaire et misérable, en butte à toutes les vexations et à toutes les humiliations, menacées sans cesse d'expulsion.

Le sceau de Josel de Rosheim


Sceau de Josel de Rosheim. AMS
Dessin à la plume Martine Weyl
De cette longue période, qui devait s'étendre sur trois cents ans, allait émerger la personnalité de Rabbi Joselmann de Rosheim. Les juifs menacés de toute part avaient le plus grand besoin d'un homme pouvant assurer leur défense, ne craignant ni les fatigues, ni les périls de la route, ni les embûches tendues jusque devant le trône, un homme cultivé rompu à la dialectique des hommes d'Eglise, un négociateur habile, que l'interlocuteur fût un chef de brigands ou l'empereur en personne. Telle est l'image que l'on conserva de Joseph, dit Josel, ou encore Joselmann de Rosheim. Le sceau de Josel n'est pas inédit ; nous l'avons décrit dans notre ouvrage Juifs en Alsace. C'est un sceau de petite taille, ayant à peine dix- sept millimètres de diamètre. Josel se servait vraisemblablement de sa bague, peut- être une intaille. Sur un écu de type allemand se détache une tête de taureau ; au-dessus apparaît en caractère hébraïques son nom : Joseph.

Le sceau de Moyse Blien

Sceau de Moyse Blien (v 1700-1762) Préposé général de la Nation juive en Alsace
Dessin à la plume Robert Weyl
Le Traité de Westphalie amena un profond changement dans la situation des juifs d'Alsace, moins dans les textes que dans les faits. La France ne rencontrait qu'incompréhension ou hostilité de la part de la population locale. Pour les juifs, se présentait enfin l'occasion inespérée de sortir d'une situation avilissante. La France avait besoin de chevaux, de fourrage, et de tout ce qui était nécessaire à une armée en campagne. Les juifs s'offrirent à les lui procurer. La politique de la France était déjà de la "Realpolitik ". On faisait taire les principes les plus sacrés lorsque l'intérêt du royaume était en jeu. On pourchassait les protestants à l'intérieur du royaume, mais on s'alliait avec les princes protestants pour marcher contre les souverains catholiques, dont on mettait le pays à feu et à sang. On rechercha l'alliance des Turcs hérétiques pour mieux combattre l'empereur très chrétien.

L'offre des juifs d'Alsace venait à point. On l'accepta avec empressement et le roi ne ménagea pas son appui à ses protégés. Ainsi naquit entre la monarchie de France et les juifs d'Alsace une collaboration profitable aux deux parties. Un petit groupe d'hommes d'affaires se trouva bientôt à la tête d'une importante entreprise de fournitures aux armées, traitant quelquefois directement avec le ministre de la Guerre. Ce qui, à l'origine, n'était qu'une association d'intérêt devint progressivement un véritable directoire exécutif de la Nation juive en Alsace. Ce directoire comprenait Moyse Blien, Aaron Mayer, Jacob Baruch Weyl, puis plus tard Lehmann Netter, et enfin Cerf Berr.

Le sceau du préposé général Moyse Blien symbolise assez bien la situation nouvelle des juifs d'Alsace. Ces derniers se servaient généralement de leur sceau pour sceller les lettres, mais ils ne les apposaient pas à côté de leur signature. L'empreinte sur cire était brisée au moment de l'ouverture de la lettre et ainsi perdue. Or, sur une procuration destinée à son beau-père Samuel Gombrich d'Obernai, établie à Paris et datée du 29 décembre 1754, Moyse Blien a imprimé son sceau dans la cire à côté de sa signature, en français d'abord, puis en caractères hébraïques (Arch. dép. Bas- Rhin, notariat Obernai, registre 8 3).

Le sceau est de petite taille, ovale ; le diamètre maximum est de seize millimètres, le diamètre minimum de quinze millimètres. Dans un médaillon se détache une jeune femme en corsage et jupe ample, représentant le signe du zodiaque de la vierge. Le médaillon est sommé d'une couronne de marquis. Il ne semble pas qu'il y eût de réglementation dans ce domaine. Nous connaissons le blason de Voltaire, trois flammèches, avec couronne de marquis et ordre de chevalerie (Saint- Louis ?). Dans la partie supérieure, Moyse Blien avait fait graver son nom en caractères hébraïques, doublé de ses initiales latines, M.B.

Ces trois sceaux correspondent à trois étapes de l'histoire des juifs d'Alsace, de leurs efforts toujours recommencés pour perdurer, tout en participant au destin du monde environnant. Ils témoignent de leur volonté de promouvoir l'histoire culturelle, économique et politique de cette province, au risque de s'y perdre, mais avec l'opiniâtreté d'une communauté qui lutte pour demeurer authentiquement elle- même. La fragilité de ces sceaux symbolise la précarit&ea cute; de l'histoire des juifs en Alsace et leur fol espoir de fraternité.

Sur le même sujet, voir l'article de R. Weyl :
Quelques sceaux de la famille du Préposé général de la Nation juive en Alsace,
Cerf Berr de Medelsheim.


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