La signification du Livre d'Esther selon la pensée rabbinique
Professeur Roland GOETSCHEL

Naissance du judaïsme.
(pp. 273-285)


Quelle signification globale le Livre d'Esther a-t-il revêtu aux yeux de Rabbins de l'époque talmudique ? La réponse peut être donnée en peu de mots : il signifie, pour les maîtres d'Israël, l'acte de naissance du judaïsme.
L'époque d'Esther et de Mardochée est celle de la disparition d'un certain monde et du surgissement d'un nouveau. Disparition d'un monde, celui de la prophétie, comme l'indique le rapprochement significatif de deux passages du Talmud. Le premier, tiré du traité Yoma : "Lorsque les derniers prophètes Aggée, Zacharie, Malachie disparurent, l'Esprit de Sainteté disparut d'Israël et ils n'usèrent plus que de l'Écho de la Voix" (Yoma 9b) Le second, extrait du traité Meguilla : "Rav Nahman enseigne : Malachie est le même que Mardochée. Pourquoi a-t-il été nommé Malachie ? Parce qu'il était le second après le roi (melekh)…" (Meguilla 15a).

L'identification de Mardochée avec Malachie, le dernier des prophètes du canon biblique, par R. Nahman, vient nous faire entendre que l'époque de Mardochée est celle de la clôture de la révélation. Dieu cesse de parler aux hommes par la bouche des prophètes, comme c'était le cas durant tout le temps de l'histoire hébraïque.

Un nouveau monde surgit où l'existence de Dieu se trouve occultée, ce qui instaure un nouveau rapport entre Dieu et l'homme. Ce nouvel état de choses de trouve symbolisé dans le nom même d'Esther : "Où est-il fait allusion à Esther dans la Torah ? Et moi Je persisterai à dissimuler ma face – Hester Astir (Deutéronome 31:18). (Houlîn 139b) L'expérience directe du divin, pain quotidien des Hébreux, n'est désormais plus possible. Jusque là, Dieu venait pour ainsi dire au-devant de l'homme pour engager le dialogue. Dorénavant, ce sera à l'homme de partir à la recherche de son Créateur, qui paraît avoir disparu de son horizon.

A la transformation de la situation faite à l'homme correspond l'émergence d'un nouveau type de personnalité. Au prophète, à l'homme inspiré, qui était la figure marquante de l'époque précédente, succède le sage, le scribe, l'interprète de la loi : 'Du jour où le Temple fut détruit, la prophétie fut retirée aux prophètes et conférée aux sages… Et le sage l'emporte sur le prophète" (Baba Batra 12a).

Cette substitution de la sagesse à la prophétie qui se produit alors en Israël n'est pas un fait isolé. Elle prend au contraire tout son relief lorsqu'on s'aperçoit qu'elle se produit simultanément à d'autres bouleversements qui ont lieu à la même époque. Entre l'an 800 et l'an 200 avant l'ère chrétienne, une véritable mutation paraît se produire dans la conscience universelle. C'est aux Indes le temps des Vedanta et des Upanishads, auxquels succédera bientôt la prédication de Bouddha. En Chine, Lao-Tseu, Confucius et leurs disciples dispensent leurs enseignements cependant qu'en Perse, Zoroastre délivre son message. C'est avec raison que Karl Jaspers a dénommé cette époque "la période axiale de l'histoire de l'humanité", en ce sens que les grandes idées fondamentales qui inspirent aujourd'hui encore la vie intellectuelle et spirituelle de l'humanité, paraissent avoir émergé en ce temps-là (1).

Cette transformation de l'humanité se laisse le mieux appréhender dans le cas de la civilisation grecque dont nous nous trouvons être les héritiers. La lecture des poèmes que nous ont transmis Hésiode ou Homère, les fragments que nous ont laissés les Présocratiques, nous permettent de retracer le chemin qui fit passer les Grecs du mythe à la pensée rationnelle. Le mythe, tel qu'il était vécu par les anciens grecs, enseignait comment les choses étaient venues à l'être à partir du chaos. Il parlait simultanément de la destinée des dieux et des hommes, et fournissait à ces derniers un sens à leur existence. La cosmologie des Ioniens sera l'héritière sur bien des points des cosmogonies anciennes, mais inaugurera cependant dans l'histoire des idées un mode de penser radicalement nouveau.

Le passage du mythe à la philosophie s'opère par la substitution de la conscience du problème à l'intelligence du sens, procurée par le récit mythique. Le mythe était le récit, il racontait la série des actions ordonnatrices du dieu ou du roi, mimées dans les rites pratiqués par le groupe. Avec les Ioniens, les choses ont cessé d'être intelligibles dans le langage du mythe où elles s'exprimaient jusqu'alors. Des questions au sujet de la genèse de l'ordre cosmique ou de l'explication, des météores commencent à surgir. Le physicien fera la théorie de ce que l'ancien roi magicien effectuait. Les éléments perdent l'aspect de dieux pour revêtir la forme de forces impersonnelles. Les dieux remontent au ciel, cependant que les cosmologies décrivent de purs processus naturels sans signification religieuse; La nature, coupée de son arrière-plan mythique, devient l'objet d'une discussion rationnelle. Comprendre, ce n'est plus remonter l'arbre généalogique des théogonies et des cosmogonies, mais c'est s'engager à la recherche des principes constitutifs de l'être, c'est régressé jusqu'à l' "arche". Le récit a laissé la place au système qui tente d'embrasser la structure du réel (2).

Nous avons rappelé ce passage du mythe au "logos" dans la civilisation grecque, parce qu'il nous semble entretenir un rapport d'analogie avec la substitution de la sagesse à la prophétie en Israël. Il ne fraudrait cependant pas dissimuler ce qui sépare chacune de ces révolutions culturelles. Les maîtres d'un peuple, dont les membres se trouvaient pour la plupart en exil et qui furent les contemporains de la destruction du Temple de Jérusalem, lieu de son unité nationale et religieuse, se trouvaient acculés à des tâches plus urgentes que de spéculer sur un pan purement théorique au sujet de la "phusis". Ce qui ne signifie pas que le thème leur soit resté étranger, mais qu'ils ne l'abordaient que dans la mesure où la considération de la nature et de ses lois pouvait conduire l'homme à remettre en question celle de création et, partant, celle du Créateur.

Le lieu où cet enseignement portant sur la vraie signification de l'idée de nature est particulièrement développé est précisément le Livre d'Esther. Le texte suivant l'indique explicitement : "Rab Assi enseigne : pourquoi Esther est-elle comparée à la biche de l'aurore ? De même que l'aurore marque la fin de la nuit, de même Esther marque l'achèvement de tous les miracles" (Yoma 29a).

Cet enseignement vient d'abord corroborer qu'à l'époque d'Esther, le surnaturel cesse de faire irruption dans la vie des hommes. Le temps des miracles visibles est désormais révolu, la création n'apparaîtra plus aux yeux des hommes qu'en tant que nature. Mais le texte peut revêtir en seconde lecture un autre sens encore : le maître peut vouloir nous signifier qu'Esther est l'ultime miracle, celui qui dépasse tous les miracles bibliques, celui de la foi des premiers juifs, capables de lire et de reconnaître le miracle à travers ce qui pourrait semble l'effet du hasard ou de l'efficacité des lois de la nature (3).

Cela dit, il est bien clair que l'étude de la nature ne donna jamais lieu, en Israël, à la constitution d'une physique, comme cela se produisit en Grèce, et que la sagesse qui se développa en Israël prend comme objet premier de son étude la Torah. Le judaïsme se constitue en premier lieu par un retour, en-deçà des prophètes, à la Loi. Témoin cette comparaison entre Mardochée et Moïse : "Il y avait un homme juif dans Suse, la capitale (Est.. 2:5). L'emploi du terme 'homme' (ish) enseigne que Mardochée était, dans sa génération, l'équivalent de Moïse dans la sienne, au sujet duquel il est écrit : Et Moïse était l'homme (ish) le plus humble (Nombres 12:3). De même que Moïse se tient sur la brèche, ainsi qu'il est écrit : Il parlait de les anéantir, si Moïse Son élu ne s'était tenu sur la brèche (Psaume 106:23), de même il est écrit au sujet de Mardochée : Il recherchait le bien de son peuple et implorait la paix en faveur de toute sa descendance (Est. 10:3). De même que Moïse enseignait la Torah à tout Israël, ainsi qu'il est écrit : Voyez je vous ai enseigné des lois et des statuts (Deutéronome 4:5), de même agit Mardochée dont il est écrit : Et il adressa des lettres à tous les Juifs… des paroles de paix et de vérité (Est. 9:30) ; et il est écrit : Acquiers la vérité et ne la revends pas (Proverbes 23:23) (Esther Rabba 6,2).

Assuérus, roi de Perse, montre ses trésors à Mardochée (détail)
Claude Vigneron (1593-1670); Musée des Beaux-Arts du Château de Blois

Mardochée est manifestement désigné ici comme l'égal de Moïse, qu'il s'agisse de l'homme d'action ou de l'enseignant.

Cela va si loin que le Rouleau d'Esther se trouve situé sur le plan de la Halakha (la loi religieuse), au même niveau que la Torah de Moïse : "Des paroles de paix et de vérité (Est. 9:30). Rabbi Tahnum enseigne, certains disent Rabbi Assi : Ceci apprend qu'elle [la Meguilla] requiert le même tracé de lignes que les paroles véridiques de la Torah (Meguilla 16b).

Aggada et Halakha s'accordent donc pour définir le judaïsme comme un retour à la Loi. Mais encore importe-t-il de préciser quelle signification revêt ce renouveau du mosaïsme, et de montrer en particulier qu'il n'implique nullement, comme on l'a quelquefois prétendu, une sorte d'engluement dans les pièges du légalisme.

A cet effet, il convient tout d'abord de ne jamais oublier que si le sage se substitue au prophète, il en est cependant l'héritier .
Mais il convient encore plus de comprendre dans quel esprit s'effectue cette nouvelle imposition de la Loi. C'est là une question à laquelle les textes talmudiques viennent répondre sans aucune ambiguïté : "Et ils se tenaient sous la montagne (Exode 19:17). Rabbi Abdimi bar Hama bar Hasa rapporte : cela vient enseigner que le Saint-Béni-Soit-Il brandit la montagne comme une cuve et leur dit : Si vous acceptez la Torah, cela ira bien, mais sinon ce sera votre tombeau ! Rabbi Aha ben Jacob dit : Ceci est une grande justification à l'égard de la Torah. Rabba enseigne : Ils l'acceptèrent cependant plus tard, au temps d'Assuérus, ainsi qu'il est écrit : les Juifs établirent et acceptèrent (Est. 9:27). Ils établirent que qu'ils avaient antérieurement accepté" (Shabath 88a).

L'institution de la lecture de la Meguilla, et surtout le consensus que l'ensemble du peuple accorde à cette institution des Sages, élève Pourim à la dignité d'une seconde donation de la Loi, dont la valeur paraît même surpasser la première. Le don du Sinaï, en raison de con caractère théophanique, impliquait une part inévitable d'aliénation pour l'homme hébraïque. Dans le langage de l'Aggada, quel moyen de refuser la Torah lorsque Dieu vous menace de la montagne ? On peut apercevoir par la suite dans toute l'histoire biblique, et ceci est manifeste lorsqu'on étudie la vocation particulière de chaque prophète, un élément de violence imposé par Dieu à l'homme (4).

Tout est changé à l'époque d'Assuérus. Désormais, Dieu est invisible. Ceci entraîne une disparition de la contrainte exercée par Dieu à l'égard de l'homme, qui est comme la contrepartie positive de l'arrêt de la révélation objective. Désormais lorsque l'homme obéira à Dieu, ce sera de son plein gré. Le Juif se définit comme cet homme qui fonde sa soumission à la Loi sur son vouloir propre, alors que rien ne l'y contraint et que tout paraît le pousser à rejeter le joug du royaume des cieux. Le retour à la Loi coïncide donc paradoxalement avec le comble de l'autonomie.

Ce retour à la Loi n'est pas de l'ordre de la simple répétition, mais bien plutôt de l'innovation. "Les Maîtres enseignent : Quarante-huit prophètes et sept prophétesses ont prophétisé en Israël. Ils n'ont rien retranché ni ajouté à ce qui était écrit dans la Torah, excepté la lecture de la Meguilla" (Meguilla 14a).

Si la lecture de la Meguilla, instituée par Esther et Mardochée, peut être interprétée comme un nouveau don de la Loi, c'est justement en raison du caractère novateur de la décision prise par les Sages, qui marque très précisément le passage du temps de la prophétie à celui de la sagesse, du monde de la Loi écrite à celui de la Loi orale (5).

Le passage de la prophétie à la sagesse ne signifie donc pas la rupture avec la tradition, mais sa perpétuation et son renouvellement. La sagesse des Sages d'Israël ne prend pas principalement son départ dans la connaissance de soi ou dans le souci de vivre en accord avec la nature, comme ce fut le sas pour la sagesse de la Grèce ; elle tire au contraire sa sève de racines profondément enfouies dans l'humus de la Loi. Devenue orale, la Loi donne lieu, génération après génération, à des développements nouveaux. Il s'agit, pour les Rabbins, de transmettre le sens de la révélation biblique dans un monde où Dieu ne parle plus, d'élaborer des règles de la conduite qui insèrent chaque geste quotidien dans les quatre coudées de la Halakha. Comme les Grecs, les talmudistes ont usé de leur raison et élaboré une dialectique. Mais celle-ci ne sera pas celle d'un Platon, s'élevant des apparences à la vision du Bien, pour redescendre de ce somment afin d'en éclairer les articulations du sensible. Le talmudiste part des détails formels de la Loi écrite pour en tirer des principes généraux, qu'il applique ensuite à des conduites particulières. Sa dialectique doit tenir la gageure de tirer du texte de la Loi son sens le plus universel, tout en l'incarnant aussitôt dans un geste particulier qui réponde à la situation nouvelle que l'histoire suscite à chaque instant. Ainsi le talmudiste expérimente-t-il en sa réflexion que l'esprit n'est pas la négation de la lettre, mais son couronnement. Le dialogue infini des Sages d'Israël se nourrit de l'infinité divine, contractée dans les six cent mille lettres de la Torah écrite.

Le développement de la Loi orale va, pour les Rabbins, jusqu'à s'imposer à Dieu : "Les Juifs établirent et acceptèrent (Est. 9:27). Ils établirent En-Haut ce qu'ils avaient accepté en-bas" (Meguilla 7a).
"Rabbi Josué enseigne : Le tribunal d'en-bas prit trois décisions qui reçurent l'assentiment du tribunal d'En-Haut : la lecture de la Meguilla, la permission de se saluer en se servant du terme Shalom, la paix et la centralisation de la dîme" (Makoth 23b) (6).
Ces deux passages soulagent qu'en l'espèce, ce fut l'initiative des hommes qui était à l'origine de décisions, qui ne furent sanctionnées qu'a posteriori dans l'ordre transcendant. Il s'établit une sorte d'a priori de la sagesse humaine auquel Dieu vient acquiescer (7).

Une manière de transfert d'énergie du pôle théologique au pôle éthique, tel paraît être le second élément constitutif du judaïsme naissant à côté du retour à la Loi, lié à l'autonomie de la personne. Cette idée n'est nulle part aussi clairement exprimée que dans le passage suivant du Midrash Shir Hashirim Rabba : " Cette taille qui te distingue est semblable à un palmier (Cantique des Cantiques 7:8). Rabbi Hounia enseigne, au nom de Rabbi Dossa ben Tebet : Le Saint béni soit-Il a créé deux penchants en son univers, le penchant à l'idolâtrie et le penchant à l'immoralité. Le penchant à l'idolâtrie a déjà été extirpé, mais le penchant à l'immoralité demeure. Le Saint béni soit-Il déclare : Celui qui triomphera de son penchant à l'immoralité sera considéré comme ayant triomphé des deux penchants.
Rabbi Yehouda enseigne : On peut comparer Dieu à un charmeur de serpents qui possède deux serpents, et qui ayant charmé le plus grand, laisse le second en disant : celui qui triomphera de celui-ci sera considéré comme ayant triomphé des deux. Quand le penchant à l'idolâtrie fut-il extirpé ? Rabbi Benaya enseigne : Ce fut au temps d'Esther et de Mardochée. Les autres Sages pensent : Ce fut à l'époque de Hanania, Mishaël et Azaria. Les Maîtres objectèrent à R. Benaya : Pouvait-il être extirpé par un seul individu ? A quoi R. Benaya répondit : Mardochée et Esther étaient-ils de simples individus ? Les Maîtres suivants appuyèrent l'opinion de R. Benaya : Rabbi Tanhuma, Rabbi Measha et Rabbi Jérémie, lequel affirma au nom de Rabbi Samuel : Il est écrit La plupart se revêtirent de cilices et de cendres (Est. 4:3), ce qui enseigne que la majeure partie de la génération était composée de justes" (Shir Hashirim Rabba 7,13).

Il résulte de la discussion entre R. Benaya et les autres maîtres qu'entre l'époque de Hanania, Mishaël et Azaria pris comme terminus a quo, et celle d'Esther et de Mardochée considérés comme terminus a quem, qu'une transformation radicale s'est opérée en Israël. Ce peuple qui n'a cessé pendant des siècles, malgré les remontrances répétées de ses prophètes, de retomber périodiquement dans l'idolâtrie, cesse brusquement, au retour de l'exil de Babylone, d'être concerné par ce problème qui apparaît dès lors virtuellement résolu. La participation des Juifs au festin d'Assuérus n'apparaît plus aux yeux des Sages, que comme une sorte de brève rechute d'un malade en voie de guérison définitive.

En poussant à bout l'apologue du charmeur de serpents, on pourrait aller jusqu'à soutenir que celui qui résoudra les problèmes de l'éthique sera tenu pour quitte de toute préoccupation théologique. Ce serait cependant là dépasser la pensée des aggadistes. Aucun Rabbin n'a jamais songé à constituer une éthique coupée de son fondement religieux. Le Midrash veut souligner que le problème essentiel qui se pose à chaque homme en Israël a changé de nature. Pour l'Hébreu, il s'agissait avant tout de préserver l'intégrité de sa foi monothéiste au milieu de cultures universellement vouées au culte des idoles. Avec l'écroulement des univers mythiques, cette préoccupation cesse d'être au premier rang. Il s'agit à présent pour l'homme juif d'agir, dans sa propre vie et dans des rapports avec autrui, de telle manière qu'il rendre manifeste par la conduite la présence de Dieu, dans un monde où plus rien ne le signifie. L'éthique ne chasse pas le théologique, mais constitue à vrai dire le seul moyen de l'exhiber dans un monde où les prophètes ont disparu.

Ce primat de l'éthique se trouve encore redoublé par l'intérêt accordé à tout ce qui est en rapport avec l'intériorité : "Car ce n'est pas de bon cœur qu'il a molesté (Lamentations 3:33). Rabbi Berekia enseigne, au nom de Rabbi Lévi : En deux circonstances, Israël s'est mal comporté à l'égard du Saint béni soit-Il. Dans l'une, leurs lèvres trahirent leur cœur. Dans l'autre, ils furent fidèles en leur cœur mais non par leur bouche. Ce fut au Sinaï et en Babylonie. Au Sinaï,o leurs actes furent conformes mais non leur cœur, comme il est écrit : Ils l'amadouaient… (Psaume 78:36). En Babylonie, ils furent fidèles en leur cœur mais n'en témoignèrent pas par leur bouche, ainsi qu'il est écrit : Ce n'est pas de bon cœur qu'il molesté. Le Saint béni soit-Il dit : Que vienne la bouche du Sinaï et qu'elle expie pour la bouche de Babel ; que vienne le cœur de Babel et qu'il expie pour le Sinaï ! Et cependant : Et qu'il afflige le cœur de l'homme. Il a dressé contre eux l'homme cruel et acharné (Est. 7:6), c'est-à-dire Aman. Et panse par après leurs blessures (Job 5:18)" (Ekha Rabbati 3,28).

Rabbi Lévi requiert ici la conformité des actes aux intentions laquelle fut absente dans le passé d'Israël puisqu'elle ne se manifesta ni à l'époque du Sinaï, où les Hébreux n'acceptèrent la Torah, d'après cet enseignement, que du bout des lèvres ; ni au temps de Nabuchodonosor, où les Juifs demeurèrent fidèles au fond de leur cœur, mais trahirent par leurs actes la foi à laquelle ils adhéraient. Dans chacune des deux circonstances, les actes ont dissimulé les intentions véritables. Les Hébreux, gratifiés de la révélation, étaient en secret des pécheurs, alors que les Juifs, ouvertement coupables, étaient demeurés fidèles. L'exigence véritable apparaît en regard comme celle d'une adéquation des gestes et du cœur, et c'est pourquoi les Juifs durent expier avec Aman leurs anciennes façons d'agir. On voit donc qu'il n'y a pas seulement déplacement du religieux vers l'éthique, mais à l'intérieur même du domaine moral, l'accent se trouve placé sur l'intention qui anime le sujet et que ses actes peuvent exprimer ou trahir (8).

Esther à l'Odalisque, Léon Benouville (milieu 19e s.) - Musée des Beaux-Arts de Pau
Une dernière caractéristique essentielle du judaïsme tel qu'il se définit lui-même dès son point de départ, nous paraît résider dans son souci d'ouverture à l'universel. On pourrait croire tout d'abord, lorsque nous énonçons une telle proposition, à un goût prononcé pour le paradoxe. Le Livre d'Esther n'est-il pas considéré, par tous les bons auteurs, comme un ouvrage particulièrement typique de l'expression du nationalisme et de l'intransigeance juive ? Ne faut-il pas ratifier le fameux jugement énoncé par Martin Luther, et repris, sous une forme ou une autre, par d'innombrables exégètes postérieurs : "Ich bin dem Buch und Esther so feind, dass Ich wollte sie wären garnicht vorhanden, den sie judenzen zu zehr und habe viel heidnische Unart."
"Je suis si ennemi du Livre et de la personne d'Esther que je voudrais qu'ils n'existent même pas, car ils judaïsent de trop et comportent beaucoup de manières d'être païennes" (M. Luther, Tichreden, vol. 22, p. 2080).

L'examen des textes rabbiniques impose cependant l'idée que les Maîtres d'Israël ont su se garder, dans leur lecture du Livre d'Esther, de tout triomphalisme, et qu'ils se sont efforcés de mettre en valeur tout ce qui pouvait ouvrir le judaïsme sur le dehors. Témoin ce passage du Talmud : "Et Esther trouva grâce aux yeux de tous ceux qui l'apercevaient (Est. 2:15). Rabbi Eliezer dit : Cela enseigne que, pour chacun, elle semblait une de ses compatriotes" (Meguilla 13a). Les paroles de R. Eliezer nous apprennent qu'il est des moments privilégiés où tous les peuples se reconnaissent en Israël, incarné ici en la personne d'Esther. Cela n'est possible que parce qu'Israël est, pour employer la terminologie hégélienne, le véritable universel concret où se reflètent toutes les vocations humaines. A travers l'histoire des civilisations, le peuple juif est par excellence cette communauté, dont la particularité consiste à être vouée à l'universel.

Cette vocation universaliste, le Midrash l'énonce, de son côté, à propos de Mardochée : "Il en est qui disent : Il [Mardochée] était l'équivalent d'Abraham dans sa génération. De même qu'Abraham notre père se jeta dans la fournaise et en ressortit vivant pour faire connaître aux créatures la grandeur du Saint-Béni-Soit-Il, ainsi qu'il est écrit : Et les personnes qu'il avait faites à Haran (Genèse 12:5), de même Mardochée, en son temps, fit reconnaître la grandeur du Saint-Béni-Soit-Il aux créatures, ainsi qu'il est écrit : Et nombre parmi les gens du pays se firent juifs (Est. 8:17). Il proclama l'unité du Nom divin et le sanctifia. C'est pourquoi il est nommé Yehoudi, ainsi qu'il est écrit : Un homme juif (Est. 2:5)? Ne lis pas Yehoudi, Juif, mais Ye'hidi, l'Unique" (Esther Rabba 6).

Ici, le premier juif se trouve placé aux côtés du premier des Hébreux. La vocation juive est l'héritière de la foi et de la conduite abrahamide. Le judaïsme est, en droit et en fait, dès ses premières manifestations, tourné vers les autres peuples. Ce que les Rabbins ont voulu retenir du triomphe de Mardochée et d'Esther, ce n'est pas la victoire des Juifs sur leurs ennemis. Le Juif est cet homme unique et singulier, dont le destin est de proclamer aux autres l'unité et l'unicité de son Créateur.

L'universalité du judaïsme trouve son expression à la fois la plus émouvante et la plus élevée dans le texte qui suit : "Rabbi Simon ben Pazi faisait un jour une introduction au Livre des Chroniques en disant : Tous les termes renvoient à une même signification et nous savons comment les interpréter : Et sa femme, la Juive, Yehoudia, enfanta Yéred, père de Guedor, Héber, père de Sokho, Yekoutiël, père de Zanoah. Voici dont les enfants de Bithya, fille de Pharaon, que Méred prit pour femme (1 Chroniques 4:18). Pourquoi a-t-elle été nommée une Juive ? En raison de ce qu'elle répudia l'idolâtrie, ainsi qu'il est écrit : La fille de Pharaon descendit pour se baigner dans le fleuve (Exode 2:5). Selon ce que Rabbi Yohanan enseigne : Elle descendit se baigner pour se purifier des idoles de la maison de son père…" Meguilla 13a).

La première personnalité juive de l'histoire n'est plus Mardochée, ni même Hanania, Mishaël et Azaria, mais se trouve localisée en plein cœur de l'histoire hébraïque et a pour nom Bithya, la fille du Pharaon qui sauva Moïse des eaux du Nil ! R. Simon ben Pazi délie l'idée de judaïsme de tout lien national et de toute connotation nationaliste. Ainsi non seulement chacun peut-il retrouver son visage en Israël, mais n'importe quel homme ou n'importe quelle femme, fût-elle fille de Pharaon, peut prendre le nom de Juif, pourvu qu'il ait la volonté et le courage de répudier l'idolâtrie. On ne voit vraiment pas comment les Rabbins auraient pu aller plus loin dans la voie de l'universalisme.

L'énigme que présentait de prime abord le Livre d'Esther s'est à présent dissipée. Le contraste entre l'apparente insignifiance du texte de la Meguilla, et la place éminente qu'elle occupe dans la liturgie, a trouvé son explication dans les commentaires du Talmud et du Midrash. Si le livre n'évoque pas une seule fois le nom de Dieu, c'est qu'il veut précisément marquer, dans sa forme même, la venue d'un temps où les prophètes se taisent et où Dieu se cache. Il revient désormais à l'homme de déchiffrer le miracle à travers les rythmes de la nature et les aléas de l'histoire. La conduite de Mardochée et d'Esther, où se mêlent le courage et la patience joints à l'esprit de sacrifice, constitue le modèle exemplaire proposé aux Juifs en un temps où le devenir des peuples subit des mutations décisives. La Meguilla, cette Charta Magna du judaïsme, indique la voie étroite où Israël doit s'engager en vue de mener l'histoire des hommes vers son ultime achèvement.


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