LA SIGNFICATION DU LIVRE D'ESTHER
SELON LA PENSÉE RABBINIQUE
Professeur Roland GOETSCHEL
Thèse de Philosophie présentée pour l'obtention du Doctorat de Troisième Cycle
Faculté des Letres et Sciences humaines de l'Université de Strasbourg - 1967
- Extraits -


Mardochée le Juif.
(pp. 114-117)

"Il était dans la ville de Suse un homme juif, portant le nom de Mardochée, fils de Yaïr, fils de Shimi, fils de Kish, homme de Benjamin" (Esther 2:5).

Des exégèses fort diverses ont été formulées à propos de ce verset, et leur seul nombre suffit à en souligner l'importance. Sa signification paraît même essentielle à Rabbi Yehouda qu'il juge que c'est à partir de ce verset que devrait commencer le rite de la lecture de la Meguilla, le jour de Pourim (Traité Meguilla 19a). Ces exégèses ne se situent pourtant pas toutes sur le même plan ; c'est pourquoi nous ne retiendrons ici que celles qui se trouvent requises au niveau de notre présente analyse, remarque qui vaudra aussi bien pour les homélies concernant le verset qui nous parlera d'Esther.

"Il le nomme homme de Juda (Yehoudi), d'après quoi il devrait descendre de Juda, il le nomme (Binyamini), d'après quoi il devrait descendre de Benjamin ?...
Rabba bar Bar Hana répond au nom de Rabbi Josué ben Levi : Sa mère était de Benjamin et son père de Juda. Les Maîtres disent : Les tribus se disputaient l'une avec l'autre, Juda soutenait : Je suis à l'origine de la naissance de Mardochée, en raison de ce que David a épargné Shimi, le fils de Gera. Et la tribu de Benjamin rétorquait : Il descend de moi. Rawa enseigne : L'assemblée d'Israël s'exprimait en sens inverse : Voyez ce que m'a procuré Juda et comment m'a payé Benjamin ! Que m'a procuré Juda ? David a épargné Shimi, à partir duquel Mardochée a été engendré et contre lequel Aman a élevé son courroux. Comment m'a payé Benjamin ? N'est-ce pas en effet Saül qui épargna Agag, à partir duquel Aman a été engendré, qui fut une source de souffrances pour Israël ?" (Meg. 12b-13a).

Le triomphe de Mardochée ; carton de tapisserie pour la tenture de l'Histoire d'Esther aux Gobelins,
Jean-François de Troy, 1736
Le Talmud met le doigt sur la difficulté essentielle que présente le verset : comment accorder le début du passage avec sa conclusion ? Il semble en effet qu'une contradiction flagrante puisse y être relevée. Si Mardochée est un descendant de la tribu de Benjamin, comme l'indique la fin du verset, comment peut-il alors être nommé "Yehoudi" ? Réciproquement, un descendant reconnu de Juda ne saurait se rattacher à Benjamin ! D'où la nécessité pour les Rabbins d'ajuster les deux points de vue, Rabba bar Bar Hana soutient qu'il était le descendant à la fois de l'un et de l'un et de l'autre, en tenant compte de chacun des parents, Mais cette conception éclectique paraît tout à fait insuffisante, car dans toute la Bible le rattachement à la tribu se fait par le moyen du père et non de la mère (1).

Mais si Mardochée descend charnellement de Benjamin, ce dont en l'espèce personne ne doute, comment justifier ce qui paraît la difficulté principale, le rattachement à Juda ? Soulignons que le problème n'est pas posé sur le plan strictement événementiel, car sur ce plan la question ne se pose pas, puisque la réponse est donnée dans le texte même, au verset suivant, qui nous indique que Mardochée a été exilé avec le reste des habitants de Juda, au temps du roi Yoyaqim. C'est donc sur le plan de la signification métahistorique du passage que le problème est abordé et que les Rabbins cherchent à y répondre.

A travers toute l'histoire d'Israël se déroule, en effet, une rivalité féconde entre deux visions de l'histoire du salut, celle des enfants de Rachel, Joseph et Benjamin d'une part, et celle des fils de Léa conduits par Juda de l'autre (2). L'épisode ici évoqué, tiré du second Livre de Samuel, marque un des moments de cette tension. Le narrateur nous apprend que lors de la fuite de David devant son fils Absalon, un homme de la famille de Saül, Shimi, fils de Gera, l'accabla d'injures et lui lança des pierres. Alors qu'un des compagnons du roi s'apprêtait à tuer l'impudent personnage, David l'en empêcha et lui accorda sa grâce lorsqu'il fut victorieux. C'est donc, en définitive, en raison de la grâce accordée par David à son lointain ancêtre que Mardochée a pu naître, ce qui permet à la tribu de Juda de considérer Mardochée comme l'un des siens (3).

Mais si chacune des deux tribus revendique fièrement la paternité de Mardochée, en va-t-il de même d'Israël en tant qu'entité ? Rawa juge qu'il n'en est pas ainsi, et place dans la bouche de " l'Assemblée d'Israël", archétype mystique du peuple juif, des paroles de réprimande. Ce n'est que rétrospectivement que les tribus peuvent se féliciter d'avoir donné naissance à Mardochée. Si l'on envisage les actes en eux-mêmes, l'une et l'autre méritent plutôt des reproches. En bonne justice, si David avait condamné, comme cela était exigé par la loi, Shimi fils de Gera, Mardochée n'aurait pas été engendré, et il n'y aurait pas eu, par conséquent, d'affrontement possible entre lui et Aman. De même, en ce qui concerne Benjamin, si Saül n'avait pas eu la malencontreuse idée d épargner la vie d'Agag, Aman, le persécuteur des Juifs, n'aurait pas pu voir le jour (4).

Qu'en fin de compte la désobéissance ait eu des conséquences heureuses ne saurait justifier la faute en tant que telle. Cette.réflexion de Rawa est fort intéressante en ce qui concerne la lecture de l'histoire opérée par les Rabbins. L'Amora maintient dans son interprétation la place à la contingence, et du même coup à la liberté, contrairement à des philosophies de l'histoire de type hégélien ou marxiste, où l'événement une fois produit apparaît rétrospectivement comme nécessaire, et par conséquent justifié. Que Mardochée ait finalement sauvé les Juifs ne justifie pas rétroactivement le comportement de Saül et David : l'histoire du monde n'est pas le tribunal du monde.

Que l'histoire d'Israël et celle de toute l'humanité aient un sens et s'acheminent vers le salut ne signifie pas que tout y soit joué à 1'avance. Si Saül et David avaient agi différemment, le salut aurait tout simplement emprunté d'autres voies L'avènement du sens n'annule par conséquent point la facticité ; il n'y a pas ici de place pour une "Aufhebung" qui, d'une façon quasi-magique vienne effacer ou justifier ce qui est demeuré inachevé. L'échec demeure tant que l'on n'a pas été capable de parfaire ce qui, à un moment du passé, a été défait.

"Il s'exila de Jérusalem avec la déportation qui avait été emmenée avec Yekonya, roi de Juda , lequel avait été exilé par Nabuchodonosor roi de Babylone" (Est. 2:6). Les Rabbins se fondent sur ce verset pour situer historiquement les gestes de Mardochée. On peut résumer les interprétations de la manière suivante. Mardochée a commencé par s'exiler volontairement lors de la première déportation, organisée par Nabuchodonosor en 597, où en guise de châtiment de la rébellion juive, tout ce que le pays compte, d'artisans et de notables se vit déporté en compagnie du roi Yoyaqim (5). Puis, revenu en Palestine, il est obligé de s'exiler une seconde fois avec la grande déportation de 586 (6). Lorsque Cyrus prend le pouvoir, on l'emmène, en compagnie de Daniel et d'autres personnages de premier plan, en direction de Suse, la nouvelle capitale (Targoum Rishon 2:6). Plus tard, il intervient activement, lors des démarches qu'accomplissent les Juifs pour obtenir des autorités l'achèvement de la reconstruction du Temple de Jérusalem (7). Mardochée nous est donc présenté dans ces passages comme une personnalité qui, dès avant la persécution, se trouve en contact avec le palais royal, et que l'on décrit comme toujours prêt à payer de sa personne lorsqu'il s'agit d'intervenir en faveur de ses frères.

La signification de l'affrontement sur le plan typologique :
le thème d'Amalec
(pp. 135-142)

L'obstination de Mardochée, justifiée une première fois par la référence synchronique aux compagnons de Daniel, se voit validée dans l'ordre de la diachronie par l'évocation du thème d'Amalec. L'affrontement entre Mardochée et Aman n'est pas en effet une simple joute intellectuelle entre le monothéisme d'Israël et le paganisme des nations. Deux hommes, de chair et d'os, sont en face l'un de l'autre, et non pas n'importe lesquels, mais, comme le texte l'indique avec précision, Mardochée le Benjaminite et Aman l'Agaghite. Qu'un descendant de Benjamin affronte un descendant d'Agag ne saurait être, pour les Rabbins, l'effet d'un hasard ou d'un accident : "Que répondit Mardochée à ceux qui lui disaient : Pourquoi transgresses-tu l'ordre du roi ? (Esther 3:5). Rabbi Lévi enseigne :
Mardochée leur répondit ainsi : 'Moïse, notre Maître, nous a exhorté dans sa Torah : Maudit soit l'homme qui fabriquera une image taillée ou jetée en fonte (Deutéronome 27:15), et cet impie s'est érigé lui-même en divinité. Isaïe le prophète nous a exhorté : Cessez de vous appuyer sur l'homme dont l'âme n'est qu'un souffle, car quelle peut être sa valeur ? (Isaïe 3:22). Et non seulement cela, mais je suis encore le chevalier du Saint-Béni-Soit-Il, car toutes les tribus sont nées hors de la Terre Sainte, alors que mon ancêtre est né sur la terre d'Israël'.
Ils lui dirent : 'S'il en est ainsi, nous en ferons part à Aman'. Immédiatement ils le racontèrent à Aman (Est. 3:4). Aman leur rétorqua : Dites-lui, 'ton ancêtre ne s'est-il pas prosterné devant mon ancêtre', ainsi qu'il est écrit : les servantes s'approchèrent ainsi que leurs enfants, et ensuite Joseph s'approcha avec Rachel et ils se prosternèrent(Genèse 33:6-7).
Mardochée répondit : 'En ce temps-là Benjamin n'était pas encore né'. Ils rapportèrent la réponse à Aman, comme il est écrit : Ils le racontèrent à Aman" (8).

Le même midrash opère un semblable retour en arrière vers le passé patriarcal, à propos de la réaction d'Aman : "Il dédaigna de s'en prendre au seul Mardochée (Est. 3:6). Dédaigneux, fils de dédaigneux ! Plus haut, il est écrit : Esaü dédaigna le droit d'aînesse (Genèse 25:34) et ici il est écrit : il dédaigna." (Esther Rabba 7,11).

L'enseignement de Rabbi Lévi articule avec précision une double motivation du geste de Mardochée. D'abord, le refus de la forme la plus subtile que peut revêtir l'idolâtrie, à savoir l'humanisme entendu comme la doctrine où l'homme sert de mesure à toute chose et se substitue par là à Dieu ; démarche incarnée à ce moment-là de l'histoire par la personne d'Aman. L'autre aspect de l'enseignement de Rabbi Lévi consiste à nous rendre attentifs au fait que, si Aman a procédé de la sorte et que Mardochée s'oppose à lui comme le chevalier de la foi, c'est qu'à travers leurs propres personnes se ravive une contestation plus ancienne, qui remonte jusqu'à l'époque des Patriarches. Si Mardochée ne s'incline pas alors que tous y consentent, c'est qu'il se situe plus haut que ses frères : il est par sa nature enté en Terre Sainte. Si Jacob et tous les siens se sont prosternés devant Esaü, Benjamin, lui, ne s'est pas incliné, car il n'était pas encore venu au monde à ce moment-là.

Ces raisons que le Midrash place dans la bouche de Mardochée et qu'Aman s'efforce de réfuter, ne sont guère intelligibles en tant que telles. Quel rapport les maîtres du Midrash ont-ils voulu établir entre la rencontre d'Aman et de Mardochée et celle de Jacob et Esaü ? Que signifie le rôle particulier échu à Benjamin parmi les tribus d'Israël ? ne pourra être répondu à ces questions d'une façon précise que par l'étude d'ensemble d'un des thèmes typologiques fondamentaux de la pensée rabbinique, le thème d'Amalec, à l'intérieur duquel les présents passages du Midrash prendront leur pleine signification (9).

Avant d'aborder l'examen de ce thème, il nous paraît indispensable d'apporter quelques précisions concernant l'usage de la typologie dans le cadre de la pensée rabbinique. Celle-ci pratique un emploi beaucoup plus restreint de cette méthode d'interprétation que la pensée chrétienne. Pour les Pères de l'Église, comme l'a marqué en particulier saint Irénée, la typologie est la méthode d'interprétation par excellence des livres de l'Ancien Testament, car pour eux, les événements historiques de l'ancienne Alliance ont essentiellement une valeur de signes par rapport aux vérités de l'Évangile. La typologie chrétienne vient en appeler "des choses secondes aux principales, des types aux réalités, des temporelles aux éternelles, des charnelles aux spirituelles, des terrestres aux célestes."(Contre les hérésies IV, 142)

La typologie rabbinique a plutôt l'allure d'un travail d'orientation à l'intérieur de la conjecture historique de chaque génération, à la lumière des thèmes fondamentaux de l'histoire des Hébreux. C'est ainsi que si la Révélation a jugé nécessaire de rapporter toutes les tribulations des Patriarches, c'est parce que, estiment les Rabbins : "Les actions des Pères sont un signe pour leurs descendants". (10). Cette typologie s'est particulièrement développée à propos de l'affrontement respectif d'Isaac et d'Ismaël, d'une part, de Jacob et d'Ésaü, d l'autre. Le premier conflit figure pour les Rabbins la contestation entre le judaïsme et l'islam. Le second entre Israël et la Rome tant païenne que chrétienne (11). Entre Ésaü et Jacob se poursuit donc, à travers les générations, une lutte dont l'enjeu est de savoir quel est l'authentique héritier des Patriarches, le véritable Israël qui doit mener la création à son achèvement.

La rencontre mentionnée dans le Midrash entre Jacob et Ésaü est un des moments de cette rivalité. Jacob, imité par sa famille, se prosterne sept fois devant Ésaü, ce qui doit être interprété comme un certain consentement à ce qu'Ésaü représente. Mais Benjamin, n'étant pas encore né, n'a pu s'incliner. C'est pourquoi il incarne, dans la lignée de Jacob, la dernière chance de triompher d'Ésaü. Par là s'explique son rôle central dans les destinées d'Israël : enjeu de la rivalité entre Joseph et Juda, c'est sur son territoire que le Temple de Jérusalem sera construit, et c'est surtout par lui qu'Amalec pourra être vaincu.

Timna

Quel est donc cet Amalec, dont Aman se dévoile être le descendant ? La première mention de son nom est fournie dans le passage de la Genèse où la Torah produit la généalogie d'Ésaü, le frère de Jacob : "Et Timna était la concubine d'Eliphaz, fils d'Ésaü, elle engendra à Eliphaz Amalec" (Genèse 36:12). Amalec est donc le nom du petit-fils d'Ésaü, que son fils Eliphaz obtint de sa concubine Timna. Et que sait-on de Timna dont l'écrivain sacré a jugé bon de répéter deux fois le nom ? (Gn. 36:12 et 36:22) Comme l'indique le second verset qui la mentionne, il s'agissait d'une princesse cananéenne, et la question se pose alors de savoir comment une personne d'une pareille condition a pu consentir à s'abaisser au rôle de concubine d'Eliphaz, le fils d'Ésaü.

Un passage du traité Sanhédrîn vient répondre à cette question : "Rav Assi enseigne Et la soeur de Lotân, Timna (Gn. 36:22). Pourquoi cette répétition ? Timna était
princesse, ainsi qu'il est écrit : Le prince Lotân... le prince Timna (Gn. 36:29-40). Et toute principauté est une royauté non couronnée. Elle voulut se convertir en allant auprès d'Abraham, d'Isaac et Jacob. Ils ne l'accueillirent point. Elle alla et devint alors la concubine d'Eliphaz, fils d'Ésaü, en déclarant : Il vaut mieux que je devienne servante auprès de ce peuple plutôt, que d'être maitresse chez un autre. Et d'elle sortit Amalec, qui Infligea tant de souffrances à Israël. Pour quelle raison : parce qu'ils n'auraient pas dû l'écarter." (12)

Amalec surgit donc dans l'histoire à l'occasion d'un refus des Patriarches, L'enseignement de Rav Assi est, simultanément, un éloge et un blâme. Un éloge, puisqu'il nous expose quelle était la réputation des fondateurs d'Israël parmi les nations. Un blâme, leur devoir n'était-il pas, comme l'indique Rachi, d'accueillir Timna et de la convertir à la foi abrahamide ? Comment s'explique le refus ? Sans doute en raison de l'ambiguïté de la situation : Timna était-elle attirée par la foi d'Abraham ou bien par les bénédictions attachées à la promesse ? Timna, en s'unissant à Eliphaz, démontre jusqu'où allait son souci d'entrer dans la famille d'Abraham mais en consentant à déchoir au niveau du concubinat, elle ne se montre pas trop scrupuleuse sur le choix des moyens : l'ambiguïté demeure.

Rephidim.

Le premier affrontement entre Amalec et Israël va se produire aussitôt après la sortie d'Égypte, lorsque les Hébreux font route en direction du Sinaï. Le peuple à la nuque roide, à peine libéré d'Égypte, commence à s'interroger sur la modalité selon laquelle Dieu réside au milieu de lui : "On appela le nom de ce lieu Massa (querelle) et Meriba (révolte) en raison de la querelle provoquée par les enfants d'Israël et parce qu'ils avaient tenté le Seigneur en disant : Le Seigneur est-il parmi nous en tant qu'être ou en tant que néant ? (Exode 17:7).

La réponse de Dieu à ce doute interrogatif sera fournie par l'attaque d'Amalec. Lui seul ose attaquer Israël, en un temps où reste des peuples, encore sous le coup de l'émotion provoquée par les événements de la sortie d'Égypte, se tiennent à une distance respectueuse des Hébreux. Amalec, non sans peine, sera défait. Mais désormais, l'exemple est donné : Amalec a démontré à ceux qui hésitaient qu'Israël est vulnérable, et les autres ne se feront pas faute de suivre son exemple. En s'attaquant à lui, Amalec s'est dévoilé comme le champion d'un "nihilisme", qui cherche à ruiner de fond en comble tout le grand dessein que Dieu veut réaliser à l'aide du peuple qu'il a élu. Par là s'explique le commandement intimé aux Hébreux, après la bataille, d'avoir à effacer la moindre trace d'Amalec : "Il dit : parce qu'il a porté atteinte au trône de Dieu, guerre par le Seigneur contre Amalec de génération en génération" (Exode 17:16) (13).

Comme le rapportent Rachi et Nahmanide sur ce verset, tant que subsistera Amalec, le trône divin et le Nom Divin seront comme scindés. Amalec est donc, à chaque génération, celui qui vient remettre en question l'unité du Nom Divin, et dont la violence sans limite tente d'annihiler Israël, dont la présence atteste aux yeux des hommes cette unité.

Saül et Agag.

Le conflit rebondit à l'époque de la royauté. Le premier roi d'Israël, Saül, est précisément choisi dans la tribu de Benjamin, afin de mener le bon combat contre Amalec. Et le jour vint où Samuel, le prophète, ordonne à Saül de détruire définitivement Amalec. Mais Saül ne mène pas sa mission jusqu'à son terme. Ayant remporté la victoire, il épargne la vie de son adversaire, le roi Agag, et laisse le peuple préserver les meilleures bêtes au lieu de tout anéantir. C'est pourquoi Dieu, par la bouche de son prophète, fait savoir à Saül qu'il est désormais déchu de la royauté : toute la royauté de Saül était ordonnée à cette extermination d'Amalec ; n'ayant pas été à la hauteur de sa tache, Saül est écarté au profit de David et de sa descendance (14).

Comment expliquer ce refus de Saül d'aller jusqu'au bout de ses responsabilités, c'est ce que nous fait comprendre un passage du Talmud : "... Il se porta dans un endroit profond (1Samuel 15:5). Rab explique : cela vient signifier un dessein profond. Au moment où le Saint-Béni-Soit-Il fit dire à Saül Va et frappe (1Samuel 15:3), celui-ci pensa : Si, pour une seule personne, la Torah exige en réparation le rite de la génisse à la nuque brisée, à plus forte raison pour toutes ces personnes (Deutéronome 21:1-9). Et si l'homme a fauté, quel crime a commis le bétail ? Et si les adultes sont coupables, en quoi les enfants le sont-ils ? Un écho de la voix Se fit entendre et lui déclara : Ne sois pas juste à l'excès (Ecclésiaste 7:16). Et au moment où Saül ordonna à Doëg : Approche-toi et frappe les prêtres (1Samuel 22:18), l'écho de la voix lui dit : Ne sois pas méchant à l'excès (Ecclésiaste 7:12)" (15).

Le problème posé ici par les Rabbins est celui de la conscience morale en face de Loi, Saül reçoit un ordre qui suscite la révolte en son cœur. Comment le Dieu qui enseigne à l'homme les voies de l'éthique, peut-il exiger de lui un massacre de ce genre ? La Torah, parmi ses commandements, inclut celui de la génisse à la nuque brisée. Il est pratiqué lorsqu'un crime a été découvert et que le meurtrier est resté impuni : les Anciens de la ville pratiquent un rite d'expiation en sacrifiant une bête demeurée stérile, dans un endroit stérile, afin d'expier la violence par laquelle la fécondité d'un être s'est trouvée tarie à jamais (Sota 46a). Si un seul crime demeuré impuni nécessite pareille expiation, comment Dieu peut-il ordonner la destruction de toute une collectivité ? Pour employer le langage de Kierkegaard à propos du problème du sacrifice d'Abraham, Dieu peut-iI exiger une suspension de la moralité ? Comment Dieu peut-il ordonner le massacre d'innocents au sens rigoureux que possède ce terme ?

Il est remarquable que le texte ne fournisse aucune réponse de style apologétique à cette question que pose Saül ; parce qu'aucune réponse, sans doute, n'est capable d'être donnée à cette interrogation. Le Talmud se borne à constater laconiquement que le même Saül, qui se refuse à détruire Amalec, massacra ensuite les prêtres de Nob, qui avaient accordé le droit d'asile à David, et qu'il fit subir à 1eurs possessions le traitement que Dieu avait exigé de lui au sujet d'Amalec. On voit par là que les Rabbins ne croient guère à l'infaillibilité de la conscience morale ; le même homme qui recherche aujourd'hui à l'excès qui est juste, reculera demain les limites de ce qui est mal.

Devant le "Fiat" divin, la voix de la conscience ne peut que s'incliner. Le thème fournit un exemple limite de l'attitude morale fondée sur une hétéronomie conséquente, faite de soumission à l'ordre révélé, qui fut le propre de l'esprit pharisien et dont faut apprécier la grandeur.

Le geste de Mardochée s'explique donc, dans cette perspective, par le souci de réparer la faute commise par son ancêtre Saül, par sa volonté de mener à.son terme le combat contre Amalec. L'intransigeance de Mardochée, qui semblait friser la provocation, se justifie par le souci de prendre le contre-pied de Saül qui, s'étant laissé gagner par la pitié, accorda d'abord la vie sauve à Agag. Réciproquement, Aman comprend, par l'attitude de son adversaire, quel est le sens du défi lancé : c'est maintenant ou jamais que vont se décider le sort d'Israël et celui d'Amalec. C'est pourquoi Aman va tout mettre en œuvre pour obtenir, comme on disait il n'y a pas tellement longtemps, une solution définitive à la question juive.

Le conflit sur le plan cosmique.
(pp. 143-145)

Aman - Rembrandt, 1635
Avant même d'engager la lutte sur le plan terrestre, Aman mobilise en premier lieu toutes les ressources que lui fournit la religion astrobiologique : "Le premier mois qui est le mois de Nissan (Est. 3:7). Il a été enseigné : Lorsque Aman l'impie décida d'exterminer Israël, il se demanda : Comment puis-je arriver à les dominer ? Je vais lancer des sorts contre eux ! L'Esprit de Sainteté s'écria : Il a été disposé au sujet de mon peuple, par voie du sort (Joël 4:3). Le Saint-Béni-Soit-Il lui dit : Impie, fils d'impie, ton sort sera de monter à la potence. Le Pour qui est le sort (Est. 3:7), le sort retombera sur lui-même ! Pourquoi ? Car le sceptre du méchant ne se posera pas sur le sort du juste (Psaume 125:3) (Esther Rabba 7,13).

Dans un long développement, le Midrash nous présente le descendant d'Agag tirant au sort parmi les jours de la semaine. Les "Sarim", les princes célestes, qui incarnent l'essence de chacun de ces jours, viennent invoquer chacun un mérite différent d'Israël. Aman reprend alors l'opération au niveau des mois ; là, ce seront les mérites des différentes fêtes de l'année biblique ou d'événements historiques qui viendront plaider la cause du peuple. Aman renouvelle sa tentative au niveau des signes du zodiaque : à nouveau, le mérite des grands personnages de l'histoire biblique vient s'interposer, au moins en ce qui concerne les onze premiers mois de l'année, Mais l'Agagite parvient à découvrir une faille dans le rempart des mérites : "... Et lorsqu'il parvint à la constellation des Poissons, qui régit le mois d'Adar, on ne découvrit pas de mérites. Il se réjouit immédiatement et se dit : Adar n'a pas de mérites et son signe non plus. Et non seulement cela, mais c'est le mois où leur maître Moïse a trépassé. Et il ne comprenait pas que le 7 Adar, Moïse était mort, mais que le 7 Adar aussi, il était né. Il pensa : De même que les poissons engloutissent, de même je vais les avaler. Le Saint-Béni-Soit-Il lui dit : Impie, les poissons tantôt sont engloutis et tantôt engloutissent. Et à présent c'est toi qui sera englouti par ceux qui engloutissent, Rabbi Hanan explique : C'est ce qui a été écrit Et ce fut le contraire qui eut lieu, ce furent les Juifs qui dominèrent ceux qui les détestaient (Est. 9:1). Rabbi Tanhouma enseigne : Et le Seigneur ne dit pas qu'il voulut effacer le nom d'Israël (2 Rois 14:27). Mais il est précisé, par contre : Je veux totalement effacer le souvenir d'Amalec (Exode 17:14) (Esther Rabba 7,13).

Les astres semblent donc, en définitive, favorables à Aman ; que le sort indique le mois d'Adar, placé sous le signe des Poissons, le persuade qu'Israël sera dévoré comme les poissons ; mais en réalité, il est dans la nature des sorts de demeurer équivoques. Il est question d'engloutir, mais l'oracle reste ambigu on ne sait qui engloutira et qui sera englouti. Pour Aman cependant, le mois d'Adar paraît de bon augure. N'est-ce pas le mois où disparut Moïse ? La mort du Prophète annonce celle de son peuple. A propos de quoi les Sages remarquent "Il ne savait pas que le 7 Adar il était né, et que le 7 Adar il était mort". Que veulent-ils entendre par cette indication quelque peu énigmatique, sinon que la coïncidence de date du jour de la naissance et du jour de la mort leur apparaît comme un signe de plénitude et d'achèvement dans la vie de l'homme : "... Cela t'enseigne que le Saint-Béni-Soit-Il institue et remplit les années des justes, jour par jour, mois par mois." (Quidoushîn 38b)

Il y a deux sortes de fin : une qui est corruption et dégradation, l'autre qui est achèvement et plénitude. Les actes d'Aman se réfèrent à une conception cyclique de la vie et des peuples relevant de l'astrobiologie. Le temps d'Israël touche à sa fin, d'autres peuples vont se substituer à lui dans l'histoire. Les Rabbins accordent que l'histoire générale des civilisations soit cyclique, mais ils en exceptent leur propre peuple. L'existence d'Israël, à l'image de celle de Moïse, son formateur, se place sur un plan qui transcende l'ordre de la nature et du fini (16).

De même que l'existence de Moïse, celle de son peuple procède de Dieu et fait retour à Lui. En d'autres termes, la pérennité d'Israël tient à ce que ses destinées procèdent et tendent vers l'Être Infini (17). C'est parce que l'existence juive puise à cette source de vie inépuisable que les Juifs peuvent défier tous les mauvais sorts lancés contre eux par tous les Aman de l'histoire. Enseignement formulé lapidairement dans ce passage du Midrash Abba Gourion sur Est. 3:6 : "Rav Hana bar Hanina enseigne : "C'est toi, le Saint-Béni-Soit-Il, qui est le sort d'Israël".

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