La signification du Livre d'Esther selon la pensée rabbinique
Professeur Roland GOETSCHEL

L'intervention d'Esther.
(pp. 177-183)


Le cinquième chapitre du rouleau plonge le lecteur au cœur du drame qui s'est noué dans les chapitres précédents. La première partie du passage décrit, avec une sobriété pathétique, de quelle manière Esther entreprend de réaliser, au péril de sa vie, la mission qu'elle a décidé d'assumer. Le sens de ses gestes n'apparaît pourtant pas clairement. Par ses invitations répétées, elle paraît éluder le moment de l'affrontement décisif avec le persécuteur. Ce dernier, après une nouvelle rencontre avec Mardochée, et ayant pris conseil auprès de son épouse et de ses amis, décide d'anticiper, en ce qui concerne Mardochée, sur la date du génocide. A cet effet, il faut dresser une potence, et décide de réclamer au roi la tête de son ennemi. Loin de s'être améliorée, la situation paraît, pour les Juifs, plus désespérée que jamais.
Les exégètes s'attachent à faire ressortir minutieusement chacun des gestes d'Esther en vue d'en découvrir les motifs, et tentent, de la même manière, de préciser les raisons qui conduisent Aman à prendre sa nouvelle initiative à l'égard de Mardochée.

L'inspiration

"Le troisième jour, Esther se revêtit de la royauté" (Esther 5:1). Le texte aurait dû indiquer : "des habits royaux". Rabbi Eléazar enseigne au nom de Rabbi Hanina : "cela vient te faire comprendre qu'elle se revêtit de l'Esprit de Sainteté, car il est écrit ici elle se revêtit, et il est écrit là-bas et l'Esprit revêtit Amassaï (1Chroniques 12:19)" (Meguilla 15a).

L'exégèse de Rabbi Eléazar, fondée, comme l'indique explicitement le texte talmudique, sur le raisonnement par analogie, s'inscrit dans la tradition allégorique de Rabbi Yohanan. Au moment même où la reine, en se revêtant de ses habits royaux, s'apprête à accomplir son difficile devoir, l'inspiration prophétique vient l'envelopper, selon une métaphore souvent employée par des écrivains bibliques (18). En cet instant pathétique, tout le poids du royaume des cieux vient reposer sur les frêles épaules d'Esther.

La passion d'Esther

"Elle se présenta dans la cour intérieure du palais royal" (Esther 5:1).
Rabbi Lévi enseigne : "Lorsqu'elle atteignit la maison des idoles, la Shekhina (la Présence divine) l'abandonna et elle s'écria : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonnée ? (Psaume 22:2). Jugerais-tu que ce qui n'est pas prémédité équivaut à ce qui est fait avec intention, que ce qui a été réalisé sous la contrainte doive être placé sur le même plan que l'acte libre ? Ou peut-être, est-ce parce que je l'ai nommé chien ? Ainsi qu'il est écrit : Sauve ma personne du glaive, mon être de la violence du chien (Psaume 22:21). C'est pourquoi elle revient sur ses paroles et le nomma lion, comme il est dit : Arrache-moi de la gueule du lion (Psaume 22:22)" (Meguilla 15a)

Le Talmud développe ici le thème d'une véritable passion, au sens christologique du terme, subie par la reine Esther. Pour sauver Israël, Esther doit nécessairement passer par le beith tselamîn, par la maison des idoles, mais ce passage obligé entraîne le départ de la Shekhina : la reine se trouve abandonnée, livrée à elle-même. Le découragement et l'angoisse succèdent à l'inspiration, Esther n'a d'autre ressource que celle d'une supplication pathétique à son Dieu. Une interrogation lancinante monte en elle, sur la valeur de la démarche qu'elle entreprend : n'a-t-elle pas sous-estimé la difficulté de la tâche qui lui incombe ?

L'enseignement de Rabbi Lévi n'est sans doute qu'un fragment d'un midrash plus développé sur le Psaume 22, dont nous possédons d'autres passages dans le Midrash Shoher Tov ainsi que dans Aggadath Esther, lesquels, à propos d'autres versets du même Psaume, développent avec force détails le thème de la passion : "Car des chiens m'entourent (Psaume 22:17), ce sont les fils d'Aman. La bande des méchants fait cercle autour de moi, ce sont les gardes d'Assuérus. Comme le lion, les meurtriers serrent mes mains et mes pieds. Rabbi Yehouda enseigne : ils pratiquent la sorcellerie contre moi… Ils se partagent mes vêtements ! (Psaume 22:19). Celui qui dit : je vais m'emparer de la pourpre et la partager, celui-là affirme : je lui prendrai les bracelets et les bagues. Il tire au sort les vêtements. Rabbi Houna enseigne : il s'agit de la pourpre du roi, de laquelle nul sujet n'est autorisé à se revêtir, et eux la tirent au sort !"(19).

L'exégèse du Psaume vient en quelque sorte cristalliser, autour de la personne d'Esther, l'ensemble des attaques convergentes dont le peuple de Dieu se voit l'objet : l'enseignement de Rabbi Houna rejoint très exactement une exégèse de Rabbi Hiya bar Yannay, dans Esther Rabba, où la pourpre royale vendu sur le marché figure le destin tragique d'Israël, confié tout entier à la faiblesse d'une reine démunie (Esther Rabba 7,12).

Esther devant le roi

Esther devant Assuérus ; Estampe d'après Le Guerchin, Strange Robert (graveur), 18ème siècle
Colmar, musée d'Unterlinden

La scène de la rencontre et du dialogue entre Esther et Assuérus, fort sobrement décrite dans le texte biblique, a donné lieu à force développements sur le terrain de l'Aggada.
Une première tradition s'efforce d'expliquer comme Esther a pu parvenir devant le roi, malgré l'interdiction formelle précédemment évoquée : "…Quand Esther s'est-elle écriée : Ne t'éloigne pas de moi, car l'angoisse est proche (Psaume 22:12) ? Lorsque Assuérus décida de détruire et d'exterminer et qu'elle entra, contrairement à la loi, ainsi qu'il est écrit : Elle se tint dans la cour intérieur du palais (Esther 5:1). Il y avait sept pièces en enfilade pour parvenir jusqu'au roi. Elle pénétra, en dépit de l'interdiction, dans la première, puis dans la seconde et la troisième. Lorsqu'elle entra dans la quatrième, il grinça des dents et se mit à remuer des pensées. Il se disait : 'Malheureux sont ceux qui ont disparu et ne peuvent être remplacés ! Combien de fois ai-je désiré et demandé que Vashti vienne devant moi, et celle-là est entrée comme une prostituée sans que je l'appelle !' Elle se tint au milieu de la quatrième pièce. Les premiers gardes ne pouvaient plus rien contre elle, car elle avait dépassé le secteur qui leur était assigné. Ceux du milieu ne portèrent pas la main sur elle, car elle n'avait pas encore franchi le secteur où la garde leur était confiée, et ils se consultèrent à son sujet…" (S.T. sur Psaume 22).

Le Midrash s'efforce visiblement d'expliquer ici comment la reine parvint, sans y être autorisée, en présence du roi. Esther aurait traversé la moitié des antichambres en profitant de l'effet de surprise provoqué par son geste sur la garde royale.

Un autre intérêt du passage réside dans sa tentative de reconstitution de ce que pouvait être la réaction psychologique du roi devant l'étrange conduite de la reine : une fois de plus, Assuérus regrette d'avoir fait disparaître Vashti, lorsqu'il s'aperçoit que la nouvelle reine, à son tour, désobéit à ses ordres : il n'a pas gagné au change ! Le Midrash fait aussi ressortir finement tout le paradoxe de la situation d'Esther, à ce moment-là : ne se conduit-elle pas comme une prostituée, ce qui évoque, dans l'esprit d'Assuérus, l'image d'une compagne qui lui avait désobéi, jadis, pour faire honeur à sa vertu !

L'interprétation d'Esther Rabba, de même que les textes issus du judaïsme hellénistique, font ressortir le caractère merveilleux, dans tous les sens du terme, de la rencontre entre Esther et Assuérus : "Ce fut le troisième jour (Esther 5:1). Et Esther revêtit sa plus belle robe et ses plus riches ornements. Elle se fit accompagner par deux de ses servantes, plaçant sa main droite sur l'une d'entre elles, sur laquelle elle s'appuyait, selon l'usage de la Cour. La seconde servante venait à la suite de sa maîtresse, soulevant sa traîne de façon à ce que l'or ne touche pas le sol. Sa face paraissait radieuse, dissimulant l'angoisse qui étreignait son cœur. Elle arriva dans la cour intérieure, en face du roi, et se tint devant lui. Et le roi était assis sur son trône royal, vêtu d'un vêtement incrusté d'or et de pierres précieuses. Il leva les yeux et vit Esther qui se tenait en face de lui. Il se mit très en colère, en raison de ce qu'elle avait enfreint son décret et qu'elle était venue devant lui sans avoir été appelée. Esther, à son tour, leva les yeux, et aperçut le visage du roi, et voici que les yeux du roi paraissaient jeter des flammes, si grand était le courroux en son cœur. Lorsque la reine s'aperçut de la colère du roi, elle fut bouleversée, s'évanouit, et sa tête s'affaissa sur la servante sur laquelle reposait sa main droite. Notre Dieu a considéra et prit son peuple en pitié. Il se préoccupa de la souffrance de l'orpheline, qui avait placé en Lui son espérance. Il lui fit trouver grâce aux yeux du roi, et lui accorda un surplus de beauté et d'attrait. Le roi se leva précipitamment de son trône, courut vers Esther, l'étreignit et l'embrassa. Il passa son bras autour de son cou et lui dit : 'Esther, ma reine, que craignez-vous de moi ? Le décret que nous avons promulgué ne s'applique pas à vous, ma bien-aimée et ma compagne !' Il lui dit encore : 'Pourquoi ne m'avez-vous pas adressé la parole lorsque vous m'avez vu ?' Esther répondit : 'Mon Seigneur, lorsque je vous ai aperçu, j'ai défailli devant votre gloire" (Esther Rabba 9,2).

Ce texte a sans doute été rédigé par un auteur familier de l'étiquette en usage dans les Cours royales de l'époque hellénistique. La description de la reine, accompagnée par ses servantes, la glorification de la majesté royale, et le dialogue entre les époux ne seraient pas indignes d'un tenant de l'amour courtois. Mais à côté de forme, proche de nos chansons de geste, il y a le fond, de nature essentiellement religieuse. Au moment décisif, alors que tout paraît perdu, la foi d'Esther provoque le miracle.

Et c'est précisément sur l'aspect miraculeux de l'événement qu'insistent les autres sources. Ainsi lisons-nous dans le Panim aherim : "Lorsque le roi aperçut Esther, il détourna son visage afin de ne pas la voir. Alors les Anges de Service levèrent sa tête contre son gré, et il cria. Et ce fut comme si le roi la voyait (Esther 5:2). Car ils avaient ébloui ses yeux. Quand il a vit, ses yeux s'illuminèrent, et il lui tendit le sceptre qu'il avait dans sa main ; mais Esther n'eut pas la force de le toucher. Certains disent : Michaël la rapprocha et lui fit toucher l'extrémité du sceptre" (Panim aherim sur Esther 5:2).

La relation avec autrui

On retrouve, dans le Babli, l'idée d'une intervention angélique, mais assortie de précisions et de considérations supplémentaires : "Et ce fut lorsque le roi vit la reine Esther (Esther 5:2). Rabbi Yohanan dit : trois anges de Service l'assistèrent à ce moment-là : l'un éleva son cou, l'autre déversa sur elle un rayon de grâce, et le dernier allongea le sceptre. De combien l'allongea-t-il ? Rabbi Jérémie répond : il était long de deux coudées et il le porta à douze. Certains disent à seize, d'autres à vingt-quatre. Dans une Beraytha on enseigne : à soixante... Rabba bar Ophran dit, au nom de Rabbi Eléazar, lequel l'a entendu de son Maître et lui-même à son tour de son propre Maître : de deux cents coudées !" (Meguilla 15b)

L'enseignement de Rabbi Yohanan ne se contente pas de faire intervenir les anges, mais précise la fonction de chacun des messagers divins. Il suit en cela l'opinion commune des Rabbins concernant les messagers célestes, qui veut que chacun en puisse être investi que d'une fonction précise (20). Le premier aurait relevé la tête d'Esther, le second aurait fait bénéficier la reine d'un supplément de grâce, le troisième enfin, provoque un allongement du sceptre royal ! Que vient signifier cette triple intervention dont Rabbi Yohanan nous fait part, en un langage assez énigmatique ?

Le Maharal fournit à ce sujet un éclairage extrêmement suggestif. On peut, pour lui, identifier le problème posé ici par Rabbi Yohanan avec celui des conditions à la reconnaissance d'autrui. Pour qu'un dialogue authentique puisse exister entre deux êtres, il importe d'abord que l'un d'entre eux soit capable de s'ouvrir à l'être d'autrui. Que le second ensuite soit susceptible de répondre à l'ouverture du premier. Qu'enfin l'échange amorcé se parachève par la création d'une sphère de réciprocité où chacun en offrant, se dépasse en faisant l'expérience d'une unité plurale.

Entre Esther et Assuérus, qu'il s'agisse du lieu, du moment ou des personnes, tout semble concourir à rendre le dialogue impossible. D'où la nécessité d'une triple intervention surnaturelle. Lorsque le Talmud dit qu'un ange a élevé son cou, il viendrait signfier qu'il a rendu possible l'approche d'Esther à l'égard d'Assuérus. Lorsqu'il nous apprend qu'un autre messager a allongé le sceptre royal, il cherche à nous faire comprendre qu'Assuérus a répondu à la sollicitation d'Esther. Enfin, le supplément de grâce offert à la reine doit évidemment rendre possible l'union réciproque. Quant au débat qui met aux prises plusieurs Amoraïm, au sujet de la longueur dont s'allongea le sceptre royal, on peut présumer que le problème débattu était sans doute de savoir quel mérite particulier provoqua l'intervention céleste.

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