La signification de l'affrontement entre Aman et Mardochée
le thème d'Amalec
par Roland GOETSCHEL
Extrait de ECHOS-UNIR, n°66, mars 1989



Rembrandt : Le triomphe de Mardochée (détail)
Deux hommes, de chair et d'os, sont en face l'un de l'autre, et non pas n'importe lesquels, mais comme le texte l'indique avec précision, Mardochée le Benjaminite Aman l'Agaghite. Qu'un descendant de Benjamin affronte un descendant d'Agag ne saurait être, pour les Rabbins, l'effet d'un hasard ou d'un accident : "Que répondit Mardochée à ceux qui lui disaient : Pourquoi transgresses-tu l'ordre du roi ?" (Esther 3:51).
Rabbi Lévi enseigne : Mardochée leur répondit ainsi :
- Moïse notre maître, nous a exhorté dans sa Torah : "Maudit soit l'homme qui fabriquera une image taillée ou jetée en fonte" (Deutéronome 27:15), et cet impie s'est érigé lui-même en divinité. Isaïe le prophète nous a exhorté : "Cessez de vous appuyer sur l'homme dont l'âme n'est qu'un souffle, car quelle peut être sa valeur ?" (Isaïe 3:22). Et non seulement cela, mais je suis encore le chevalier du Saint-Béni-Soit-Il, car toutes les tribus sont nées hors de la Terre sainte, alors que mon ancêtre est né sur la Terre d'Israël !
Ils lui dirent :
- S'il en est ainsi, nous en ferons part à Aman.
Aussitôt, ils le racontèrent à Aman (Est. 3:4) Aman rétorqua :
- Dites-lui, ton ancêtre ne s'est-il pas prosterné devant mon ancêtre, ainsi qu'il est "Les servantes s'approchèrent ainsi que leurs enfants, et ensuite Joseph s'approcha avec Rachel et ils se prosternèrent" (Genèse 38:6-7)
Mardochée répondit :
- En ce temps-là Benjamin n'était pas encore né.
Ils rapportèrent la réponse à Aman, comme il est écrit : "Ils le racontèrent à Aman".

Le même Midrash [commentaire rabbinique] opère un semblable retour en arrière vers le passé patriarcal, à propos de la réaction d'Aman : "Il dédaigna de s'en prendre au seul Mardochée" (Est. 3:6). Dédaigneux, fils de dédaigneux !
Plus haut, il est écrit : "Esaü dédaigna le droit d'aînesse" (Gen. 25:34) et ici, il est écrit : "Il dédaigna"."

L'enseignement de Rabbi Lévi articule avec précision une double motivation du geste de Mardochée. D'abord le refus de la forme la plus subtile que peut revêtir l'idolâtrie, à savoir l'humanisme entendu comme la doctrine où l'homme sert de mesure à toute chose et se substitue par là à Dieu ; démarche incarnée à ce moment-là de l'histoire par la personne d'Aman. L'autre aspect de l'enseignement de Rabbi Lévi consiste à nous rendre attentifs au fait que, si Aman a procédé de la sorte et que Mardochée s'oppose à lui comme le chevalier de la foi, c'est qu'à travers leurs propres personnes se ravive une contestation plus ancienne, qui remonte à l'époque des Patriarches. Si Mardochée ne s'incline pas alors que tous y consentent, c'est qu'il se situe plus haut que ses frères : il est par sa nature en Terre Sainte. Si Jacob et tous les siens se sont prosternés devant Esaü, Benjamin, lui, ne s'est pas incliné car il n'était pas venu au monde à ce moment-là.

Ces raisons que le Midrash place dans la bouche de Mardochée et qu'Aman s'efforce de réfuter, ne sont guère intelligibles en tant que telles. Quel rapport les maîtres du Midrash ont-ils voulu établir entre la rencontre d'Aman et de Mardochée et celle de Jacob et d'Esaü ? Que signifie le rôle particulier échu à Benjamin parmi les tribus d'Israël ? II ne pourra être répondu à ces questions d'une façon précise que par l'étude d'ensemble d'un des thèmes typologiques fondamentaux de la pensée rabbinique, le thème d'Amalec, à l'intérieur duquel les présents passages du Midrash prendront leur pleine signification

Cette typologie s est particulièrement développée à propos de l'affrontement respectif d'Isaac et d'Ismaël, d'une part, de Jacob et d'Esaü de l'autre. Le premier conflit figure pour les Rabbins la contestation entre le judaïsme et le monde arabe, le second entre Israël et la Rome tant païenne que chrétienne. Entre Esaü et Jacob se poursuit donc, à travers les générations, une lutte dont l'enjeu est de savoir quel est l'authentique héritier des Patriarches, le véritable Israël qui doit mener la création à son achèvement.

La rencontre mentionnée dans le Midrash entre Jacob et Esaü est un des moments de cette rivalité. Jacob, imité par sa famille, se prosterne sept fois devant Esaü, ce qui doit être interprété comme un certain consentement à ce qu'Esaü représente. Mais Benjamin, n'étant pas encore né, n'a pu s'incliner. C'est pourquoi il incarne, dans la lignée de Jacob, la dernière chance de triompher d'Esaü. Par là s'explique son rôle central dans les destinées d'Israël : enjeu de la rivalité entre Joseph et Juda, c'est sur son territoire que le temple de Jérusalem sera construit, et c'est surtout par lui qu' Amalec pourra être vaincu.

Timna

Quel est donc cet Amalec, dont Aman se dévoile être le descendant ? La première mention de son nom est fournie dans le passage de la Genèse où la Torah produit la généalogie d'Esaü, le frère de Jacob : "Et Timna était la concubine d'Eliphaz, fils d'Esaü, elle engendra à Eliphaz Amalec" (Gn. 36: 12). Amalec est donc le nom du petit fils d'Esaü, que son fils Eliphaz obtint de sa concubine Timna. Et que sait-on de Timna dont l'écrivain sacré a jugé bon de répéter deux fois le nom ? Comme l'indique le second verset qui la mentionne, il s'agissait d'une princesse cananéenne, et la question se pose alors de savoir comment une personne d'une pareille condition a pu consentir à s'abaisser au rôle de concubine d'Eliphaz, le fils d'Esaü.

Un passage du Traité Sanhédrîn vient répondre à cette question : "Rav Assi enseigne : "(…) et la sœur de Lotân, Timna" (Gn. 36 :29-40) ? Et toute principauté est une royauté non couronnée. Elle voulut se convertir en allant auprès d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Ils ne l'accueillirent point. Elle alla et devint alors la concubine d'Eliphaz, fils d'Esaü en déclarant : il vaut mieux que je devienne servante auprès de ce peuple que d'être maître chez un autre. Et d'elle sortit Amalec, qui infligea tant de souffrances à Israël. Pour quelle raison : parce qu'ils n'auraient pas dû l'écarter."

Amalec surgit donc dans l'histoire à l'occasion d'un refus des Patriarches. L'enseignement de Rav Assi est, simultanément, un éloge et un blâme. Un éloge, puisqu'il nous expose quelle était la réputation des fondateurs d'Israël parmi les nations. Un blâme, leur devoir n'était-il pas, comme l'indique Rashi, d'accueillir Timna et de la convertir à la foi abrahamique ? Comment s'explique ce refus ? Sans doute en raison de l'ambiguïté de la situation : Timna était-elle attirée par la foi d'Abraham ou bien par les bénédictions attachées à la promesse ? Timna, en s'unissant à Eliphaz, démontre jusqu'où allait son souci d'entrer dans la famille d'Abraham ; mais en consentant à déchoir au niveau du concubinat, elle ne se montre pas trop scrupuleuse sur le choix des moyens. L'ambiguïté demeure...

Rephidim

Le premier affrontement entre Amalec et Israël va se produire aussitôt après la sortie d'Egypte, lorsque les Hébreux font route en direction du Sinaï. Le peuple à la nuque roide, à peine libéré d'Egypte, commence à s'interroger sur la modalité selon laquelle Dieu réside au milieu de lui : "On appela le nom de ce lieu Massa [querelle] et Meriba [révolte] en raison de la querelle provoquée par les enfants d'Israël et parce qu'ils avaient tenté le Seigneur en disant : Nous verrons si l'Eternel est parmi nous ou non !" (Exode 17 : 7).

La réponse de Dieu à ce doute interrogatif sera fournie par l'attaque d'Amalec. Lui seul ose attaquer Israël en un temps où le reste des peuples, encore sous le coup de l'émotion provoquée par les événements de la sortie d'Egypte, se tiennent à une distance respectueuse des Hébreux. Amalec, non sans peine, sera défait. Mais désormais, l'exemple est donné ; Amalec a démontré à ceux qui hésitaient qu'Israël est vulnérable, et les autres ne se feront pas faute de suivre son exemple. En s'attaquant à lui, Amalec s'est dévoilé comme le champion d'un "nihilisme", qui cherche à ruiner de fond en comble tout le grand dessein que Dieu veut réaliser à l'aide du peuple qu'Il a élu. Par là s'explique le commandement intimé aux Hébreux, après la bataille, d'avoir à effacer la moindre trace d'Amalec : " Il dit : parce qu'il a porté atteinte au trône de Dieu, guerre par le Seigneur contre Amalec de génération en génération" (Ex. 17:16).


Gustave Doré : La mort de Saül
Comme le rapportent Rashi et Nahmanide sur ce verset, tant que subsistera Amalec, le Trône divin et le Nom divin seront comme scindés. Amalec est donc, à chaque génération, celui qui vient remettre en question l'unité du Nom Divin, et dont la violence sans limite tente d'annihiler Israël, dont la présence atteste aux yeux des hommes cette unité.

Saül et Agag

Le conflit rebondit à l'époque de la royauté. Le premier roi d'Israël, Saül, est précisément choisi dans la tribu de Benjamin, afin de mener le bon combat contre Amalec. Et le jour vient où le prophète Samuel ordonne à Saül de détruire définitivement Amalec. Mais Saül ne mène pas sa mission jusqu'à son terme : ayant remporté la victoire, il épargne la vie de son adversaire, le roi Agag, et laisse le peuple préserver les meilleures bêtes au lieu de tout anéantir. C'est pourquoi Dieu, par la bouche de son prophète, fait savoir à Saül qu'il est désormais déchu de la royauté : toute la royauté de Saül avait pour but cette extermination d'Amalec ; n'ayant pas été à la hauteur de sa tâche, Saül est écarté au profit de David et de sa descendance.

Comment expliquer ce refus de Saül d'aller jusqu'au bout de ses responsabilités, c'est ce que nous fait comprendre un passage du Talmud : "Il se porta dans un endroit profond" (1Samuel 15:5). Rab explique : Cela vient signifier un dessein profond. Au moment où le Saint-Béni-Soit-II fit dire à Saül : "Va et frappe Amalec" (1Sam. 15:3), celui-ci pensa : Si pour une seule personne, la Torah exige en réparation le rite de la génisse à la nuque brisée, à plus forte raison pour toutes ces personnes ! Et si l'homme a fauté, quel crime a commis le bétail ? Et si les adultes sont coupables en quoi les enfants le sont-ils ? Un écho de la voix se fit entendre et lui déclara : "Ne sois pas juste à l'excèsé (Ecclésiaste 7:16). Et au moment où Saül ordonna à Doëg : Approche-toi et frappe les prêtres (1Sam. 22:18), l'écho de la voix lui dit : "Ne sois pas méchant à l'excès" (Ecc. 7:17).

Le problème posé ici par les Rabbins est celui de la conscience morale en face de la Loi. Saül reçoit un ordre qui suscite la révolte en son coeur. Comment le Dieu qui enseigne à l'hommes les voies de l'éthique, peut-il exiger de lui un massacre de ce genre ? La Torah, parmi ses commandements, inclut celui de la génisse à la nuque brisée (Dt. 21 :1-9). Il est pratiqué lorsqu'un crime a été découvert et que le meurtrier est resté impuni : les Anciens de la ville pratiquent un rite d'expiation an sacrifiant une bête demeurée stérile, dans un endroit stérile, afin d'expier la violence par laquelle la fécondité d'un être s'est trouvée tarie à jamais. Si un seul crime demeuré impuni nécessite pareille expiation, comment Dieu peut-il ordonner la destruction de toute une collectivité ? Pour employer le langage de Kierkegaard à propos du problème du sacrifice d'Abraham, Dieu peut-il exiger une suspension de la moralité ? Comment Dieu peut-il ordonner le massacre d'innocents au sens rigoureux que possède ce terme ?

Il est remarquable que le texte ne fournisse aucune réponse de style apologétique à cette question que se pose Saül ; parce qu'aucune réponse, sans doute, ne peut être donnée à cette interrogation. Le Talmud se borne à constater laconiquement que le même Saül, qui se refusa à détruire Amalec, massacra ensuite les prêtres de Nob qui avaient accordé le droit d'asile à David, et qu'il fit subir à leurs possessions le traitement que Dieu avait exigé de lui au sujet d'Amalec. On voit par-là que les Rabbins ne croient guère à l'infaillibilité de la conscience morale : le même homme qui recherche aujourd'hui à l'excès ce qui est juste, reculera demain les limites de ce qui est mal. Devant le "Fiat" divin, la voix de la conscience ne peut que s'incliner. Le thème fournit un exemple limite de l'attitude morale fondée sur une hétéronomie conséquente, faite de soumission à l'ordre révélé, qui fut le propre de l'esprit pharisien et dont il faut apprécier la grandeur.

Le geste de Mardochée s'explique donc, dans cette perspective, par le souci de réparer la faute commise par son ancêtre Saül, par la volonté de mener à son terme le combat contre Amalec.

L'intransigeance de Mardochée, qui semble friser la provocation, se justifie par le souci de prendre le contre-pied de Saül qui, s'étant laissé gagner par la pitié, accorda d'abord la vie sauve à Agag. Réciproquement. Aman comprend, par l'attitude de son adversaire, quel est le sens du défi lancé : c'est maintenant ou jamais que vont se décider le sort d'Israël et celui d'Amalec. C'est pourquoi Aman va tout mettre en oeuvre pour obtenir, comme on disait il n'y a pas tellement longtemps, une solution définitive à la question juive.


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