"HOLLE KRASCH"
par le Rabbin Moïse Ginsburger
extrait de Israelitische Wochenschrift, 1906, n°37
Traduit de l’allemand par Colette Strauss-Hiva


Dans l’un de ses derniers numéros, l’hebdomadaire zurichois "IsraelitischesWochenblatt" s’est demandé pourquoi, en judéo allemand/yiddish le terme Gras est parfois employé dans le sens du mot allemand Fehler, à savoir "faute, manquement". Cette interrogation m’a d’abord paru incongrue car jusqu’ici cette acception de Gras m’était totalement inconnue. Je me souviens parfaitement avoir entendu, dans ma jeunesse, plusieurs personnes âgées employer Greis ou Kreis dans le sens de "faute", mais nullement le terme Gras. Quoi qu’il en soit, de nos jours, en Alsace, ce terme n’est plus usité. Pour autant, le mot allemand Fehler continue parfois d’être rendu par Gras ou Kras, voire Kreis ou Greis. Pour quelles raisons ?

Quiconque s’est déjà plongé dans les vieux manuscrits ou les livres anciens n’ignore pas que presque systématiquement un mot ou une lettre, considéré comme superflu est presque toujours entouré d’un cercle (Kreis). Cet usage pourrait fort bien expliquer qu’au fil du temps, une faute (Fehler) ait pu être assimilée à un cercle : le mot allemand Kreis commence bien par K mais non par G. Hormis cette explication, quasi indiscutable, une seconde interprétation semble tout à fait digne d’intérêt.

Comme on sait, en judéo-allemand le terme Hollekreisch désigne la coutume selon laquelle le nouveau-né ne reçoit son prénom que le premier jour de sortie de sa mère. En Alsace, ce terme est remplacé par l’expression HolleKrasch, dont le sens a déjà suscité de nombreuses études. La plus célèbre est celle de Güdemann, qui y voit "Ausrufungeines holden Namens", littéralement la "proclamation d’un nom rayonnant de grâceé. Pour autant, cette interprétation est loin d’être satisfaisante, car ni Kreisch ni Krasch n’ont jamais été employés dans le sens de Ausrufung (proclamation, déclaration) : de fait, kreischen signifie crier, et holder Name ("nom rayonnant de grâce") n’a aucun sens. En l’occurrence, il ne s’agit nullement d’une quelconque "grâce" mais plutôt d’un nom civil et usuel, exempt de sacralité.

Bien avant Güdemann, Zunz a proposé de rapprocher le premier élément de l’expression, Holle, du terme hébraïque 'hol, c’est-à-dire "usuel", "profane". Mais cette interprétation n’est pas non plus pertinente : car dans ce cas aussi, la deuxime partie de l’expression est erronée, et dans le passé, les Juifs n’ont jamais prononcé le "'heth" hébraïque comme un "h" aspiré. En conséquence, il est fort probable qu’il faille se ranger du côté de Perles, qui assimile holle avec holla (ou hulda) et Kreisch avec Kreis.

Cette explication me semble corroborée par une citation de L. Geiger (in Revue d’histoire des Juifs en Allemagne, III, 381) tirée du Flagellum Judaeorum, Flagelle des Juifs, ouvrage imprimé à Strasbourg en 1506 (1). Y figure en effet une chanson qui semble avoir été chantée chaque nuit chez une accouchée juive par une "vieille magicienne" tout en maniant une épée rouillée dégainée. Voici une traduction française des vers de ce chant : "Je forme un cercle /que Dieu sait bien /emporter et apporter/ Que Dieu protège mère et enfant de tout dommage". Nous avons donc bien le cercle qui est formé par la magicienne et que Dieu est prié d’élargir ou de rétrécir pour protéger l’accouchée et l’enfant de tout dommage, donc en particulier des mauvais esprits. Nul doute qu’à l’origine le Hollekreisch était tout simplement un cercle formé par un magicien ou toute autre personne autour de l’enfant pour le protéger des dommages généralement attribués à Dame Holle (2), célèbre personnage d’une légende populaire allemande.

Cet usage païen a infusé également les milieux juifs, bien que sous une forme et avec une intention totalement différentes. Le cercle demeure, certes, mais il n’est pas tracé par quelque magicien. Ce sont des enfants qui se placent tout autour du nouveau-né, et au lieu de contrer Dame Holle, leur présence vise simplement à attribuer le nom au bébé. Du reste, certaines personnes âgées semblent conserver le souvenir du verbe bekrasen désignant précisément cette pratique évoquée dans le Flagellum précédemment cité. Le dialecte judéo-alsacien comporte de nombreux exemples de modification du phonème "ei" [aï] en "a" ; c’est ainsi qu’en Basse-Alsace le terme Geissel devient Gaschel, qui correspond en Haute-Alsace au terme Peitsch ; de la même façon, Meisel devient Masel, etc.

Le Rabbin I. Lévy, de Brumath, nous propose une autre explication originale, mais à mon sens indéfendable. Il écrit : "Dans l’article intitulé "Coutumes superstitieuses", dans le N° 28 de votre revue, vous explicitez le terme "Hollekrasch" comme étant "HolleKreis". Permettez-moi d’oser à mon tour une hypothèse quant à l’étymologie de ce terme. On pourrait éventuellement y voir un écho à l’expression française "haut la crèche". Cette interprétation pourrait être corroborée par le fait que lors de la cérémonie de Hollekresch, les enfants s’incitent mutuellement à soulever le berceau en disant "Haut la crèche !"

Remarquons au passage qu’au Nord de l’Allemagne, toute cette cérémonie de la Hollekrasch est inconnue. Le terme français "crèche" ne signifie pas "berceau" et il est hautement improbable que la crèche ait été introduite dans l’univers juif.

Notes de la traductrice :

  1. Flagellum Judaeorum Das ist Der Juden Gaißel/ In welchem auff das allerkürtzte von Ihren Fest- und Feyertägen/ Ihren Leben und Sitten Handel und Wandel Essen und Trincken/ Schlaffen und Wachen/ auch Ihren andern Thun und Lassen/ offenbart und zu erkennen geben wirdt: In disemTractat ist ... Ernst Ferdinand HESS 1666.
  2. Voir explication de la légende Frau Holle - Dame Holle et étymologie du nom "holle" : https://fr.wikipedia.org/wiki/Dame_Holle

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