Lavage des mains : avant ou après le Kidoush ?
Daniel Warschawski


Guissef : la fontaine traditionnelle où les Juifs d'alsace se
lavaient les mains avant les repas
Depuis ma plus tendre enfance, à la table familiale du vendredi soir nous avions l'habitude de nous laver les mains (netilath yadayim) avant de sanctifier le vin (Kidoush). Nous ne connaissions pas d'autre tradition sur ce point.
A ma grande surprise, en arrivant en Israël, je me suis aperçu que toutes les communautés, mise à part certains ashkenazim, ont l'habitude de se laver les mains après le Kidoush. Mon beau-frère Michel Rothé m'a demandé les raisons pour lesquelles notre tradition diffère des autres traditions.

Dans un article intitulé "Le lavage des mains avant le Kidoush ou après - deux écoles dans la loi et la tradition" publié dans le livre Racines de la tradition ashkénaze, (שורשי מנהג אשכנז), le rabbin Hamburger montre qu'au moyen âge, dans la majorité des communautés juives, la tradition était de se laver les mains avant le Kidoush. Il s'agirait donc non pas d'une tradition "purement ashkénaze" mais d'une tradition plus globale qui a évolué pour les raisons que nous essaierons d'analyser dans notre étude ci-dessous.

Dans la Michna :

La Michna (traité Berakhoth chapitre 8 michna 2) dit que Beith Shamaï exigent de se laver les mains avant de remplir un verre de vin, alors que Beith Hillel disent le contraire, le Talmud insistant sur l’obligation d’accoler le lavage des mains au repas. Bien que ce texte concerne des questions de pureté et n’ait pas un lien direct avec le Kidoush, certaines exégèses en tirent la conclusion qu'il faut faire le Kidoush avant de se laver les mains (Rachbam), alors que d'autres (Chita Mekoubetz) justifient le lavage des mains avant le Kidoush car celui-ci est directement lié au repas et ne peut donc pas être considéré comme une interruption entre le lavage des mains et le repas.

Dans le Talmud de Babylone :

Le débat entre les partisans et adversaires du lavage des mains avant le Kidoush est déclenché dans le Talmud de Babylone (traité Pessahim 106a). Dans ce texte, les Amoraim discutent sur le point de savoir quelle était la position de Rav sur notre problème. "Rav Bruna enseigne au nom de Rav : celui qui se lave les mains ne peut pas faire le Kidoush. Rav Isaac bar Chemouel bar Marta dit : Rav est à peine décédé que ses élèves ont déjà oublié son enseignement: dans certaines occasions, alors que je me tenais près de Rav et qu'il avait une prédilection pour le pain, il faisait Kidoush sur du pain, et d’autre fois, s’il avait une prédilection pour le vin, il faisait Kidoush sur le vin". Dans ce texte, Rav Bruna nous dit que Rav interdit de réciter le Kidoush après que l'on se soit lavé les mains, c’est-à-dire que l’on ne doit pas se laver les mains avant le Kidoush. A contrario, Rav Isaac témoigne que Rav faisait le Kidoush soit sur le vin soit sur le pain (suivant son envie), et puisque manger du pain doit être nécessairement précédé du lavage des mains on peut affirmer que Rav se lavait les mains avant le Kidoush.

Comment nos sages ont-ils compris ce texte du Talmud ?

Rav Amram Gaon pense que Rav Bruna et Rav Isaac sont en désaccord sur la question de la légitimité de faire Kidoush sur le pain. Pour Rav Bruna, on ne peut faire Kidoush que sur le vin. Celui qui se lave les mains avant le Kidoush prouve sa volonté de manger du pain et non de boire, et perd le droit de faire le Kidoush. Rav Isaac témoigne que Rav permet de faire Kidoush sur le pain et donc de se laver les mains avant de faire Kidoush, car l’important est la préférence immédiate (pain ou vin) et l’intention qui en découle (Rav Amram Gaon, Rif (Isaac Alfassi) et Maïmonide selon l’explication du Ran).

Pour Rachi, Rav Bruna est d'avis que le Kidoush est une interruption interdite entre le lavage des mains et le manger. Son petit-fils, Rachbam, va dans le même sens, en expliquant que Rav Bruna pense que le Kidoush est une interruption entre le lavage des mains et le manger, alors que Rav Isaac, en parlant de pain, vient prouver que Rav considère que le Kidoush n’est pas une interruption entre le lavage des mains et le repas, et que l’on peut donc se laver les mains avant de faire Kidoush.

Pour le Baal Hamaor (Rav Zerahia Halevi) et le Rachba (Salomon ben Aderet), Rav Bruna pense que se laver les mains avant de faire le Kidoush est une "insulte" faite au Kidoush car il dévoile une envie "bestiale" de manger, ce que le témoignage de Rav Isaac dément.

Pour le Ran (Nissim ben Reouven), Rav Bruna pense que l'on ne peut pas faire Kidoush sur le pain car il n'est pas apprécié comme le vin, alors que Rav Isaac témoigne que Rav faisait Kidoush aussi bien sur le pain que sur le vin.

Rabénou Tam (Jacob ben Meïr, autre petit-fils de Rachi) pense que Rav Bruna et Rav Isaac sont d’accord sur le fait qu’on ne peut pas faire Kidoush sur le pain. De plus, Rav est d’avis que l’on n’est pas obligé de faire Kidoush là où l’on mange (קידוש במקום סעודה). La controverse entre Rav Bruna et Rav Isaac porte sur la question de savoir si l’on doit ou non craindre qu’après s’être lavé les mains, la personne qui fait le Kidoush change d’avis et ne veuille plus manger, faisant la bénédiction (netilath yadayim) en vain (ברכה לבטלה).

Pour Rabénou Yona Girondi (dit "le Hassid"), Rav, selon Rav Bruna, pense que, bien que selon "la loi pure" il est permis de se laver les mains avant Kidoush sans que cela soit considéré une interruption (sur le modèle du lavage "à condition)", nos sages ont institué que le Kidoush devait absolument précéder le lavage des mains (takanath hakhamim) et que celui qui se lave les mains avant le Kidoush doit, en punition d’avoir enfreint un décret rabbinique, les relaver après le Kidoush, alors que Rav Isaac prouve par l'attitude de Rav qu’un tel décret n’existe pas.

Pour le Hatam Soffer (Moshé Schreiber), le problème vient d’une loi qui n’est pas directement liée au Kidoush. Il s’agit de l’interdiction faite par les rabbins de se laver les mains avant de manger des fruits (contrairement à l’obligation de le faire avant de manger du pain) car c’est une manifestation d’arrogance. Rav Bruna pense qu’il en est de même avant de faire Kidoush sur le vin (qui provient du fruit de la vigne) alors que Rav Isaac est d'avis que l'on peut se laver les mains avant Kidoush même s’il est fait sur le vin.

Le Rav Hamburger (page 280) divise ces diverses opinions en trois catégories :

La tradition ashkénaze

Les Rishonim (premiers décisionnaires)

Certains décisionnaires en pays ashkénazes ont été pour le lavage des mains après le Kidoush. Rabbi Elazar fils de Rav Nathan de Mayence dans ses Responsa écrit : "Le Shabath et les fêtes on fait Kidoush avant de se laver les mains". Nous trouvons la même opinion chez le Rokeah (Eliezer fils de Judah) qui écrit : "Au retour de la prière du vendredi soir, on s'assoit à table, on fait le Kidoush du vendredi soir, après quoi on se lave les mains. Mais a posteriori il est accepté de se laver les mains avant le Kidoush". Ainsi, le Tachbetz, élève du dernier des Tossaphistes Meir fils de Barouh de Rothenburg (le Maharam) écrit que son maître se lavait les mains après le Kidoush.

Cependant, le disciple par excellence du Maharam, le Roch, dit que l'opinion de son maître était contre la tradition askhénaze. Le Baal Hatourim (fils du Roch) écrit : "Rabénou Tam, ainsi que le Ri sont d'avis que même a priori on peut se laver les mains avant le Kidoush. C’était la tradition de mon père le Roch". De même, Rav Meir Cohen (élève du Maharam) écrit dans son livre Notes sur Maïmonide que la tradition ashkénaze est de se laver les mains avant le Kidoush en accord avec l'opinion du Rachbam ainsi que des tossaphistes.

Dans son livre sur la tradition ashkénaze, le Mahari Weill, disciple par excellence du Maharil (rabbi Yaacov Moelim, qui est la référence absolue de la tradition ashkénaze de la vallée du Rhin) écrit : "La tradition, dès l'époque du Maharil, était de se laver les mains avant le Kidoush. Le Maharil était très pointilleux dans l'accomplissement de cette tradition". Il raconte que le Maharil a forcé sa fille à refaire le Kidoush car elle n'avait pas lavé ses mains avant comme l'exige la tradition (voir Livre des traditions du Maharil page 203).

Les Hah’aronim (derniers décisionnaires)

Alors que les Séfarades, suivant l'Ari Hakadosh (Rav Itzhak Louria), sont de l'avis de Rav Bruna, comme le décrète Rabbi Yosseph Caro (Shoul'han Aroukh), le décisionnaire Ashkénaze Rabbi Moïse Isserlich (le Rema) est d'avis que la loi est que l'on doit se laver les mains avant le Kidoush. Le Gaon de Vilna, contrairement à son habitude, est en désaccord avec le Rema sur ce point, car il préfère, entre autres, que les deux écoles, séfarade et ashkénaze, adoptent un même comportement.

Face à ce dilemme, le Bah (Yoel Sirkisch) a trouvé un compromis original : en partant de l’idée que la question du lavage des mains avant ou après Kidoush ne concerne que celui qui récite le Kidoush à haute voix, il propose que celui-ci fasse le Kidoush avant de se laver les mains alors que ceux qui l’écoutent se lavent les mains avant. Cependant, le Hayé Adam et le Michna Beroura refusent le compromis proposé par le Bah.

Conclusion

Comme nous avons essayé de le montrer dans nos précédentes études publiées sur le site du judaïsme alsacien et lorrain, les pratiques religieuses des communautés de la vallée du Rhin, bien que souvent en opposition avec la pratique d’autres communautés juives, sont non seulement fondées sur des sources solides mais correspondent souvent à la tradition originale datant de l'époque pré-talmudique, traditions auxquelles nous restons jalousement attachés.


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