LE MARIAGE EN PLEIN AIR
UN MINHAG
(1) ALSACIEN
par Robert WEYL
Extrait de l'Almanach du KKL-Strasbourg, 2005


Mariage juif en hiver : tableau de © Martine WEYL
De mémoire de Juif d'Alsace, le dais du mariage, la 'Huppa, a toujours été dressé à la synagogue. Les choses ne sont pas aussi simples et quelques documents récemment découverts ou publiés permettront de nous faire une idée plus exacte de la cérémonie du mariage en Alsace.

Ce sont d'abord quelques Mappoth alsaciennes montrant les mariés sous la 'Huppa, revêtus de leurs plus beaux atours (2). Contre notre attente, les mariés ne portaient pas le sarjenes, le vêtement mortuaire, par-dessus leurs vêtements.

Le judaïsme d'Alsace, qui n'était qu'une branche d'un judaïsme plus vaste, le judaïsme rhénan, aurait dû suivre la coutume de Worms que nous connaissons fort bien, puisqu'elle fut décrite dans le Minhagbuch, le coutumier de Worms (3), dont l'auteur était un érudit, Yifta'h Yoseph Yuspa ben Naphtali Hirz ha-Levi Manzpach, dit Yuspa Shammes. Né à Fulda en 1614, il passa toute sa vie à Worms où il mourut en 1678. Or le Minhagbuch de Worms nous apprend que les mariés portaient par dessus leurs vêtements les plus riches, le sarjenes, le vêtement mortuaire, le mari portant en plus la Mitra, que les Allemands traduisent par Trauerkaputze. C'était une sorte de bonnet souple qui pouvait bien avoir 40 cm de long de manière à retomber dans le dos ou sur l'épaule. Pendant la cérémonie du mariage, l'extrémité du bonnet reposait sur la tête de l'épouse.

Au demeurant, la cérémonie ne différait guère de ce qu'elle est encore aujourd'hui. Les Kiddushin : le rabbin récite deux bénédictions sur une coupe de vin dont il donne à goûter aux futurs époux. Le fiancé passe un anneau à l'index droit de la fiancée en prononçant la formule : "Par cet anneau tu m'es consacrée selon la loi de Moïse et d'Israël." Le rabbin lit l'acte de mariage religieux, rédigé en araméen, la Ketuba identique pour tous, qu'il ne faut pas confondre avec les Tenaïm a'haronim, le véritable contrat. Enfin viennent les Nissuin avec les sept bénédictions, suivis du Yi'hud : les époux, pour la première fois, sont laissés seuls dans une chambre, consacrant ainsi le mariage (4). Le mariage était célébré, non pas à la synagogue, non pas en plein air, mais dans le Tanzhaus, la salle de bal, où avait lieu un festin à l'issue de la cérémonie, les tables des hommes étant séparées de celles des femmes.
Telle était la cérémonie du mariage selon la coutume de Worms aux 17e et 18e siècles.

Or depuis quelques années, un érudit strasbourgeois, André Fraenkel, relève en vue de leur publication l'ensemble des contrats de mariage juifs déposés auprès des notaires alsaciens durant le 18e siècle. On sait que par arrêt du Conseil Souverain d'Alsace en date du 21 janvier 1701, tous les contrats passés entre Juifs, pour pouvoir être opposés à des tiers, devaient être déposés dans les quinze jours suivant leur signature auprès d'un notaire pour être enregistrés. Passé ce délai, le notaire devait refuser l'enregistrement et la femme perdait l'hypothèque légale qu'elle avait sur les biens de son mari.

Grâce à cet arrêt, nous trouvons aujourd'hui, merveilleusement conservés, entre 5000 et 6000 contrats de mariage. La grande majorité de ces contrats est rédigée en hébreu, chaque acte étant accompagné d'un acte de dépôt en allemand ou en français. Dans quelques cas l'acte a été entièrement traduit en allemand ou en français. Or sur un certain nombre d'actes traduits en allemand, André Fraenkel a relevé que l'union a été célébrée unter hellem Himmel, à ciel ouvert, ou si l'on préfère, en plein air. Il a relevé une fois l'expression : unter hellem Himmel gespanntet, unis à ciel ouvert. Ainsi, contrairement à ce que nous avons toujours pensé, contrairement à ce que nous avons pu écrire dans un de nos ouvrages (5), les Juifs d'Alsace du 18e siècle se mariaient en plein air. Voici un certain nombre d'actes de mariage où l'on trouvera l'expression unter hellem Himmel.

Le dernier de ces contrats est intéressant. En effet un spécialiste du judaïsme alsacien a pu écrire que la cérémonie avait lieu dans la cour de la synagogue lorsque celle-ci était trop petite. Ceux qui connaissent la synagogue d'Obernai de 1765, une vaste salle construite par Jacob Baruch Weyl, devront se rendre à l'évidence : si la cérémonie eut lieu en plein air, ce n'est pas en raison de l'exiguïté de la synagogue.

La Révolution amena une rupture brutale des Juifs d'Alsace avec leurs habitudes passées. On ferma les synagogues, on emprisonna rabbins, chantres et maîtres d'école, on interdit le port de la barbe et des vêtements traditionnels. Le seul mariage autorisé fut celui passé devant l'officier d'état civil. Les Juifs furent contraints de se marier dans la clandestinité. Plus tard, l'empereur Napoléon entreprit d'organiser le culte, l'emprisonnant dans le cadre consistorial. Il était interdit à un rabbin de célébrer un mariage qui ne fût précédé par le mariage civil. Pour mieux surveiller leurs administrés, les grands rabbins, présidents du Consistoire, ordonnèrent que les mariages se feraient à l'avenir à la synagogue.

Cette initiative remonte peut-être déjà au grand rabbin Jacob Meyer (1812-1830), plus vraisemblable-ment à son successeur Arnaud Aron (1834-1890), mais certainement pas au grand rabbin David Sintzheim, qui n'aurait jamais autorisé le mariage dans une synagogue. En effet, nous connaissons sa position sur la question. Dans son ouvrage, Min'hat Ani, qu'il acheva peu de temps avant sa mort, David Sintzheim traite de la question : doit-on dresser la 'huppa, doit-on célébrer le mariage à l'intérieur d'une synagogue ? (6) A l'époque de Jacob Mölln, le Maharil, décédé en 1427, et selon le Minhag de Mayence, la 'huppa se dressait sur l'almemor et d'après le Maharam Minz, qui vivait au 17e siècle, le mariage se faisait aussi à la synagogue. Or, ajoute David Sintzheim, de nos jours et en aucun endroit, on ne célèbre plus les mariages à la synagogue. Un usage ancien a donc été abandonné et David Sintzheim en recherche les raisons.

Selon le Shoul'han Aroukh, se marier en plein air est considéré comme de bon augure, mais ce n'est pas suffisant pour qu'un usage ancien soit abandonné. Pour David Sintzheim, chaque synagogue est un Beith hamikdash, un sanctuaire, et l'on doit s'y conduire d'une manière particulièrement respectueuse. Or que fait-on le jour d'un mariage, en attendant les jeunes mariés ? On bavarde, hommes et femmes mêlés devisent gaiement. Le respect du sanctuaire se perd, ainsi que l'esprit même de la cérémonie.

Il existe une seconde raison : on ne doit ni boire, ni manger dans une synagogue. Le Kidoush, la bénédiction sur le vin du Shabath et des jours de fêtes, a bien été autorisé à l'intérieur de la synagogue, mais on ne verra jamais l'officiant boire le vin. Ce sont de jeunes enfants qui viennent y tremper leurs lèvres. Or, lors de la cérémonie du mariage, on donne à boire aux jeunes mariés, ce qui n'est pas tolérable dans une synagogue.

La troisième raison est qu'il est d'usage que les femmes en état d'impureté (nidda) s'abstiennent d'aller à la synagogue. II leur est souvent difficile de ne pas aller à un mariage. Il y a là une raison supplémentaire d'éviter de célébrer le mariage à la synagogue. La dernière raison et c'est la raison la plus grave pour le grand-rabbin David Sintzheim : se marier à la synagogue doit être considéré comme 'houkath ha-goyim, un usage non juif, une imitation des usages chrétiens. Et le grand-rabbin conclut son commentaire : "Issour gamour yesh la'assoth ha-'huppa beveith ha-kenesseth", "il est formellement interdit de célébrer la cérémonie du mariage dans une synagogue".

Ainsi, à une époque fort reculée, les Juifs d'Alsace se mariaient à la synagogue. Puis, vers le 17e siècle, on trouva cet usage condamnable et les rabbins l'interdirent. On se maria en dehors de la synagogue, dans le Tanzhaus ou en plein air. Vers 1830, nouveau revirement. On alla de nouveau se marier à la synagogue et cet usage est encore actuel. Mais déjà on voit une nouvelle tendance se dessiner et quelques mariages sont célébrés en plein air.

L'observateur que je suis se gardera bien d'émettre un jugement de valeur, pour lequel il n'est pas qualifié. Il se contentera de montrer l'évolution d'un minhag à travers les siècles.

Notes :
  1. Minhag : coutume, usage, surtout en pratiques religieuses. Minhag ha-medina : (Bab. Mez. VII, I), l'usage du pays.    Retour au texte.
  2. Robert Weyl et Freddy Raphaël. L'imagerie juive d'Alsace. Edit. Dernières Nouvelles d'Alsace, 1979, planche II.    Retour au texte.
  3. On trouvera de larges extraits du Minhagbuch de Worms dans Festschrift zur Wiedereinweihung der Alten Synagogue zu Worms, Ner Tamid Verlag, Frankfurt/M 1961.    Retour au texte.
  4. Max Warschawski, Les Contrats de Mariage de Wissembourg, Saisons d'Alsace n° 55, 56, 1975.    Retour au texte.
  5. Freddy Raphaël et Robert Weyl, Regards nouveaux sur les Juifs d'Alsace, Istra, Strasbourg, 1980, page 76.    Retour au texte.
  6. Joseph David Sintzheim. Min'hat Ani. Encyclopédie talmudique éditée et annotée par le rabbin S.A. Yafe-Schlesinger, Ma'hon Yerouchalayim, 1975, volume 2 pages 70 et suivantes.    Retour au texte.


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