Le Schir Hayichoud

Le repas du vendredi soir - gravure de Hermann Junker
C'est une vieille habitude dans toutes les communautés d'Alsace de donner asile aux pauvres israélites qui parcourent l'Europe centrale en véritable juifs errants, faisant métier avoué de mendicité. Quelquefois on leur donne de l'argent, souvent on les héberge, toujours du moins on les nourrit. Pour s'acquitter envers leurs hôtes, ils cherchent à les divertir par des histoires, des récits, des' bons mots de tout genre qu'ils ont recueillis dans leurs courses vagabondes ; leur sac aux nouvelles est bien garni, et ils ne demandent pas mieux que de le vider, pourvu qu'on ' veuille bien leur emplir la panse. Si l'étranger se trouve être un rabbin ou un particulier versé dans l'étude des livres sacrés, alors c'est à qui, dans la Kehila, s'empressera de, l'accueillir et de le combler d'égards.

C'est justement ce qui advint un vendredi dans une petite ville française de la frontière, la ville de B... (contentez-vous de l'initiale). On apprit qu'un illustre rabbin polonais venait d'arriver, et qu'il était descendu à l'auberge pour y passer le sabbat. La nouvelle fit le tour de la communauté, et chacun se flatta in petto de pouvoir remplacer par un homme distingué le pauvre gast, convive ordinaire du vendredi soir. Malheureusement, ces espérances furent déçues et le soir, après l'office, le parness, usant de son droit de priorité, emmena le lamden dans sa maison, l'invita à dîner séance tenante, et le retint à déjeuner pour le lendemain. Notre rabbin ne savait comment remercier son hôte, et, pour lui témoigner sa reconnaissance, il raconta, sans se faire prier, force anecdotes, puis, entassant midrasch sur midrasch, il émerveilla l'assistance par la profondeur de son savoir.

Pendant qu'il pérorait, le parness avait à plusieurs reprises essayé de lui adresser la parole ; c'était un homme très dévot, et qui tenait beaucoup à conserver à sa communauté le renom de piété qu'elle avait dans toute l'Alsace ; enfin, profitant d'une pause : "Je voudrais bien savoir, dit-il, ce que vous pensez de nos offices ? J'espère que vous n'y trouvez rien à reprendre. Nous ne laissons pas passer un mot, nous disons tout, et même nous allons jusqu'à réciter le Schir Hayichoud. " (C'est le chant qui termine l'office ; et, en effet, il était d'usage dans la communauté de B..., qu'après l'office du matin, le 'hazan et un membre de la communauté restassent pour expédier ce morceau. On le lisait au pas de course, en bredouillant le plus souvent, et cela, au milieu du bruit des pupitres qui se fermaient, des gens qui sortaient précipitamment de la synagogue, et des souhaits de gut schabbès, qui s'échangeaient de tous côtés.)

Le rabbin hésita quelque temps avant de répondre, puis il dit : « Monsieur le Parness, j'ai rarement assisté à des offices plus beaux que ceux de votre communauté, et les prières sont récitées par tous avec une conscience que je ne saurais trop louer. Quant au Schir Hayichoud, que vous êtes si fier de ne pas omettre, permettez-moi de vous dire à ce sujet une petite histoire. Ce sera la dernière que je conterai avant le benschen.

"Dans mon pays, les terres appartiennent toutes à des seigneurs, qui, occupés à s'amuser et à jouir le plus possible de la vie, confient l'administration de 'leurs biens à des juifs qu'on appelle Hofjuden (juifs de cour). Si nos coreligionnaires font souvent fortune à ce métier, vous pensez bien qu'ils n'en sont pas plus estimés par leurs maîtres, qui bien souvent, au contraire, s'égayent à leurs dépens. Un jour, plusieurs jeunes seigneurs, après une partie de chasse, se trouvaient réunis à table chez un gentilhomme de la contrée. La conversation tomba sur les Hofjuden. Après avoir déclaré que c'étaient le plus souvent d'abominables voleurs, tous convinrent qu'ils étaient extraordinairement habiles. L'un des seigneurs, excité par le vin (on n'est pas Polonais pour rien, vous vous en êtes aperçu, monsieur le parness), ou poussé par le désir d'étonner ses amis, se leva et s'écria : "Si habiles que soient vos juifs, j'en ai un qui est de force à les éclipser tous, et je gage qu'il apprendrait à prier, à oren, (comme il 'dit) à un ours.
- Allons donc ! vous plaisantez, ou c'est la boisson qui vous « trouble l'esprit, s'écrièrent les autres sei­gneurs.
- Je plaisante si peu, et je suis si peu pris de vin, que je parie contre chacun de vous mille pièces d'argent que dans un an, à pareille époque mon juif aura exécuté ce coup de maître. Le pari fut tenu, malgré l'extravagance qu'il dénotait, et chacun retourna chez soi, heureux d'avoir fait une gageure dont le gain semblait Si peu douteux.

Rentré dans son château, le seigneur qui avait proposé le pari fit venir son juif : "Sais­ tu, juif, lui dit-il que je t'ai fait l'honneur « de m'occuper de toi aujourd'hui ?"
- En vérité votre seigneurie est trop bonne, répondit le juif, qui espérait déjà un cadeau de son auguste maître/
- Oui, mais tu ne devineras jamais comment, ni à quel propos, j'ai parié que tu serais assez habile pour apprendre à oren à un ours, et voilà ce qu'il faut que tu fasses d'ici un an, si tu veux me plaire.
- Mais c'est impossible, Monseigneur, vous n'y songez pas !
- Possible ou impossible peu m'importe ; mais sache que, si dans un an, tu n'es pas prêt, je te chasse de mes terres et je te reprends l'argent que tu as gagné à mes dépens.
Sur ces mots il le quitta, le laissant plongé dans la consternation.

Notre pauvre diable conta à sa femme ce qui venait de lui arriver. Celle-ci commença par jeter les hauts cris, puis, ayant repris possession d'elle-même : "Après tout, dit-elle, cela n'est pas si difficile que tu le crois ; j'ai mon idée. Va dire à notre seigneur que tu acceptes sa proposition. Qu'on trouve un tout jeune ours ; je me charge du reste."
Quelques jours après, on amenait un jeune ours chez le Hofjude. La femme se mit incontinent à faire son éducation de la façon suivante. Elle offrit à l'ours un livre dont elle avait enduit les feuilles de miel ; l'ours prit un plaisir extrême à passer sa langue sur la première page ; quand il eut fini de lécher la première, il passa à la seconde, et ainsi de suite jusqu'à la fin du volume. Cet exercice fut répété tous les jours, et le jeune ours n'était jamais si heureux que lorsqu'on lui mettait le livre sous le nez.

Peu de temps avant l'époque fixée, le juif alla trouver son seigneur et lui dit : "Monseigneur, j'ai tenu ma promesse, vous pouvez réunir vos amis et vous gagnerez votre pari."
Les amis furent mandés ; ils vinrent avec empressement, se réjouissant d'avance de la déconvenue du gentilhomme. Une fois qu'ils sont assemblés dans la grand'salle, on introduit notre homme avec son ours. Le juif présente à son jeune élève une Tephilah ordinaire, cette fois sans miel. L'ours ouvre le livre, touche de la langue le premier feuillet, et, n'y trouvant pas de miel, passe en grognant au second, sur lequel il recommence le même manège, et ainsi, tout en faisant entendre des broum, broum, de plus en plus accentués, à mesure que son impatience s'accroît, il tourne toutes les pages du livre, toujours cherchant un miel que jamais il ne trouve. Enfin, quand il est arrivé au dernier feuillet, le juif triomphant s'écrie : "Vous voyez, Messeigneurs, que mon ours sait parfaitement lire l'hébreu".
 Les gentilshommes confus de la fâcheuse aventure, s'avouent vaincus. Cependant l'un d'entre eux émet un doute :
- Je ne nie pas ton « habileté, juif, mais ce que fait ton ours, est-ce bien ce qu'on appelle lire l'hébreu ?
- As­surément, repartit le juif, et si vous ne m'en croyez pas, allez à B..., vous verrez si ce n'est « pas ainsi que l'on dit le Schir Hayichoud.

Le rabbin n'acheva pas. Le parness avait compris l'apologue, et il remercia chaudement son hôte. Mais on dit que, moins conservatrice que par le passé, la communauté de B..., à l'instar de celles des grandes villes, a supprimé la lecture de ces longs et monotones poèmes, que l'on expédiait sans les comprendre, et en estropiant la plupart des mots.


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