Le Benschen

Page de garde du Birkath Hamazon ("Benschen") :
actions de grâces dites à la fin du repas
Il y avait près de quarante ans que Lazare Schneider avait quitté son petit village d'Alsace pour tenter de faire fortune en Amérique. Il avait pleinement réussi et sa maison était une des plus considérables de Chicago, mais il s'y était fait peu de relations. Il avait vécu à l'écart, ne voulant appartenir à aucun de ces groupements qui se forment dans ces immenses cités américaines, où les sympathies qui résultent d'une communauté d'origine, se compliquent souvent d'affinités confessionnelles.

Schneider était israélite ; il s'était appliqué à ne pas le laisser savoir. Même on prétendait qu'il était assez mal disposé à l'égard des juifs ; non qu'il eût jamais fait entendre de paroles malsonnantes à leur sujet, mais il paraissait éviter d'entrer en rapport avec les israélites qu'il était amené à rencontrer ; lorsqu'une vacance se produisait dans son personnel, on avait cru remarquer que parmi les candidats, il éliminait les juifs de préférence.

Si l'on avait su de quelle famille pieuse il était issu ! Son père était d'une orthodoxie rigoureuse, et la vie que Schneider avait menée jusqu'à l'âge de vingt ans, était presque tout entière faite de pratiques religieuses. Il avait été habitué à dire trois fois par jour ses prières, à lernen dans les grandes occasions, à observer tous les jeûnes du calendrier hébraïque et c'était même là ce qui avait été la cause de son départ de la maison paternelle. Un jour, il s'était révolté contre tant de minutieuses observances, et, comme son père lui demandait, à la fin d'un repas, de dire à haute voix les grâces,  il refusa nettement et annonça la résolution qu'il avait prise de quitter sa famille. Le lendemain, il s'en allait, laissant son père et sa mère irrités ;  ils ne lui pardonnaient pas sa détermination et lui refusèrent leur bénédiction. Son jeune frère, enfant souffreteux et chétif qu'il aimait beaucoup, venait de célébrer sa majorité religieuse. Il ne devait pas longtemps survivre au départ de son aîné.

Depuis ce moment-là, Lazare Schneider s'était tenu à l'écart de ses coreligionnaires. Ses affaires avaient prospéré, et cependant il ne paraissait pas heureux. Sombre, taciturne, il menait une vie retirée. Il semblait indifférent à tous, et parfois cette indifférence allait jusqu'à une misanthropie qui n'était pas sans amertume. Bien qu'il fût peu expansif et qu'il s'abandonnât peu, il lui était arrivé de se départir en faveur d'un ou deux de ses employés d'un silence qu'on croyait dédaigneux. Une fois, il avait paru honorer de sa confiance un jeune Allemand qui s'était peu à peu révélé antisémite déterminé, et qui l'avait quitté pour essayer à côté de lui une concurrence déloyale. Récemment il s'était séparé d'un certain Abraham, qui croyait se bien faire venir de son patron en médisant de ses coreligionnaires ; ce contempteur d'Israël avait usé à l'égard de son chef de procédés peu délicats, et Schneider, faute de preuves, avait dû le laisser aller indemne.

D'ailleurs, depuis quelque temps, il semblait que la raideur de Lazare Schneider s'atténuât un peu ; son aspect devenait moins rogue, une sorte de tristesse douce venait par instants tempérer ce que sa voix et ses gestes avaient de trop rude. Il était arrivé à ce moment de la vie, où l'on cesse de regarder devant soi le but à atteindre, où l'on se retourne pour voir le chemin parcouru, et son enfance, son adolescence se présentaient à lui, avec tout un cortège de souvenirs attendrissants. Ah ! s'il pouvait encore réparer le mal qu'il avait fait aux siens, le mai qu'il s'était fait à lui-même ! Du moins, pouvait-il espérer se relever à ses propres yeux par quelque bonne action. Il avait vieilli sans femme, sans enfants, sans parents; à qui allait-il confier l'entreprise qu'il avait fondée ?

Il avait remarqué parmi ses employés deux jeunes gens, nommés, l'un, Louis Simon, l'autre, Jules Bernard, qu'il supposait israélites. Lorsqu'il les avait admis dans sa maison, en l'absence d'indication précise, il n'avait pas cru devoir faire d'enquête à ce sujet. Il s'était réservé de s'informer plus tard. Puis, il n'y avait plus songé. Il s'était habitué à les voir à ses côtés ; chacun d'eux s'acquittait d'une manière parfaite de la tâche qui lui était assignée : cela lui suffisait. Un jour pourtant, dans un de ces moments de mélancolie, qui mettait quelque abandon dans ses manières, il avait demandé à Jules Bernard, quelle était sa religion. Le jeune homme avait évité d'abord de répondre catégoriquement, et il avait fallu quelques pares encourageantes de Schneider pour le décider à avouer sa qualité d'israélite. Encore Bernard avait-il cru nécessaire de se montrer très tiède à l'égard de ses coreligionnaires. En une autre circonstance, il avait posé la même question à Louis Simon. Celui-là n'avait pas eu un moment d'hésitation : il avait pâli, puis ramassant toute son énergie, comme lorsqu'on va s'exposer à un grand danger, il avait déclaré presque d'un ton de défi, qu'il appartenait au judaïsme. A la suite de cette conversation, Lazare Schneider avait dû le rassurer sur son sort, tant il l'avait vu alarmé.

Lampe de Shabath en cuivre
Dès lors, il s'intéressa plus particulièrement à eux et s'entretint avec eux d'une manière plus familière. Un jour, Lazare Schneider les prit à part et les invita à dîner chez lui. Personne, dans tout Chicago, n'avait dîné chez Lazare Schneider. La surprise des jeunes gens était donc bien naturelle. La villa qu'habitait Schneider était assez éloignée du centre de la ville. Depuis quelques mois, il en avait transformé la salle à manger ; il avait fait venir de loin divers objets qui en avaient modifié l'aspect. Dans cette pièce froide et meublée à l'américaine, il avait fait dresser de vieux bahuts aux formes massives ; sur les murs se détachaient des eaux-fortes représentant des scènes de la vie juive et, en bonne place, un tableau symbolique, un Mizrach, indiquait la direction de l'Orient. Une magnifique lampe juive aux cuivreries étincelantes éclairait la table. Lazare Schneider avait engagé récemment une cuisinière alsacienne et le menu du repas était à peu près semblable à celui que les israélites de l'Est de la France ont plaisir à trouver le vendredi soir.

La conversation avait ce caractère particulier de n'être pas véritablement un échange de pensées. Lazare Schneider provoquait des confidences de la part de ces jeunes gens et parlait peu de lui-même.

Après le dessert, il y eut un moment de silence ; la figure de Schneider s'était assombrie ; il songeait qu'il y avait quarante ans à pareille époque qu'il s'était assis pour la dernière fois à la table de son père, et il évoquait en lui-même le souvenir de la discussion qui avait amené son départ. Alors, se tournant vers ses hôtes, il leur demanda de bien vouloir dire les Grâces, et il offrit cet honneur à Jules Bernard qui s'excusa, alléguant son insuffisance. Cependant on le vit essayer de rassembler ses souvenirs ; il fit entendre quelques lambeaux de phrases estropiées, mais dut renoncer à continuer. Du reste, c'était là une coutume très surannée, dit-il, dont l'intérêt lui avait toujours échappé.

Louis Simon accepta de prier à sa place. Élevé pieusement par des parents pauvres restés en Europe et auxquels il envoyait presque tout ce qu'il gagnait, religieusement attaché à ses souvenirs d'enfance, il se croyait, pendant qu'il chantait sur le ton traditionnel les bénédictions consacrées, transporté au milieu des siens. Sa voix tremblait d'une émotion contenue pendant que se déroulaient les actions de grâces. Lazare Schneider avait écouté avec attendrissement ; son visage s'était comme détendu, on eût dit qu'il s'était transfiguré en entendant ces prières qui n'avaient plus frappé ses oreilles depuis quarante ans ; ses yeux étaient humides de larmes. A peine Louis Simon avait-il prononcé la bénédiction finale sur le vin, que le vieillard se leva de sa place, alla vers le jeune homme, et le prenant dans ses bras : "Restez fidèle à vos souvenirs et à vos traditions, lui dit-il ; continuez à pratiquer le précepte mosaïque et à honorer vos parents ; c'est la meilleure façon de vous assurer le bonheur pour votre vie entière."

Quelques semaines plus tard, on apprenait à Chicago que Louis Simon succédait à Lazare Schneider.


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