LA REPRESENTATION DE LA MORT
chez les Juifs d'Alsace
Professeur Freddy RAPHAEL
(les sous-titres sont de la Rédaction du site)

Parmi les systèmes symboliques qui définissent une culture, importe par excellence l'attitude que chaque groupement humain élabore devant la mort. En effet, quand un être humain meurt, à l'événement organique se surajoute un ensemble complexe de croyances, d'émotions et d'actes, qui lui donnent sa dimension particulière. Le corps du mort est l'objet de soins précis, qui ne relèvent pas de l'hygiène mais d'un souci de pureté, en même temps qu'est réaffirmée la nécessité d'accomplir un rite qui assure à la personne disparue une survie dans l'au-delà ou dans l'imaginaire social. En effet, la société traditionnelle, comme le souligne Jean Baudrillard, se sent menacée par tout événement individuel qui ne peut entrer dans le circuit d'échange et de communication. Aussi la mort physique se voit-elle transposée dans un système de signes, où elle n'échappe plus à l'échange collectif. Par cette intégration symbolique, les morts redeviennent des partenaires dans l'échange social. Quels que soient leurs sentiments personnels, les survivants sont contraints à manifester leur douleur selon un code préétabli et à modifier leur genre de vie coutumier. La mort est l'objet d'une représentation collective dont la complexité et l'évolution dans le temps sont propres à chaque culture.

Chez les Juifs d'Alsace s'est forgée, au cours des siècles, une tradition originale. Les exigences rigoureuses de la loi juive, développées par une longue chaîne interprétative se sont enrichies d'éléments empruntés aux cultures rhénane et alsacienne. Le système symbolique de la culture juive n'a pas intégré ces éléments sans leur faire subir de profondes modifications de sens. Plus que le code qui structure le deuil, et qui n'est lui-même que l'expression de la vision de la mort dans le Judaïsme universel, ce sont les démarches, les attitudes et les rites spécifiques des Juifs d'Alsace que nous envisagerons ici.

La mort, dans les communautés juives d'Alsace, constitue un phénomène socio-culturel ; tout est entrepris pour assurer la sérénité de celui qui affronte le grand passage, pour l'entourer d'une chaude solidarité. Par delà la crise à laquelle doivent faire face certains de ses membres, la collectivité recrée son unité en suspendant la hiérarchie sociale et en redécouvrant une simplicité égalitaire. Il n'y a pas de véritable panique car, à travers la mort de l'un des siens, la société juive n'est pas confrontée à sa propre vulnérabilité. Celui qui meurt ne disparaît pas, mais franchit une étape nouvelle. Cependant, la mort introduit une brèche et constitue une épreuve redoutable car le Mal est tenace. De nombreux rites ont pour but de tracer une frontière entre les deux domaines, mais aussi d'affirmer l'espérance messianique de la résurrection dans la terre promise.

Le respect manifesté à l'agonisant

Le respect du mort, Kevod ha-meth, constitue l'un des principes fondamentaux du judaïsme. En Alsace il a été mis en pratique avec un soin scrupuleux et a profondément marqué de son empreinte la vie collective des Juifs. A cela s'ajoute le profond respect qu'ils témoignent pour la douleur des survivants, la compassion sobre mais active qui s'exerce à leur égard.

Jusqu'à son dernier souffle, l'agonisant doit être considéré comme une personne vivante jouissant de tous les droits et de tous les privilèges réservés à chaque être humain. Il convient de lui rendre visite et de l'assister en récitant des psaumes. Un code minutieux définit la conduite qu'il faut adopter à l'égard de celui qui souffre. Dieu lui-même, selon l'interprétation traditionnelle du Psaume 41: 4, est présent aux côtés du malade et le "soutient sur son lit de douleur". Aussi, et les implications psychologiques de cette injonction sont évidentes, le visiteur ne doit pas rester debout près du lit du malade, ni le dominer, mais s'installer plus bas que lui. De même, si le malade ne parvient plus à parler qu'avec difficulté, il ne faut pas s'approcher de lui mais rester dans l'antichambre et prendre de ses nouvelles.

Le malade a lui aussi des devoirs durant cette période critique. Il doit donner la dîme de ses gains, ne pas faire de promesse vaine, et ne pas humilier le pauvre qui vient lui demander l'aumône. S'il est trop démuni pour donner quoi que ce soit, il doit au moins lui parler avec gentillesse. S'il a insulté quelqu'un et qu'il est possible de joindre cette personne, on doit la quérir afin qu'il lui demande pardon. Mais en aucune façon l'homme ne doit être privé en sa mort. Dans cette épreuve suprême, il a le privilège d'apercevoir Dieu lui-même ; ainsi qu'il est écrit dans l'Exode : "Nul homme ne peut Me voir et vivre".

Jusqu'au milieu du 19ème siècle, lorsqu'il sent que sa mort est proche, le Juif d'Alsace requiert la présence de sa famille et de ses domestiques pour leur donner sa bénédiction. "Le malade se fait laver les mains, puis ordonne à chaque membre de s'avancer à tour de rôle". Etendant ses mains au-dessus de leur tête, il les bénit à l'aide de la formule suivante : "Que l'Éternel tourne sa face vers toi et te donne la paix ! que l'Esprit de Dieu repose sur toi, l'esprit de sagesse, d'intelligence et de la connaissance de la crainte de Dieu" (1). Ce qui caractérise ainsi la dernière étape du Juif sur terre, c'est la quête de la sérénité.

Tout doit être mis en oeuvre afin d'aider l'agonisant à mourir apaisé. Aussi les personnes présentes doivent-elles se contrôler, éviter tout signe d'affliction et d'angoisse. On prie la famille proche de s'éloigner si elle ne parvient pas à cacher sa douleur, à la fois pour ne pas aviver sa souffrance et pour ne pas affoler ni faire de la peine à l'agonisant. Les femmes et les enfants de la famille sont priés de sortir de la pièce, de peur que leurs larmes ne brisent le coeur du mourant. Mais s'ils promettent de contrôler leurs réactions, ils peuvent rester car leur présence est un réconfort pour le malade.

Lorsque le Juif est sur le point de s'en aller "par la voie de toute la terre" (Josué 23:14), ceux qui l'assistent doivent lui suggérer avec tact, sans l'alarmer inutilement, de réciter le Viduy. Cette prière, par laquelle l'homme avoue ses fautes et implore la miséricorde divine, constitue le moment le plus important de la préparation à la mort. L'agonisant confesse ses fautes, en répétant la prière que chaque Juif prononce au seuil de la nouvelle année lorsqu'il va comparaître devant le juge suprême. Les dernières paroles qui s'échappent de la bouche du mourant proclament l'unité de Dieu : "Ecoute Israël, l'Eternel notre Dieu l'Eternel est un". Rien ne devait être entrepris qui puisse hâter sa fin. Cependant, lorsque son agonie se prolongeait (er liegt in Gsisse), il était d'usage de déposer la clef de la synagogue sous son oreiller. Afin "qu'il passe sans souffrance de vie à trépas", on enlevait de dessous la tête du mourant les coussins contenant des plumes de poules ; à la suite de la relation existant entre les démons et cet animal, ces plumes étaient censées prolonger la fin.

La mort ne fait pas scandale, car elle est l'oeuvre de la volonté divine, et les décrets de Dieu sont justes. Quand il semble que toute vie s'est éteinte, "un membre de la famille s'approche du chevet du moribond et lui place une plume légère sur les lèvres pour constater s'il reste encore trace d'un souffle, et s'il reconnaît que l'ange exterminateur a accompli son oeuvre, il fait un signe et tout le monde s'écrie : "Béni sois-tu, juge équitable". Le fils aîné, ou l'un des proches, s'avance alors vers le lit et ferme les yeux à celui qui vient de quitter ce lieu d'exil" (2). L'usage de fermer les yeux du mort est déjà attesté dans la Genèse (46:4), où Dieu dit à Jacob : "Je descendrai avec toi en Egypte et je t'en ferai remonter, et Joseph mettra sa main sur tes yeux". Chez les Juifs d'Alsace on justifie cet usage en affirmant que l'homme qui dans son agonie a eu le privilège de contempler la shekhina, la "gloire divine" présente parmi les hommes, ne doit plus rien voir de ce monde. On lie ensuite les mâchoires du mort, ainsi que ses pieds, et on dépose le corps sur le sol qu'on a préalablement recouvert de paille, car "la poussière doit retourner à la terre, selon ce qu'elle était" (Ecclésiaste 12:7) ; on place alors un morceau de bois sous la tête du mort. Ce rite s'appelle en Alsace Abheben (Sie heben ihn ab). Quand la cérémonie avait lieu le Shabath, on posait sur le corps du mort un morceau de pain.

La toilette funéraire

C'est encore le respect du mort qui constitue la caractéristique essentielle de la toilette funéraire, qui se nomme tahara, purification. Les membres de la Hevra, la "confrérie" qui accomplit cette mizva doivent s'abstenir de toute parole qui ne se rapporte pas au mort. Ils récitent la prière suivante : "Je déverserai sur vous une eau pure, et vous serez purifiés, je vous purifierai de toute impureté et de toute souillure" (Ezechiel 36:25).

La purification a lieu soit dans la demeure du mort, soit au cimetière dans un édifice aménagé pour cet usage, le beith tahara. On lave le mort sans jamais le découvrir, et on le sèche en prenant pareillement soin de ne pas le dénuder. Il convient de traiter le mort avec le plus grand respect, de ne pas fumer ni échanger de paroles inutiles. Puis on revêt le mort d'habits de lin blanc dépourvus de tout ornement, et ne comportant pas la moindre tache. La longue robe à larges manches, le sarjenes, est la tunique dans laquelle tout Juif se drape aux "Jours Redoutables", Rosh ha-shana et Yom Kipour, quand il se présente devant Dieu pour être jugé, pour implorer sa miséricorde, et pour proclamer que seuls "le repentir, la prière et la charité" peuvent infléchir la sentence ultime. "On l'habille de la tunique blanche qu'il a revêtue an dem langen Tag dans la synagogue", écrit A. Margaritha au 16ème siècle (2).

L'origine du terme sarjenes, qui est propre aux Juifs d'Alsace et de la vallée du Rhin, est controversée : certains le font dériver du grec serikon, qui est souvent utilisé dans le Talmud pour désigner un habit d'apparat, d'autres affirment que l'origine en est le terme ancien français serge. Tel un manteau, on enroulera ses épaules dans une pélerine plissée, appelée Falter.

C'est la hevra des femmes qui coud les habits mortuaires, en prenant bien soin de ne pas faire de noeud. En effet, le principe d'efficacité sympathique, qui est à l'oeuvre dans bien des manipulations magiques, a conduit nombre de cultures à conférer un caractère maléfique aux noeuds. De même que dans certaines communautés juives on prenait soin de dénouer les cheveux de la fiancée avant son mariage et d'ouvrir tous les noeuds dans les habits des mariés, les Juifs de la Vallée du Rhin veillaient à ce qu'il n'y ait point de noeuds dans les habits mortuaires. Pour justifier cette pratique, ils se référaient au livre de Daniel, qui attribue aux magiciens le pouvoir de "défaire les noeuds". En fait, ils subirent fortement l'influence de leur entourage germanique.

On drape également le défunt dans le talith, le châle de prières, qu'il avait l'habitude de revêtir durant les offices et lorsqu'il priait chez lui ; puis on en coupe les franges : "On lui posa sur les épaules son talit, dont les extrémités venaient s'entrelacer dans les doigts de manière à faire figurer à chaque main les trois lettres hébraïques shîn, daleth, yod, exprimant le nom sacré de l'Eternel, le Dieu des vivants et des morts" (4). L'évocation de Dieu dans sa toute-puissance, en tant que protecteur, par les trois lettres du nom Shaday, est une arme des plus efficaces pour mettre en déroute les esprits maléfiques. Pour marquer l'unité et la continuité de la vie, il était d'usage que les jeunes femmes mettent de côté leur robe de mariée, afin qu'elle serve à confectionner le sarjenes, le linceul dans lequel on devait les enterrer. En outre, leur habit mortuaire comportait en Alsace le Stortz, un fin voile de mousseline blanche servant à recouvrir le visage.

Le respect dû à la personne humaine exige également que l'on veille à conserver l'intégrité du corps. "On laisse au mort tous les objets précieux qu'il portait au moment de son décès sans avoir égard ni à l'importance ni au prix : bagues, joyaux diamants... On place à côté de lui les draps et la chemise qui le recouvraient à ses derniers moments... " (5). Le fil de laine qu'une vieille femme, telle une Parque, déroule pour mesurer le cadavre, appartient lui aussi au mort et doit être enterré avec lui.

Le cadavre n'est l'objet d'aucun culte et tout contact avec lui est source d'impureté. Mais si le corps sans vie est simplement le meth, le "mort", on se garde bien d'oublier ce que fut le vivant ; on ne parle pas en Alsace d'un parent décédé sans dire "miner Edde selig", "minni Memme selig" ("mon défunt père", "ma défunte mère") ; l'expression selig a une connotation d'affection et de respect. Lorsque des gens plus instruits mentionnent le nom d'un mort, ils ajoutent généralement alav ha-shalom, "que la paix soit sur lui" ; zikhrono li-vrakha, "que son souvenir soit une source de bénédiction", ou encore zekher zadiq li-vrakha, "que le souvenir du juste soit une source de bénédiction".

Le pardon et la déchirure

Deux rites précédant l'inhumation sont significatifs du respect auquel a droit tout être humain de la part de ceux qui l'entourent, et aussi de la brisure qu'introduit sa disparition. Il s'agit de la me'hila, le "pardon", et de la kerya, la " déchirure".

Lorsque le mort repose dans le cercueil, ses proches vont mehile brajen : on soulève le couvercle du cercueil et à tour de rôle, "en portant la main sur le chausson de lin du Mess [Mort] ils disent ces simples mots : Liever Edde (Lievi Mame), ich braï dich Mehila, Gott tsevor une dich denoch ; wenn ich dir ebs tslad getan hab, sei mers mohel " cher père (ou chère mère), je demande pardon, à Dieu d'abord, à toi ensuite ; si je t'ai offensé et fait de la peine, pardonne-moi". Lorsque le mort faisait partie de la hevra, les responsables de la confrérie se groupent autour de lui et prononcent la même formule, en ajoutant simplement : "Ich sag Dir di Hafrüsse off " ou " Ich kendig die Kippe an der Hefre" : "Je te donne congé de la confrérie".

Quant à la kerya, la déchirure qui doit être opérée dans les vêtements de l'endeuillé, son origine remonte à l'époque biblique où elle symbolisait déjà la brisure de la séparation. Lorsque ses fils lui rapportèrent la tunique de Joseph souillée de sang, Jacob déchira ses vêtements (Genèse 37:34). La personne en deuil se tient debout, et à l'aide d'un couteau le bedeau fait une mince déchirure dans sa veste de haut en bas, sur le côté gauche pour les parents, sur la droite pour les autres membres de la famille. "Le chamess..., tirant un couteau de sa poche et saisissant le revers du vêtement de Marem, y pratiqua une coupure et le sépara en deux par une large et bruyante déchirure" (6). Parfois, l'affligé élargit lui-même la déchirure jusqu'à ce qu'elle ait la dimension requise, la largeur d'une main, et il prononce la bénédiction : " Béni sois-tu, Eternel mon Dieu, Roi de l'univers, Juge équitable ".

L'enterrement et les premiers jours de deuil

L'enterrement doit avoir lieu le jour même, à moins que le soin d'honorer le mort et de réunir sa famille ne requiert précisément un délai. Ce qui caractérise l'enterrement, la Lefaje (levayat ha-meth, " l'accompagnement du mort"), c'est un silence impressionnant. "On se réunit dans la cour. Les derniers arrivants se rapprochaient des autres sans les saluer, sans leur parler. On ne salue pas, on ne se parle pas, dans la maison d'un mort " (7).

Le rabbin prononce, dans la maison mortuaire ou bien à l'entrée du cimetière, le hesped, l'éloge funèbre du disparu. Le discours doit être sobre et bref, et il est interdit de louer exagérément le décédé ou de lui attribuer des qualités qu'il ne possédait pas.

Il convient également de témoigner, en réconfortant les endeuillés (nihum avelim), d'un profond respect pour la douleur d'autrui.

Avant de quitter le cimetière, tous ceux qui sont présents s'alignent sur deux rangs, et lorsque la famille en deuil passe devant eux, les assistants répètent la formule : "Que le Tout-Puissant vous console avec tous les autres endeuillés de Sion et de Jérusalem". Cette formule les réintroduit à la fois dans le destin de la communauté juive, qui porte la déchirure de Sion, et parmi tous ceux qui font face à la même épreuve.

Durant les sept jours suivants, qui correspondent à la période durant laquelle Joseph "pleura son père", les endeuillés demeurent reclus, assis sur un sac ou sur un tabouret. Erckmann et Chatrian dépeignent dans le Blocus un homme qui vient de perdre son enfant, "assis sur un sac de cendres, les pieds nus, la tête penchée".

S'il convient de rendre visite aux personnes en deuil, il ne faut point les abreuver de paroles inutiles sur le destin inexorable de tout homme, mais s'asseoir à leur côté et partager leur silence jusqu'à ce qu'elles s'adressent à vous. Dans le livre de Job il est dit que les amis "s'assirent par terre à ses côtés pendant sept jours et sept nuits, sans prononcer une seule parole, car ils voyaient combien sa douleur était grande". Il ne faut point se lamenter ni se répandre en propos futiles. "C'est pendant ces huit jours, qu'hommes et femmes de la communauté viennent faire leurs visites de condoléances. On entre dans la chambre mortuaire sans frapper, sans saluer. On va chercher une chaise, on s'assied près de ceux qu'on vient ainsi consoler, on compose son visage sur leur visage, on soupire pour leur montrer qu'on partage leur chagrin ; mais on ne leur dit rien, à moins qu'ils ne vous adressent la parole "(8). Les Juifs d'Alsace ont ainsi élaboré un code complexe définissant les attitudes significatives du deuil et de la compassion, qui se caractérisent par la sobriété et la retenue, témoignages d'un respect authentique.

 
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