MEHILE BRAJE
Prière du Pardon
par Daniel Warschawski

"Gott zuvaor un dir drnoch sei mirs mochel"
" ראשונה אלקים ואחריו אתה אנא מחול לי" - "D'abord Dieu, et après lui, veuille me pardonner"
Prière traditionnelle dite en Alsace au cours de l'enterrement d'un père ou d'une mère (Arthur Zivy Elsasser Yidish).

Dans la tradition des juifs ashkénazes de la vallée du Rhin (Minhag Reinuss) à laquelle appartient la tradition alsacienne (Minhag Elsass), il existe une tradition connue sous le nom de "Mehile Braje" ("prière du pardon"), cérémonie durant laquelle on chausse un chausson au pied droit du mort (selon une autre tradition, on touche le doigt de pied du défunt) et on lui demande pardon.
Dans le cadre de nos recherches sur les traditions alsaciennes, nous allons essayer de comprendre le fondement ainsi que les raisons de cette tradition. Je voudrai remercier le Rav B.S. Hamburger qui m'a fourni les données nécessaires pour mes recherches en lui souhaitant la bénédiction "כי בי ירבו ימך ויוסיפו לך שנות חיים" 'C'est grâce à moi que se muliplieront tes jours et que te sront ajoutés des années de vie" (Proverbes 9:11).

La Tahara et le linceul

Selon la tradition ashkénaze, la Tahara (purification du corps du décédé faite par la Hevra Kadisha) est soumise à des règles strictes datant du moyen âge (voir l'article du rabbin Edgard Weill). Parmi les nombreuses règles fixées par nos maîtres, nous citerons celles concernant l'habillage du mort avant sa mise en bière. Ces règles sont fondées sur la tradition transmise de générations en générations jusqu'à nos jours.

Selon le Maharil (Rabbi Jacob ben Moche Halevi de Mayence, 1365-1427) et le Rokeah (Rabbi Eliezer de Worms, 1160-1230), le décédé est habillé des habits suivants: un chapeau (appelé מצנפת), un pantalon, une chemise, un manteau de lin (en yiddish deutsch: Sargueness), une ceinture, un col et une paire de chaussons courts (voir le livre : Traditions de la communauté juive ashkénaze d'Amsterdam de Rabbi Yehouda Brileman). C'est l'habillage du chausson au pied droit du décédé qui fait l'objet de notre étude.

Les statuts de la Hevra Kadisha “Fonds de bienveillance“ de Frankfort sur le Main

Les traditions alsaciennes sont très proches de celles qui ont cours à Frankfort et qui se fondent sur les traditions fixées par le Maharil. Les traditions concernant l'enterrement sont décrites dans une brochure publiée en 1890. Deux articles des statuts concernent notre étude : Article 21 : " Si le décédé était membre de la Hevra Kadisha, la tradition est de lui demander pardon avant que l'on fasse la toilette du mort (טהרה). Le vétéran d'entre les membres de la Hevra tiendra l'extrémité du pied du défunt (fusspize), prononcera la prière de convenance et on libère le défunt de son appartenance à la confrérie".
Article 22 : " L'habillement : On demande aux enfants mâles du défunt de lui mettre le chausson au pied droit et on les encourage à demander pardon au défunt".

D'après les statuts il y a deux stades : Le premier : si le mort faisait partie de la confrérie, avant de faire sa toilette, le doyen de la Hevra Kadisha tient le doigt de pied du défunt et demande pardon au nom des membres de l'association.
Le second : après avoir mis le linceul, on demande aux fils du défunt de mettre le chausson au pied du défunt et de lui demander pardon (Me'hilo).
Un défunt non membre de la Hevra n'a pas droit au premier stade.

Le Me'hilo Praien ou le Mehile Braje (prière de demande de pardon)

La demande de pardon du mort est faite par la Hevra Kadisha et par les fils (et non les filles) du défunt.
Dans le livre de Samuel Blach Judische Braeuche aus dem ehemaligen Kurhessen il est écrit : Après que le défunt ait été posé dans son cercueil (donc après l'habillage du mort), on demande pardon (Mehilo Praien). Dans un premier temps le doyen de la Hevra Kadisha (contrairement à la tradition citée ci-dessus où seul le membre de la Hevra a droit à la Me'hilo Praien) récite cette prière standard :

Lieber ich prai dich Mechilo
Hann ich dir was zu leid getan
So sei mirs Mochel
Mir zuvor Gott darnor
Cher Untel fils d'Untel je te demande Me'hilo
si je t'ai porté préjudice
Pardonne moi s'il te plaît
Au départ tu es à moi et après à Dieu

Selon Blach, si la personne décédée était membre de la Hevra, on ajoutera: "Kindig dir auch die Kippe and der Chewro" ("Tu es libéré, ainsi que la kippa (!!), de toute association").

Avant la mise en bière dans la maison du défunt on fait la cérémonie dite "Mehilo Praien" des proches du décédé dans laquelle le plus proche parent chausse au pied du mort un chausson en déclarant "Sei mir mochel wenn ich dir was Boeses getan han" (Pardonne-moi si je t'ai offensé).

Il y aurait donc trois demandes différentes (et non plus deux comme à Frankfort) :
• Celle faite par la Hevra à un décédé non membre de la confrérie, avec la formule "standard", dite au cimetière
• Celle faite par la Hevra à un décédé membre de la confrérie, avec le rajout, dite au cimetière
• Celle faite par le fils (avec habillage de chausson) dite avant l'enterrement.

Cas spéciaux :

Dans le livre Makom Chenahaguenou, sur les traditions de la ville de Barhaffen, le rabbin Uri Chraga Rosenstein traite des cas spéciaux :
  1. S’il n'y a pas de personne endeuillée sur place, un membre de la Hevra devra chausser les chaussons au mort. Voir livre du Rokeah (lois sur le deuil) ainsi que Totsaoth Ha'hayim édition Roedelheim : "On chausse des chaussons comme troisième vêtement après le pantalon".
  2. S’il y un endeuillé sur place, c'est à lui de mettre les chaussons. Voir la tradition de Frankfort ci-dessus. Selon cette coutume on honore l'un des fils du décédé en lui demandant de chausser le mort. Et selon le Livre des traditions d'Amsterdam, "On fait des chaussettes courtes pour le mort et c'est le fils qui chausse le défunt".
  3. Si une femme décède, c'est la Hevra, et non le fils, qui l'habille lors de la toilette. Les raisons de cette "discrimination" est la modestie (tsniouth). Voir Shoulhan Arouh Yoré Déa selon lequel "l'homme ne se courbe pas pour lacer les souliers de sa femme alors que la femme le fait pour le mari". Voir aussi Responsa "Vechav Verapé" sur la tradition ashkénaze hollandaise du Yabetz (Yaacov Emden - 1698-1776).

Après avoir compris le "comment" de la tradition, avec ses nuances locales, nous avons essayé de comprendre le "pourquoi" de celle-ci.
En partant de l'idée que toute tradition a ses raisons, j'ai cherché celles du Mehhile Braje.

Le grand spécialiste des coutumes ashkénazes, Rav Hamburger, suite à ma demande de bien vouloir me diriger sur la question du pourquoi de cette tradition m'a répondu, qu'à sa connaissance aucun décisionnaire ne l'a justifiée.
Si c'est le cas, pourquoi et sur quelles base la tradition ashkénaze s'est-elle permis de créer ex nihilo cette tradition qui a force de loi, alors qu'il n'y a pas de "lacune" dans la loi ?

Règle générale: la force créative de la tradition
L'auteur du Shiboulé Halekheth (Tzidkiya fils d'Abraham le médecin, Rome 1220-1225) écrit : "Il existe une obligation de garder les traditions datant des premiers maîtres (ראשונים) comme il est écrit dans le Talmud de Jérusalem : la tradition prime sur la loi". De même, Rachi (1040-1105) explique (Le livre du Pardess) "Les Israélites, s’ils ne sont pas prophètes ils sont au moins fils de prophètes, et chaque groupe (formant ensemble les Israélites) ont des traditions ancestrales que l'on doit préserver… Lesdites traditions ont force de loi et nous n'avons pas le droit de les changer ou de les annuler" .

Cas spéciaux justifiant l'annulation de la tradition
Selon la Masseheth Sofrim, (traité talmudique traitant entre autres des diverses traditions ayant cours en Israël et n'ayant pas de source dans le Talmud de Babylone) chapitre 14 loi 18 : "La règle générale n'a de valeur que si la tradition en question est fondée sur l'opinion des premiers maîtres (ראשונים). Toute autre tradition non fondée sur la loi est une tradition sans fondement qui doit être rejetée".

Fondements et exigences de la loi sur la purification d'une personne décédée :
Avant de voir quelles sont les positions de la tradition sur les lois concernant la purification, il est nécessaire de préciser quelques notions de base :
• Les "Rishonim" sont les érudits qui ont vécu du onzième au quinzième siècle alors que les "Aharonim" sont les érudits ayant vécu depuis le quinzième siècle.
• Le "Mehile Braje" fait partie de la "טהרה" ("purification" de la personne décédée).

Sources et exigences halakhiques des traditions concernant la pureté des morts
Contrairement à la majorité des traditions, celles qui concernent le traitement des morts n'a pas de base halakhique [de jursiprudence religieuse].
Chez les Rishonim :
Maïmonide dans son code (loi sur le deuil (4:1) ainsi que le Colbo (Provence 1300), écrivent au sujet de la purification des morts: "Il s'agit d'une coutume suivie par les Israélites".
Rabi Eliezer de Worms (le Rokeah") décrit une tradition basée sur son maître Rabbi Juda Hahassid selon laquelle "on lave la tête du décédé avec un champoing composé de vin et d'œuf".
Pour plus de détails sur les us et coutumes de la purification à l'époque des Rishonim, voir le livre de Rabbi Aharon Hacohen de Lunel (contemporain du Colbo) Orehoth Hayim, ou encore le livre de Yossef Dila Reine (kabbaliste espagnol du quinzième siecle) Perek Michnath Hameth.
Chez les Aharonim :
Les Aharonim ont ajouté des traditions à celles transmises par leurs maîtres (voir le livre Guecher Hahayim de Rabbi Toukatchinsky, rabbin contemporain et sommité en la matière. Voir aussi l'article du professeur Rabbi David Golinkin sur les sources des traditions concernant la purification des morts).

On peut donc définir la Mehile Braje comme une tradition ancestrale faisant partie des multitudes de traditions transmises de générations en générations sans avoir de base halakhique mais ayant force de loi.

Pour ne pas rester sur notre faim, nous allons essayer de trouver des éléments qui nous permettrons de réfléchir sur la raison de cette tradition (cette explication n'engage que l'auteur de cette étude) .
Nous avons vu que la "Mehile Breje" fait partie de la טהרה (purification), que le fils du mort tient le gros orteil de son défunt père en lui demandant pardon avant de coiffer le mort d'une Mitsnefeth (chapeau), pièce d’habit parallèle au chapeau du grand prêtre (appelé lui aussi Mitsnefeth).
Dans le chapitre 14 du Lévitique (section Metzora) il est écrit à propos de la purification du lépreux guéri : "Le pontife prendra du sang de ce délictif, il en mettra sur le lobe de l'oreille droite de celui qui se purifie, sur le pouce de sa main droite et sur l'orteil de son pied droit" (traduction de Rav Saadia Gaon). Nous sommes en présence d'éléments communs à la purification du lépreux et au sujet de notre travail.
Rabbi Isaac Karo explique (Toledoth Itzhak sur le Lévitique) que l'orteil droit fait allusion au l'adage : "soit circonspect dans ta démarche quand tu te rends dans la maison de Dieu" (Ecclésiaste 4:17). La lèpre est une punition pour celui qui a fauté contre la société, et son éloignement de la société, ainsi que le fait qu'il doit se raser tout le corps (y compris ses sourcils) est une étape nécessaire que le fauteur doit franchir (humiliation) pour réintégrer le peuple après un long éloignement de cette même société contre laquelle il a péché. Ce pécheur (considéré comme "mort vivant" selon Hizkiya ben Manoah, connu comme le Hizkouni, France début du treizième siècle) devient par l'acte du "retour sur soi même" l'égal du grand prêtre.
La personne décédée, comme le lépreux, après avoir rempli son rôle dans ce monde, demande par l'intermédiaire de son fils (les prêtres dans le lévitique) le "pardon" (Mehile) pour pouvoir se présenter devant Dieu aussi pur que le grand prêtre après le service de Kippour.


Traditions Judaisme alsacien
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