RUMPELSBUCH
David Schnée

Edition Nouvelles Traces ; 2021 ; livre illustré de 193 pages ; format : 15x21com ; ISBN : 978-2-490258-04-8 ; 32 €

Néologisme judéo-alsacien, Rumpelsbuch signifie "le livre des remue-méninges". Il renvoie à la tradition de la Rumpelsnacht, "la nuit du reme-ménage, qui a lieu au terme de la Pâque juive. Rumpelsbuch est un récit, un livre de cuisine, de souvenirs... Il se veut aussi objet de partage avec le lecteur, d'ouverture avec puedeur du cercle familial. Partage qui a vocation à déclencher les propres souvenirs du lecteur.
Les recettes familiales sont le "pré-texte" à l'évocation de souvenirs et d'anecdotes de l'enfance. Ces témoignages de mémoires culturelles et cultuelles accèent à l'universalité en faisant "goûter" la différence.
Rumpelsbuch est un livre que l'on déguste article par articles, dans l'ordre de leur rédaction ou en picorant en gré des pages.

Extrait du livre :

"Je ne saurai confondre la gastronomie et les traditions culinaires familiales. Si la première demeure occasionnelle, les secondes se prêtent avec bonheur au quotidien.
Ces traditions culinaires (délicatesses, plats, gourmandises…) sont associées à d’autres sensations que le goût, à plein d’autres émotions que la joie des saveurs et à une multitude de pensées que la seule mémoire.
C’est par l’évocation de ces mets, leur recette associée à leurs histoires, que je souhaite me souvenir de mon enfance et réveiller la richesse simple de cet âge d’or … d’où l’on déduira peut être que cette part de la tradition familiale peut servir de philosophie de vie."

POT AU FEU
Rien de plus universel en Europe qu’un pot-au-feu, rien de plus variable aussi d’une famille à l’autre. J’ai mangé toute sorte de pot-au-feu au cours de mes 40 premières années, ils étaient tous succulents, mais aucun ne ressemblait à un autre. Leur seul point commun était la chaleur et la convivialité d’un plat partagé dans le cadre intime d’un foyer. Mais je pressens bien que cette intimité doit être poussée plus loin que le repas d’un soir pour goûter entièrement à la symbolique, propre à chaque famille, attachée à ce plat. En matière de pot-au-feu, j’en ai bien connu deux sortes : celui de Charles, mon grand-père paternel, et celui d’Alice, ma grand-mère maternelle. Le premier était quelque chose de rare, le deuxième relevait d’une tradition religieuse. Ingrédients :
500 grammes de plat de côte désossé
500 grammes de jarret de bœuf
500 grammes de paleron
5 carottes
2 poireaux
¼ de céleri rave
1 oignon piqué de clous de girofle
1 branche de persil
1 feuille de livèche
Préparation du pot-au-feu :
Ajouter une pincée de gros sel et recouvrir d’eau puis porter à ébullition avant de laisser mijoter durant une heure et demie.

La tradition religieuse hébraïque était portée par mon grand-père maternel. Tous les vendredis, la maisonnée d’Alice et de son mari Adolphe s’affairait pour accueillir le Shabath. Les occupations courantes étaient remises à plus tard, on se lavait, on s’habillait, comme pour les grands jours, puis on se rendait à la synagogue. Adolphe fut, après guerre, le Hazan, le chantre, de la communauté juive d’Erstein. Ses chants étaient si beaux, que leur réputation avait dépassé le cadre communautaire.
Parfois, l’oncle Fernand (le plus jeune des deux frères d’Alice) qui arrivait de Sarrebrück, rendait visite à la petite famille pour le Shabath. Il n’avait pas d’enfant, était célibataire et il aimait revoir ses trois nièces. Un jour, regardant dans la casserole, il s’étonna : "Es leue meh aye nie a’s a russ / Eh bien ! Il y a plus d’yeux qui regardent ce bouillon, que d’yeux qui me regardent." Et pour cause, ma grand-mère le dégraissait. Pour ce faire, il était systématiquement préparé la veille. C’était le plat incontournable des festivités. Si chaque fête avait ses plats spécifiques, elles s’ouvraient immanquablement par un pot-au-feu. En entrée, le bouillon était agrémenté de Matzeknepfele, des boulettes de pain azyme. Ingrédients :
6 cuillères à soupe de farine de pain azyme
1 cuillère à soupe de graisse d’oie
2 œufs
Sel, poivre, gingembre
Préparation des Matzeknepfele :
Bien mélanger tous les ingrédients et former de petites boules que vous plongerez dans l’eau bouillante.

Différence notable avec babepa Charles qui, dans la plus pure tradition alsacienne, confectionnait des Manriknepfele, des boulettes à base de moelle. Ingrédients :
150 grammes de moelle
2 œufs
75 grammes de chapelure
1 cuillère à soupe de farine
1 cuillère à soupe de semoule fine
4 branches de persil
Sel, poivre et noix de muscade
Préparation des Marigknepfele :
Hacher le persil finement. Incorporer tous les ingrédients à la moelle. Former des petites boules avec la masse et les plonger dans l’eau bouillante pour les pocher.

Chez les Weill, la moelle était cuite dans le bouillon. Avant d’entamer le plat, mamie retirait les os afin que babepa Adolphe puisse la tartiner et y parsemer une pincée de sel sur des tranches pré-coupées du Berches, le pain au pavot qui avait servi pour le Kiddoush (les bénédictions avant le repas). Alice laissait ces tartines à son époux et ses filles, préférant sucer la "substantifique moelle" des alvéoles des os qui avaient mijoté si longtemps. Le plat principal pouvait alors être dressé. Il était composé de la viande de bœuf et des légumes qui avaient cuit dans le bouillon.

Lorsque Charles préparait un pot-au-feu, les garnitures étaient composées de roïgebradeldi, c’est à dire des patates rissolées, et de salades fraîches : betteraves rouges, carottes râpées et céleri rémoulade. Autre différence notable : le condiment qui relevait la viande était dans un cas du raifort, dans l’autre de la moutarde. Charles avait une grande estime pour le pot-au-feu de mamie Alice, mais, pour autant, il n’a jamais modifié sa recette. Ce faisant, il nous faisait goûter les distinctions culturelles existantes entre l’art culinaire alsacien et judéo-alsacien.

Le pot-au-feu ne s’épuisait pas en une soirée : il en restait encore assez pour constituer des repas en semaine. Les légumes étaient finis rapidement. Puis, lorsque le bouillon touchait à sa fin, elle battait un œuf et de la semoule de blé dur qu’elle versait en fin de cuisson pour le rendre plus consistant. Le mélange était immédiatement saisi par la chaleur et formait des "Kremselich". Enfin, la viande était utilisée comme base d’une Fleishsalad, une salade de viande, ou raffinement suprême, coupée en petits dés et dressés sur un plateau garni de diverses crudités de saison. Ainsi, elle servait d’entrée froide et variée à un menu de la semaine. C’est que mamie Alice mettait toujours les petits plats dans les grands. Le jour le plus banal de la semaine avait droit à une entrée, un plat et un dessert. Elle tenait cette habitude de sa mère Rosalie, qui elle-même la tenait de sa belle-mère Adèle, qui dans son jeune âge avait servi des familles bourgeoises à Paris. Lorsque Rosalie se maria avec mon arrière-grand-père Emile à Marckolsheim, elle maintint cette tradition qui accompagna leur fille Alice dès son enfance.

La plupart de ces souvenirs m’ont été rapportés et transmis par ma mère : ils ne sont pas de première main. Cependant, leur récit agrémenta dès mon plus jeune âge les repas shabbatiques ou festifs auxquels mes grands-parents maternels nous invitaient, compensant ainsi le silence dans lequel Adolphe était désormais muré par la maladie d’Alzheimer.
Je reconstituais une tradition familiale judéo-alsacienne rurale avec ces souvenirs rapportés, l’éducation religieuse que je recevais, l’ambiance chaleureuse des discussions et … les plats de mamie Alice. Cependant, il m’a fallu longtemps pour constater mon enracinement profond à cette tradition. En effet, pour le petit enfant que je fus, ces fêtes n’avaient rien de réjouissant et, si ce n’était la soupe de ma grand-mère, leur perspective me faisait plutôt faire la soupe à la grimace. Ces tablées me paraissaient ennuyeuses et je ne me rendais pas compte qu’une fois tous réunis une joie certaine m’animait (des photos en témoignent), loin de l’ennui que je me figurais a priori. C’est donc de manière souterraine que mon identité culturelle se construisait. La prise de conscience intervint au début de ma vie d’adulte, par les détours de l’anthropologie et de l’introspection. Je constatais à ma manière des éléments stables dans les sociétés humaines malgré les variétés de formes qu’elles pouvaient prendre. Je relisais les textes fondamentaux du judaïsme et force m’était de constater que la construction de ma personne avait aussi été guidée par ses principes. Alors je crus que quelque chose avait été perdu dans ma construction : le temps était passé, certains des ancêtres qui auraient pu témoigner de cette tradition n’étaient plus. C’était oublier que les récits se transmettent, que les souvenirs se mobilisent, que l’on s’approprie les traditions … bref, que je n’étais pas une "casserole vide", mais qu’à la manière du bouillon de ma grand-mère, je pouvais rallonger la soupe, l’enrichir de toute sorte d’aliment, l’agrémenter de toute sorte de sauce, l’apprêter de toute sorte de manière … Ce serait aussi une façon, singulière certes mais ancrée dans la tradition, de recevoir et transmettre un patrimoine.

PFIDELICH
Alice, ma grand-mère maternelle, a de tout temps confectionné des gâteaux à base de pain sec : bien avant que je naisse, ou que ma mère ne naisse, avant même qu’elle n’épouse mon grand-père. Cette tradition doit remonter aux années 20, lorsqu’elle était jeune fille (ma grand-mère est née un peu plus d’un an avant la première guerre mondiale, en février 1913). Mais je me rends compte en écrivant ces lignes que sa propre mère et avant elle l’une de ses grand-mères … devaient déjà en leur temps cuisiner ces gâteaux. Ingrédients :
1 baguette de pain sec
4 à 5 pommes
1 verre d’amandes moulues
1 verre de raisin sec
250 g. de sucre semoule
1 cuillère à café de cannelle
1 cuillère à soupe d’eau de vie
1 pincée de sel
4 œufs
Préparation :
Tremper le pain sec dans l’eau. Pendant ce temps râper finement les pommes après les avoir épluchées et épépinées. Essorer le pain et mélanger aux pommes râpées. Ajouter les amandes moulues, les raisins secs, le sucre, la cannelle, l’eau de vie, le sel et les œufs. Mélanger, de manière à rendre la préparation homogène.

La préparation pouvait subir quelques altérations. Il arrivait par exemple que ma grand-mère introduise de la banane dans la masse, ce qu’aucun d’entre nous n’appréciait. De fait, l’innovation n’était pas toujours heureuse. Mais il arrivait qu’en la matière, dictée par l’inspiration ou par la nécessité, elle découvre de nouvelles recettes. Ces fantaisies, ces "spreng à la vanille" comme elle pouvait les qualifier, étaient donc diversement appréciées. C’est, qu’en matière de cuisine notamment, on n’ajoute ni ne retranche impunément un élément, voire même ne modifie sa mesure, sans modifier sa nature. Plus généralement, les puristes qualifient la moindre modification d’une recette comme un sacrilège. Dans la famille, nous considérions cela comme une tentative plus ou moins réussie d’innovation. Par exemple, la tarte tatin, si réputée, n’est-elle pas le résultat d’une erreur de préparation ?

Mais revenons à notre recette, il existe deux modes de cuisson :
- La première consiste à remplir un moule plus ou moins profond avec la préparation, puis à recouvrir généreusement d’amandes concassées et saupoudrer de cannelle et de sucre, afin de caraméliser le tout durant la cuisson au four. En ce cas, le gâteau se nomme Choleth.
- La seconde manière d’apprêter ce mélange à base de pain sec, consiste à rôtir dans une poêle généreusement huilée, de petites masses de la préparation, confectionnées à l’aide de deux cuillères à soupe, si bien que les Pfidelich ont une forme plus ou moins ovale et de petite taille : comme le suffixe judéo-alsacien "-elich" l’indique ces gâteaux sont petits, mignons. Il convient, délicatesse ultime, de les rouler dans un mélange de sucre et de cannelle à la sortie de la cuisson.

La première fois que je goûtais à ce gâteau je devais avoir quatre ans. Après le repas je me trouvais comme souvent dans le salon pour tenir compagnie à mon grand-père, assis dans son large fauteuil et silencieux. C’est alors que ma mère m’a convié à la rejoindre dans la cuisine. Devant la gazinière, d’où émanait une douce odeur, ma grand-mère et ma tante préparaient quelque chose. Je n’avais pas remarqué qu’un plat était déjà bien garni de pfidelich. Timide, ma grand-mère dut me tendre elle-même un pfidelich tout frais. Je mordis la croûte et dans la pâte onctueuse, encore tiède. Les traits de mon visage durent se détendre, car ma grand-mère sourit. J’en demandais poliment un deuxième et cette fois-ci ma sœur m’accompagna dans cette dégustation avant l’heure du goûter. Un an à peine après cette découverte, je questionnais ma mère :
- Maman, connais-tu la recette des pfidelich ?
- Non, pourquoi ?
- Eh bien, il faut que tu demandes à mamie Alice la recette, parce que le jour où elle mourra il n’y aura plus de pfidelich !
- … !
Ma mère ne me pris pas tout de suite au sérieux, mais l’idée dut trotter dans sa tête et quelques mois plus tard elle m’annonçait :
- Tu peux être rassuré à présent, mamie m’a transmis la recette des pfidelich.
Rassuré je ne l’étais qu’à moitié, car à ma joie de pouvoir faire perdurer la tradition des pfidelich se mêlait la tristesse qu’un jour ma grand-mère Alice disparaîtrait. Cela advint vingt ans plus tard, mais c’est une autre histoire.

Ainsi, cette tradition culinaire n’a pas disparu avec ma grand-mère. Ma sœur et son épouse me demandent régulièrement d’en confectionner pour leur fille : ma nièce Margot. Et ce, pour ma plus grande joie : je ne saurai décrire l’émotion que me procure l’enfant qui chipe un pfidelich encore tiède et sortant de la poêle alors que j’ai le dos tourné, tout affairé à la cuisson de ces gâteaux. Sans le savoir, il reproduit ex-nihilo un geste de mon enfance, lorsque Mamie faisait rôtir pour ma sœur, Rachel, et moi ces gourmandises. Leur geste me rappelle le sourire en coin d’Alice, provoqué par notre petit larcin et je souris aussi. Mais est-ce de leur geste innocent ou du souvenir de ma grand-mère ?"

CONTACT ÉDITEUR :
Nouvelles Traces, 54 avenue Thiers, 33100 BORDEAUX
https://nouvellestraces.com/
nouvellestraces@gmail.com
06.44.86.46.56


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