LES ORPHELINATS JUIFS DU BAS-RHIN
1850-1950
Rabbin Claude HEYMANN

Extrait de Carrefour d'Histoire Religieuse ERCAL, Chapitre 19, Publication 2004
avec l'aimable autorisation de l'auteur


Au milieu du 19ème siècle, les juifs alsaciens désormais bien implantés dans les zones urbaines, tant économiquement que culturellement, créent un certain nombre d'institutions charitables. Qui fut à l'origine des orphelinats juifs, celui de Strasbourg pour les filles et celui des garçons à Haguenau, quelle fut leur place au sein de la communauté juive d'alors et quel a été leur mode de fonctionnement ? Voici les questions auxquelles nous voudrions répondre au travers de cette études.

Pendant tout le 19ème siècle, on assiste à la création de divers orphelinats bien qu'il soit courant, encore à cette époque, qu'oncles et tantes ou même grands-parents recueillent les orphelins de leur proche famille. Fréquemment, lorsqu'un des parents décède, une tante, ou une belle-soeur restée célibataire, rejoint le parent survivant, pour l'aider quelque temps (1). Mais les orphelinats trouvent sans doute leur raison d'être dans l'existence d'une population indigente incapable de subvenir à ses besoins en général et de faire face à ces circonstances en particulier. On estime habituellement que le pauvre possède au moins quelque chose, ses bras pour l'aider à vivre au quotidien, alors que l'indigent n'a pas de quoi subsister (2). Ce sont donc le plus souvent les femmes, les enfants et les vieillards qui forment le gros de cette catégorie.

Dans tout le département l'indigence est, en milieu juif, très importante. En 1856 (3), 12.5% des indigents du Bas-Rhin sont juifs alors que ces derniers ne représentent que 7,8% de la population totale. Dix ans plus tard, les juifs ne sont plus que 3,3% de la population, ils forment 6,8% de la totalité des indigents, toutes religions confondues. Cette tendance se retrouve aussi au niveau local à l'exception du canton de Saverne ; les données sectorielles recouvrent donc bien les chiffres du département tout entier. La situation des juifs du point vue social reste toujours critique, la judéité est souvent synonyme de pauvreté. Ainsi (4), à Duppigheim vers 1860, par exemple, un tiers des chefs de famille est marchand de chiffon, le plus souvent itinérants (5).

Autre effet de cette misère importante : le départ. La situation pousse nombre de juifs à s'expatrier : on tente sa chance à Paris, à Lyon ou on fait voile vers l'Amérique. Notons aussi que la forte concurrence au sein des professions juives traditionnelles telles que le commerce de bestiaux et la récupération, elle aussi facteur d'appauvrissement, pousse les juifs en dehors des districts ruraux. Entre 1846 et 1855, période de crise économique, le flot se fait régulier. Le Consistoire israélite du Bas-Rhin pense même créer un organisme visant à faciliter l'émigration vers les Etats-Unis, organisme qui ne verra jamais le jour (6).

Une bourgeoisie juive existe néanmoins. Petite par le nombre, mais très entreprenante et très concernée par le sort de ses coreligionnaires, elle est disposée à les aider. Les hommes et les femmes "aux affaires" à cette époque, nés au à la fin du 18ème siècle ou sous le Premier Empire, sont tous marqués par l'émancipation des juifs votée en 1791 : c'est encore un sujet d'actualité ! Les descendants de Cerf Berr (7) et consorts veulent faire oublier l'image du juif agioteur et fruste. L'idée est, depuis les écrits de l'abbé Grégoire, à "la régénération". La bourgeoisie israélite veut aider ses coreligionnaires à sortir de la médiocrité, soit en décrochant un travail manuel stable, soit en empruntant la voie royale des études. Dans le même ordre d'idée, nous trouvons à la tête de l'Alliance israélite universelle, créée en 1860 à Paris, plusieurs Alsaciens dont Charles Netter (1826-1882), qui rêvent de tirer les juifs d'Orient de la misère et d'en faire des disciples des Lumières.

L'orphelinat israélite de jeunes filles de Strasbourg

Dès 1852 (8) se constitue, à Strasbourg, un comité d'aide aux orphelins garçons et filles, mais l'orphelinat ne voit le jour que dix ans plus tard. Comme souvent, qu'il s'agisse d'institutions juives ou non d'ailleurs, des dames patronnesses (9), sensibles à la misère qui les entoure, forment un comité d'aide et, dix ou vingt ans plus tard, au vu de besoins grandissants, ce même comité fonde une institution plus importante, prenant en charge les nécessiteux d'une manière plus globale et ne se contente plus de leur fournir des aides ponctuelles. En 1862 donc, un comité de juifs strasbourgeois se dorme pour mission de fonder un orphelinat israélite. Un premier appel définit ainsi le but de la future institution :
"Pourvoir aux besoins physiques et moraux des enfants, élever les filles pour être créées en service sous le patronage de l'administration, donner aux garçons une éducation professionnelle qui les mette à même de gagner honorablement leur vie, développer enfin, les facultés spéciales de l'orphelin dans le cas où il montrerait des dispositions exceptionnelles pour une carrière libérale, tel est le but à poursuivre, il en résultera le double avantage de procurer à la société de braves ouvriers, et aux familles des serviteurs élevés dans les vrais principes de la foi israélite, rehaussées par le travail" (10).

L'appel de 1862 est un véritable tournant dans l'action du comité d'aide, qui se dote de moyens plus importants pour créer une véritable institution.

Pourquoi la première institution fondée s'adresse-t-elle aux filles plutôt qu'aux garçons, alors que l'appel de 1862 les concerne les uns et les autres ? Sans doute l'existence de l'École israélite des arts et métiers (11) destinée aux garçons explique-t-elle pourquoi le comité se mobilise d'abord pour accueillir des filles. On peut aussi supposer qu'une des urgences à traiter à l'époque est celui des dots, problème dans bien des cas presque insurmontable. L'orphelinat de jeunes filles pouvait, dans l'esprit de ses fondateurs, aider à vaincre cet obstacle, d'une manière ou d'une autre : soit en leur procurant un métier - chose somme toute rare à l'époque et qui pouvait faire de la jeune fille en question un parti intéressant -, soit en constituant tout simplement une dot au profit de leurs protégées. Mais le manque de fonds pourrait tout simplement expliquer cette carence, comme le suggèrent les fondateurs de l'orphelinat de garçons de Haguenau quelques décennies plus tard (12).

L'orphelinat est donc inauguré le 2 février 1862 sur le quai de l'Abattoir à Strasbourg, avec à sa tête le comité des dames et la directrice, Henriette Blum. Dès l'année suivante, on compte dix fillettes hébergées. Quelque temps après l'ouverture, le comité annonce triomphalement que les jeunes filles accueillies "sans les notions les plus élémentaires de l'instruction, étrangères à des habitudes d'ordre et de propreté, inhabiles aux travaux manuels les plus simples" avaient subi "en peu de temps une étonnante transformation". Les directrices qui se succèdent sont toujours célibataires et, comme les institutrices de l'époque, font pratiquement oeuvre d'apostolat en embrassant cette carrière. Au niveau institutionnel, le Grand Rabbin de Strasbourg est, de droit, président d'honneur du comité. Si sa présence est fortement marquée - il fait partie du petit comité d'hommes prenant en charge les questions financières importantes et reste une référence religieuse -, le conseil de l'orphelinat est uniquement composé de femmes gérant l'institution au jour le jour.

Dès 1863, le comité dépose un dossier pour être reconnu institution d'utilité publique, mais la demande est rejetée : le ministre de l'Intérieur argue qu'une donation récente, bien qu'importante (50.000 francs), "ne lui assure que des ressources bornées et [qu'] elle ne possède pas encore la maison où sont recueillis ses pupilles, son élévation à la vie civile est donc prématurée". En 1870, vingt-deux filles fréquentent à l'orphelinat.

Une vingtaine d'années plus tard, le comité, dans une lettre adressée à Madame Alphonse Dreyfus de Paris, présidente honoraire, envisage un, déménagement. L'orphelinat est locataire d'un immeuble rue de l'Ecarlate, appartenant semble-t-il à l'Hospice Elisa. Mais ces locaux sont vétustes et trop exigus ! On constitue alors un capital en vue d'effectuer les travaux nécessaires, capital aussi exigé pour faire admettre l'orphelinat parmi les institutions d'utilité publique. Les difficultés administratives enfin surmontées, le 11 juillet 1868, l'orphelinat obtient ce fameux titre. Pour palier le manque chronique de place, on loue des appartements supplémentaires dans le quartier, mais la question d'un grand bâtiment fonctionnel reste à l'ordre du jour.

Les jeunes filles quittent assez tôt l'orphelinat, puisqu'il faudra attendre 1918 pour que la limite supérieure soit fixée à dix-sept ans. Il est vrai qu'on entre, à l'époque, en apprentissage à quatorze ans et qu'il est dès lors difficile de garder les jeunes en institution une fois ce cap franchi. Ceci explique la création, en 1908, par Laure Weil (1875-1952), à la tête de la société strasbourgeoise Les Abeilles, d'un home destiné aux jeunes filles ayant terminé le collège ou déjà entrées dans la vie active. Cette oeuvre complétait heureusement le dispositif des oeuvres sociales à l'intention des jeunes filles juives du département.

D'après les comptes rendus, le nombre de jeunes filles oscille pour la période 1896-1902 entre trente-deux et trente-quatre pensionnaires. La capacité d'accueil maximale est limitée à trente-deux ou trente-trois lits. Au vu des nombreuses demandes d'admission qu'il est contraint de refuser, le comité cherche une solution. Il évoque trois possibilités :

  1. bâtir un immeuble en tâchant d'obtenir le terrain de la ville ;
  2. utiliser un entrepreneur qui bâtirait à ses risques et périls et auquel l'orphelinat serait loué ;
  3. l'achat ou la location d'un immeuble qui convient.

Grâce à un don exceptionnel de 50.000 francs et aux démarches du Dr Gustave Lévy, président du Consistoire israélite du Bas-Rhin, auteur d'un rapport sur l'insalubrité de l'édifice actuel, un bâtiment est cédé par la ville à des conditions très favorables : il s'agit d'un immeuble déjà aménagé situé au 23 rue Séllenick. Celui-ci est inauguré le 26 mars 1902. Avec de nouveaux locaux modernes et spacieux, l'orphelinat peut accueillir durant les années 1906-1908 quarante fillettes dans de bonnes conditions.

Parmi les dames du comité chargé de veiller à la bonne marche de l'institution, nous trouvons quelques noms connus : Ratisbonne, Wildenstein, Aron, etc. Au début de la Grande guerre, en août 1914, l'orphelinat est évacué à Francfort sur le Main, mais il revient sur les bords de l'Ill en décembre de la même année, grâce à l'intervention du grand rabbin de l'époque, Adolphe Ury.

Après guerre, les charges de l'établissement deviennent particulièrement lourdes ; en effet, les réserves placées en marks ont fondu, et bien que l'orphelinat ait perçu quelques indemnités de la part du gouvernement français, la gestion financière devient particulièrement difficile. Le banquier Asch, trésorier, réussit malgré tout à maintenir les comptes en équilibre. Alors que plusieurs institutions ferment à cette époque, celle-ci réussit à subsister malgré le krach de 1929 (13).

Dès la prise du pouvoir par les nazis, les premiers réfugiés allemands font leur apparition. L'orphelinat israélite de jeunes filles ouvre toutes grandes ses portes pour accueillir les enfants perdues et désemparées arrivant tous les jours par le pont de Kehl, souvent sans leurs parents, occupés à liquider leurs affaires de l'autre côté du Rhin.

L'orphelinat israélite de garçons de Haguenau


Fondé bien avant la Grande guerre, l'orphelinat israélite de garçons de Haguenau se greffe en fait sur un établissement existant déjà depuis longtemps, la maison de refuge israélite. Et pour bien comprendre la genèse de l'orphelinat, il est important de faire un rapide historique de l'OEuvre de refuge israélite de Haguenau, la maison-mère. La maison de refuge est en réalité l'héritière de ce que l'on appelait en yidisch-alsacien le hekdich, c'est-à-dire un asile pour indigents et plus particulièrement les vieillards en fin de vie, sans famille ni ressources (14). Fondée en 1852, l'OEuvre, aussitôt soutenue par la mairie, n'est déclarée d'utilité publique par Napoléon III que le 18 juillet 1866 (15). Il aura fallu quatorze années pour obtenir cette consécration. Notons que cette homologation fut plus rapide pour l'orphelinat de Strasbourg : il y avait sans doute urgence vu le nombre important de juifs indigents dans le Bas-Rhin à cette époque.

Les premiers statuts datent de 1865 et sont revus sous régime allemand en 1897. Les rapports entre l'institution et la communauté de Haguenau proprement dite marquent une certaine évolution, car la communauté n'est pratiquement pas mentionnée en 1865. Par contre, trente-deux ans plus tard, l'article 15 précise :

"Le Consistoire israélite disposera des biens meubles et immeubles de l'Institution dans la mesure où il tombera d'accord avec la communauté de Haguenau sur l'utilisation de toute la fortune" (16).
La communauté israélite devient, ès qualité, un partenaire incontournable de l'oeuvre. Le rabbin Marc Lévy (1842-1926), à l'origine de la fondation de l'orphelinat, est membre du conseil d'administration. Le rabbin de Haguenau en sera par la suite toujours le vice-président. Après la guerre de 1870, une grande partie du conseil d'administration opte pour la France, ce qui cause quelques perturbations. Mais, dès 1872, le comité peut affirmer :
"Nous sommes heureux de pouvoir constater que, malgré les charges que nous avions à supporter [du fait de la guerre], notre situation ne laisse rien à désirer" (17).

Le jeune Elie Scheid (1841-1922) - il a trente et un ans, futur historien des juifs d'Alsace et homme de confiance du baron Edmond de Rothschild - fait son entrée dans le comité en qualité de secrétaire.

Mais revenons à l'orphelinat et, en introduction, laissons la parole, à ses fondateurs :

"Lorsque, dans les années 1850, quelques nobles hommes et femmes de Strasbourg ont pris la décision de compléter les établissements de bienfaisance existant en Alsace par un orphelinat, l'idée du fondateur était qu'il fut ouvert aux garçons comme aux filles. Mais comme les disponibilités étaient insuffisantes, on s'est contenté provisoirement de créer un orphelinat pour fillettes dans l'espoir d'avoir, ultérieurement, la possibilité d'ouvrir un établissement semblable pour les garçons.
Cependant un demi-siècle s'est écoulé sans que cet espoir ne prenne corps ; un hasard heureux a voulu que maintenant ce besoin pressant se réalise. Au courant de l'été Monsieur A. M. Rehns, natif de Haguenau (18), mais habitant Paris, est revenu dans sa ville natale pour annoncer une bonne nouvelle à Monsieur Arthur Moch (1845-1910) et au rabbin Marc Lévy : pour honorer ses parents qui vécurent à Haguenau, et pour immortaliser leurs noms, il avait l'intention d'ériger une oeuvre de bienfaisance au profit des pauvres de Haguenau et de Shirrhein, berceau de sa mère. Cependant, Monsieur A. M. Rehns ne savait pas très bien quel genre d'oeuvre était nécessaire. C'est sur les conseils de Monsieur le rabbin Marc Lévy, épaulé par Monsieur Arthur Moch qu'il a décidé de créer un orphelinat pour enfants juifs où les orphelins juifs de toute l'Alsace-Lorraine pourraient être admis et qu'il porterait le nom de "Orphelinat israélite de garçons - Haguenau - Fondation A. M. Rehns".
Dans ce but, Monsieur A. M. Rehns a offert un capital dont les intérêts rapportent 3000 marks au Refuge israélite local dont l'administration, encouragée par l'approbation gouvernementale du 24 septembre 1903, entreprit la construction et l'agencement intérieur. La somme mise à disposition par A. M. Rehns ne devant servir qu'au fonctionnement de l'orphelinat, il fallait que les sommes nécessaires à la construction du bâtiment et à l'arrangement intérieur de l'établissement soient recueillies par des souscriptions. Les membres de la commission administrative du Refuge israélite ont maintenant lancé des campagnes de souscription, en particulier dans les principales communautés d'Alsace-Lorraine. Semblables actions ont été menées par Élie Scheid à Paris et d'autres ailleurs. Le gouvernement impérial a accordé une contribution unique de 2500 marks et la ville de Haguenau un soutien de 4000 marks. La construction a été entreprise sous la direction de l'architecte municipal Stoll, animé d'une noble générosité, oeuvrant pour cette bonne cause. Comme administrateurs de l'établissement sont nommés les époux Weill de Bischheim ; l'établissement a été ouvert le 15 octobre 1906 et, aujourd'hui, s'y trouvent déjà dix élèves. Que Dieu étende sa protection et sa bénédiction sur cette si noble cause" (19).

Une première remarque s'impose : la fondation de cet orphelinat due aux libéralités d'un riche coreligionnaire, Aron-Marc Rehns (1832-? ), ne peut se faire hors de l'oeuvre sociale déjà existante ; en effet, la petite communauté juive de Haguenau ne peut prétendre soutenir plusieurs institutions charitables indépendantes et l'OEuvre de refuge israélite va chapeauter la création de l'orphelinat et le faire profiter de ses différentes homologations, gages de sérieux et de stabilité. Par ailleurs, comme s'il n'était qu'une des sections de l'OEuvre de refuge israélite, l'orphelinat n'aura jamais d'existence juridique autonome.

L'orphelinat n'attend pas la construction du bâtiment de la rue Neuve pour ouvrir, mais il est évident que sans un home adéquat, il ne sera pas possible d'accueillir un nombre conséquent de garçons. Simon (1876-1933) et Caroline Weil (1875-1929), venant de Bischheim, arrivent en 1906 à Haguenau, au moment où s'achève la nouvelle construction pour prendre la tête de l'orphelinat. Qui assura la direction du nouvel établissement entre 1902 - date de sa fondation - et 1906 ? Y avait-il auparavant un directeur ou seulement des moniteurs ? A quel moment le besoin le besoin d'une réelle direction se fit sentir ? Nous n'en savons rien. Une chose est certaine, Simon Weil et son épouse prennent à cette époque la direction des deux entités, la maison de refuge et l'orphelinat.

Entre 1902 et 1910, dix-sept garçons fréquentent l'orphelinat, ils sont vingt-quatre dans les années 1910-1911 et trente-neuf en 1913. Le nombre d'enfants accueillis est très proche de celui de l'établissement correspondant pour les filles à Strasbourg. Vers 1916, se souvient un ancien, l'école juive de Haguenau réunit à la fois les enfants de l'orphelinat et ceux de la communauté. Plus de soixante-dix jeunes fréquentent, cette école sous la houlette de l'instituteur Picard (1867-1942). A la mort de Simon Weil, Sylvain Koch (1878-1941) et son épouse Jeanne (1878-1954) lui succèdent jusqu'à la veille de la guerre.

La guerre 1939-1945


Pendant la guerre, les deux orphelinats réfugiés sont réunis à Bergerac (Dordogne) et la direction est assurée en premier lieu par Maurice Dreyfus (20) de Colmar, professeur de physique jusqu'en 1942. Maître Jules Weil-Sulzer (21), docteur en droit, et son épouse lui succèdent, alors que rien ne les préparait à exercer cette profession. Homme ferme et déterminé, emprunt d'un fort sentiment de responsabilité et d'humanité, Weil-Sulzer se voue totalement, avec son épouse, aux enfants en détresse. Il y a, dans l'institution restructurée, non seulement des orphelins, mais aussi des enfants de déportés ou en attente d'être cachés et placés.

L'institution, située en pleine ville, rue Valette, jouxte le collège de jeune filles et prend ses quartiers dans des baraquements d'un confort spartiate, mais suffisant en ces moments difficiles. La vie est étonnement acceptable, malgré les restrictions en tous genres, raconte un jeune résident de l'époque. Les Weil-Sulzer font au mieux avec le peu qu'ils ont (22). On ne transige pas sur la propreté et Monsieur Weil est le maître incontesté de l'orphelinat.

Rappelons cependant que l'institution recevant des fonds du comité d'action sociale de Périgueux, Laure Weil et Fanny Schwab qui le dirigent interviennent fréquemment dans la gestion, surtout financière, de l'institution, ce qui ne se passe pas sans heurts. Les juifs réfugiés à Bergerac, au nombre de trois cents, apportent, sous la responsabilité de Pierre Claude, l'auteur de l'Or du Rhin, leur aide au financement de l'orphelinat.

Sur le plan cultuel, Armand Roos (1899-1922), professeur d'allemand en poste à Montbéliard avant-guerre, y enseigne l'hébreu. Les offices sont célébrés soir et matin, le béret est de rigueur pour les garçons. Le chantre Alphonse Raas (1871-1950) de Haguenau, qui habite Bergerac avec sa famille, y célèbre les offices des grandes fêtes avec l'aide de quelques jeunes, faisant partie, avant guerre, du choeur de la synagogue de Haguenau. L'orphelinat reçoit plusieurs fois la visite du grand rabbin René Hirschler et du rabbin Marx., lors de célébrations de bar-mitsva ou à l'approche des fêtes. L'établissement de la rue Valette est aussi un vrai centre communautaire (23).

Dans un rapport daté de mars 1943 (24), Jules Weil-Sulzer fait part de ses difficultés administratives dues à l'intégration de l'orphelinat dans I'UGIF créée par Vichy pour encadrer la communauté juive et la mettre à sa merci (25). Le nombre d'enfants varie entre quarante et cinquante et l'état général des jeunes est satisfaisant car "notre infirmerie est restée inoccupée depuis plusieurs mois", déclare le rapport. La scolarité se déroule, pour le primaire, dans l'orphelinat même et pour le secondaire au collège. Il n'est pas question de priver les jeunes de scolarité et leur formation n'est nullement négligée : même placés et malgré la guerre, ces enfants ont droit à une instruction, telle est la ligne de conduite de la direction.

L'été, certains jeunes participent aux camps scouts de la Fédération des Eclaireurs de France. Pendant les vacances, l'orphelinat reçoit des jeunes en provenance des villes qui profitent du bon air de la campagne et d'une meilleure sécurité. Selon ce même rapport, on place des jeunes comme apprentis, après le premier cycle, par exemple, chez un potier ou à l'imprimerie du journal l'Indépendant, d'autres entrent au collège. Au début de l'hiver 1943, les menaces de déportation se précisent, l'institution est dissoute et les jeunes placés dans des fermes aux alentours ou dans divers instituts chrétiens. L'ancien directeur continuera à rendre visite aux enfants dans leurs refuges de fortune durant les dernières années de guerre.

Au retour de la guerre


Après la tourmente, chaque comité se reconstitue, retrouve ses bâtiments, souvent en très mauvais état, les oeuvres sociales accueillent les orphelins de la déportation. En 1948, l'orphelinat israélite de jeunes filles, désormais appelé Les Violettes, rouvre dans ses anciens locaux. Le comité fait effectuer les travaux de remise en état nécessaires (26) pour accueillir les jeunes déportés ou enfants de déportés ; l'institution est désormais mixte.

Par ailleurs l'OEuvre de secours aux déportés ouvre une autre structure. D'autres, se trouvant dans la même situation, logent dans une autre structure, le Foyer des jeunes gens, dirigé par Alfred Blum, avenue de la Forêt Noire (27). Madame Israël (28), directrice des Violettes à sa réouverture en 1948, le restera jusqu'à sa retraite en 1966. Par la suite, Les Violettes s'ouvrent aux cas sociaux - filles uniquement -, tout en acceptant des résidentes fréquentant l'école juive Aquiba ; en effet, le nombre des jeunes filles originaires d'Alsace-Moselle venant à Strasbourg pour fréquenter cet établissement ne cesse d'augmenter.

L'orphelinat israélite de garçons de retour à Haguenau, désormais dirigé par Nathan Samuel et son épouse, anciens directeurs de la maison Les Hirondelles à Lyon, accueille quarante-cinq garçons et filles, dans le cadre des activités de l'OSE (29). Le nom de l'institution change aussi et la maison d'enfants Les Cigognes - c'est ainsi qu'elle se nomme désormais - a pour difficile tâche d'aider ces enfants à accepter une vie sans parents. Le couple Samuel, très marqué, non seulement par l'énorme catastrophe subie par les juifs mais aussi d'avoir échappé à la tourmente, entend entourer au maximum ces orphelins d'un genre particulier. En effet, certains ne comprennent pas qu'ils doivent maintenant vivre sans parents et les nouveaux directeurs désirent faire de la maison leur nouvelle famille (30).


La communauté juive alsacienne dans son ensemble, et celle de Strasbourg en particulier, se préoccupent dans le début du 19ème siècle des besoins des orphelins et des indigents. A cet effet, on fonde à Strasbourg en 1862 un orphelinat de jeunes filles, d'une capacité d'environ quarante pensionnaires, qui prend en charges les enfants en détresse. Quarante ans plus tard un orphelinat de garçons ouvre à Haguenau en 1902 et complète l'oeuvre existante pour les filles. Cet établissement également ira jusqu'à contenir une cinquantaine de garçons. Lors de la tourmente, les deux instituions fusionnent et se retrouvent sous une direction unique. Autre similitude : les deux institutions sont fondées dans le Bas-Rhin. On comprend facilement que Strasbourg, du fait de sa taille, abrite un orphelinat, par contre ceci est moins évident pour Haguenau, à moins que l'ancienneté de cette communauté et sa relative aisance en expliquent la présence.

Les deux orphelinats bénéficient, dès les origines, d'une opportunité, à savoir un don important, qui leur permet de s'établir durablement. Les membres des conseils d'administration sont d'un niveau social et culturel élevé, souvent francophiles (31). L'utilité de ces deux institutions, évidente pour les orphelins juifs de l'est de la France, permet aussi à la communauté juive de faire face à des afflux d'enfants imprévus, comme l'arrivée des réfugiés polonais, hongrois et allemands à partir des années 1920 ; elles joueront aussi un rôle important au retour de la déportation. Et malgré les aléas de la guerre les deux structures réussissent à survivre, elles sont toujours actives dans les années 1950. Mais, puisqu'il faut bien un mais, Les Violettes vont fermer au début des années 1990 et Les Cigognes une douzaine d'années plus tard. Les deux maisons avaient un peu plus d'un siècle, d'existence, sans doute la durée de vie normale de ce genre d'institution !

Traditions Judaisme alsacien Accueil
© A . S . I . J . A .