Il y a un an, en février 1995, un entre-filet des Dernières
Nouvelles d'Alsace annonçait une exposition au Muséum d'Histoire
Naturelle de Rouen. Cela nous a surpris, car il n'est pas dans les habitudes
de ce quotidien d'annoncer des manifestations dans des villes de province aussi
éloignées. Nous avons été encore plus surpris en
lisant le thème de cette exposition, L'oeuf et la plume,
consacrée à la broderie sur oeufs. Mais le comble de notre surprise
a été de voir que celui en hommage de qui l'exposition était
organisée, était un juif d'Alsace, Nephtalie Kahn de Scherwiller
(1865-1949) !
Ce brodeur d'oeufs, - les oeufs de Kahn - comme avait écrit un journaliste
facétieux, avait eu son heure de gloire et de célébrité
dans les années vingt à trente de notre siècle, où
ses oeuvres ont été exposées à l'occasion de diverses
manifestations nationales et internationales.
Nephtalie Kahn est né à Scherwiller,
dans le Bas-Rhin, le 6 juin 1865, fils cadet d'une famille de six enfants. Il
devient orphelin de mère à l'âge de deux ans et demi, et
c'est sa soeur Caroline, de vingt ans son aînée, qui l'a élevé.
Très tôt, l'enfant manifeste un goût artistique, et sera
fasciné - comme il raconte dans ses mémoires - par une petite
tapisserie qu'avait exécuté sa mère quand elle avait douze
ans, représentant le château de Pfastatt, d'où elle était
originaire.
A l'âge de onze ans son père l'envoie au collège de Sélestat,
où il s'intéressera particulièrement à l'histoire
naturelle et au dessin. Il quittera le collège à quatorze ans
pour aller en apprentissage dans une maison de commerce strasbourgeoise où
il restera sept ans, mais continuera à se perfectionner en dessin à
l'Ecole Municipale. En 1887, âgé de vingt deux ans, il quitte Strasbourg
pour entrer comme dessinateur dans une fabrique de tissus de Rouen, dont les
propriétaires, la famille Lang, était originaire du Haut-Rhin,
et dont il épousera une soeur, Eugénie. Nephtalie se mettra ensuite
à son compte et tiendra une affaire de demi-gros de 1900 à 1920.
Retiré des affaires, il s'installera dans la maison qu'il s'était
fait construire au Mont Saint-Aignan près de Rouen, et qu'il baptisera
"Aux oeufs brodés". C'est là qu'il se consacrera entièrement
à son art.
Nephtalie Kahn aimait volontiers raconter comment sa "vocation" lui
était venue : C'était en regardant la tapisserie de sa maman,
dont nous avons déjà parlé, et en suivant le jeu de l'aiguille
et du fil quand sa grande soeur reprisait des chaussettes, avec comme support
le classique oeuf en bois. Il est moins loquace quand il s'agit de décrire
sa technique et n'a jamais permis qu'on le vît travailler. Néanmoins,
il a laissé par écrit des notes sur son outillage, la manière
de le fabriquer, ainsi que sur sa façon de procéder
Il portait sur la coquille d'un oeuf de poule, d'oie ou d'autruche préalablement
vidée, rincée et séchée, puis durcie dans une solution
dont il a gardé le secret, le dessin préparatoire au crayon. A
l'aide d'un foret, il perçait les minuscules trous par lesquels les fils
de soie devaient passer. Il s'agissait souvent de milliers de trous (5.342 pour
l'oeuf aux armoiries de Rouen) distants parfois d'une fraction de millimètre
l'un de l'autre. Notre artiste effaçait ensuite le dessin à la
gomme, pour ne pas salir les fils de soie et brodait avec les aiguilles de son
invention. Aucun fil ne traverse l'oeuf de part en part ; tous les noeuds et
points d'arrêt se trouvent à l'intérieur. La "casse"
était évidemment très importante et il fallait 10 à
15 tentatives pour une réussite. "Il a un doigté d'aveugle,
un oeil de lynx, une adresse de prestigidateur", dira de lui un rédacteur
du Journal d'Alsace et de Lorraine dans un article du 11 juillet 1929.
L'artiste a exécuté des broderies à dessin géométrique,
mais surtout des oiseaux exotiques et des papillons, ainsi que des emblèmes
et des armoiries, dont celles de la ville de Rouen est sans doute son chef-d'oeuvre.
Il a signé la plupart de ses travaux d'un élégant monogramme
: N K S (Nephtalie Kahn Scherwiller).
Ce travail de préçision était devenu pour Nephtalie Kahn
une véritable obsession : "Depuis quarante ans je m'astreins à
un travail effroyable et passionnant. J'habite près de Rouen, dans une
maison blottie sous les roses, au chevet de la Seine. Mais je ne vois ni le
fleuve ni les fleurs. La loupe vissée dans l'orbite, je n'ai de regard
que pour mes oeufs, mes tyrans, mes maîtres".
Outre les oeufs brodés, Nephtalie Kahn a également peint des oeufs
avec une technique spéciale qui s'incrustait dans la coquille, qu'il
vitrifiait ensuite par un procédé qu'il n'a pas révélé.
Nephtalie Kahn a exposé ses travaux à l'exposition des Arts Décoratifs
de Paris, en 1925, ainsi qu'à différentes manifestations locales
entre 1926 et 1929. Ses oeufs ont figuré parmi les objets exposés
au pavillon de Normandie lors de l'Exposition Universelle de Paris, en 1937.
Ses oeuvres ont fait l'objet de nombreux articles de journaux et de revues dont
le Journal d'Alsace et de Lorraine (18.7.1925 et 11.7.1929), le Journal
de Rouen (6.10.1928 et 26.7.1931), l'Illustration (6.2.1932),
le Miroir du Monde (18.4.1936), la revue Rustica (N°580
bis, 1981) et Figaro Magazine (9.4.1982).
Malgré les offres qui lui ont été faites, Nephtalie n'a
jamais vendu une de ses oeuvres, mais en a offert à des amis ou à
des musées, comme le Musée Alsacien (1931) et le Museum d'Histoire
Naturelle de Rouen, auquel il a légué par testament une partie
de sa collection. N'ayant pas eu d'héritiers directs, l'autre partie
est revenue à un de ses petits neveux, M. Georges Rueff de Paris, qui
l'a aidé matériellement après la guerre. Ce dernier vient
de les léguer tout récemment à la ville de Rouen, à
condition que celle-ci s'engage à entretenir perpétuellement la
tombe de son grand'oncle.
Nephtalie Kahn avait d'autres cordes à son arc : il a fait breveter en
France et aux Etats-Unis un système pour collectionner et encarter des
reproductions de petit format ou des cartes postales. Il a fait éditer
des réductions en monochromie de tableaux de maîtres des grands
musées européens, auxquelles on souscrivait par abonnement, et
a créé un journal Picturama qui commentait ces reproductions
d'oeuvres d'art. Le tout devait former, dans l'esprit de Nephtalie, une collection
du patrimoine pictural européen. Les aléas économiques
après la première guerre mondiale ont fait échouer cette
entreprise.
La dernière guerre ne l'a pas épargné : déporté
à Drancy à l'âge de 80 ans, en janvier 1943, mais tombé
malade, il a été hospitalisé à l'hôpital Rothschild,
ce qui lui a évité d'être transféré en Allemagne.
Complètement ruiné, il s'est retiré dans une maison à
Mesnil-Esnard, en Seine-Maritime, où il est décédé
le 9 août 1949.
Nephtalie Kahn avait une haute opinion de lui-même ; n'écrit-il
pas dans une note manuscrite peu de temps avant sa mort : "S'il est un
homme qui, en ces temps où l'on ne s'étonne plus de rien, peut
néanmoins se flatter d'avoir suscité l'émerveillement général,
c'est bien M. Kahn de Scherwiller, créateur unique parmi les créateurs
et qui, au seuil de la quatre-vingtième année, a conservé
cette force secrète qui anime les êtres exceptionnels..."
? Il ne semble pas avoir fait d'émules dans l'art de broder les oeufs,
dont il est l'inventeur et, à notre connaissance, le seul représentant.
La municipalité de Rouen a donné le nom de "Rue des Oeufs
Brodés" à la rue où il a vécu et où
sa villa existe toujours.
Nepthalie Kahn est né le 6 juin 1865 à Scherwiller, à 40 km de Strasbourg et il est venu s'installer à Rouen en 1887. Entré comme dessinateur en tissus aux Etablissements Lang-Russer, il ouvrit en 1893 un petit magasin de tissus "Au Vrai Soldeur" sur la place du Vieux-Marché en attendant de fonder rue de Crosne sa maison de demi-gros qu'il tint de 1900 à 1920.
"Dans mon commerce où j'étais indépendant disposant de mon temps libre, les dimanches et jours de fête, ainsi qu'en été aux heures matinales, je m'occupais souvent des oeufs brodés, toutefois sans rien négliger de mon commerce". |
A Mont-Saint-Aignan, une coquette demeure, à l'enseigne énigmatique
"Aux Oeufs Brodés", intrigue toujours les
promeneurs.
C'est là que vivait paisiblement retiré l'inimitable brodeur d'oeufs.
"Il ne faut pas perdre de vue que, si la nécessité de gagner ma vie dès l'âge de 14 ans m'a lancé dans la voie du commerce, j'ai senti dans mon for intérieur l'amour de l'art depuis mon enfance". |
"Depuis quarante ans, je m'astreins à un travail effroyable et passionnant. J'habite, auprès de Rouen, une maison blottie sous les roses au chevet de la Seine. Mais je ne vois ni les fleurs ni le fleuve. La loupe vissée dans l'orbite, je n'ai de regards que pour mes oeufs, mes tyrans, mes maîtres". |
"J'ai actuellement encore sous les yeux un magnifique
petit tableau en broderie "au petit point" qui représente
le "Château de Pfastatt" que ma pauvre mère a brodé
à l'âge de douze ans, signé et daté : Judith
HAAS - 1837". "Lorsque des familiers venaient chez nous et exprimaient leur admiration sur les beaux travaux de ma mère, cela qu'impressionnait et éveillait en moi, dès ma tendre jeunesse, le désir de créer quelque chose en broderie, qui devait surprendre le monde par son originalité et sa beauté". "Avec l'âge ... j'ai eu la vocation de créer un art inédit en broderie, l'art des oeufs brodés". |
"En me creusant longtemps la tête pour savoir comment m'y prendre je pensai qu'il fallait commencer par le dessin. A l'école, à côté de l'enseignement élémentaire je m'appliquai avec ferveur à cette étude faisant pour mon âge passablement de progrès. Chaque fois que j'avais en mains un oeuf, je ne pouvais m'empêcher de crayonner des dessins dessus". |
"Mon professeur remarquait avec satisfaction mes
aptitudes pour le dessin et pour l'histoire naturelle. La botanique et la
zoologie m'ouvraient un champ vaste de variations de dessins que je rêvais
d'exécuter sur mes coquilles d'oeufs". "Un samedi après-midi faisant comme d'habitude de la peinture chez mon professeur ZIMMERMANN, un homme expliquait être membre d'une société des nobles d'Alsace-Lorraine. Ces messieurs avaient convenu entre eux que pour décorer leur salon, chaque membre devrait avoir accroché au mur, son blason, avec un encadrement dans les mêmes dimensions pour tous. Le professeur n'ayant pas le temps d'entreprendre l'exécution de ces blasons, me chargea de ce travail. Avec mes progrès appréciables dans le dessin et la peinture, je faisais de multiples essais de broderie sur oeufs" |
"Si vous saviez, monsieur, comme ils ont leur nature
propre, leur personnalité, leurs caprices ! Je les étudie
longuement, je choisis les plus lisses, les plus fins, les plus joliment
teintés. Puis, je prends ma scie et mes aiguilles et je commence
ma tapisserie. Parfois, au bout de trois mois d'efforts, une coquille casse,
et tout est à recommencer". "Un oeuf a des bosses et des creux qui ne sont jamais semblables. La variété en est infinie. Sur une centaine d'oeufs, il y en a tout juste un pour atteindre la perfection de l'ovale, dans sa ligne et dans sa symétrie. Cette perfection est également sensible au toucher. Car il y a des coquilles poreuses et vulgaires ; d'autres qui le sont moins ; d'autres qui sont élégantes, douces, satinées" |
N. Kahn disait que la personnalité des oeufs variait au moins autant
que celle des empreintes digitales.
D'un crayon léger, l'artiste traçait les contours du sujet retenu
: animal, armoiries ou combinaisons géométriques. Puis venait
l'opération du percement des trous.
"Pour le premier, c'est facile. J'en passe un second, puis un troisième, puis quatre, cinq, six. Au moment où le septième fil est tendu, une angoisse m'étreint et cela aussi souvent que le cas se présente. C'est tout noir autour de moi et quand j'ai réussi à passer le fil, l'effort consenti est tel que j'éprouve la violente sensation d'avoir reçu un coup de poing sur la tête". |
"Si le public croit que c'est plus facile, c'est
une erreur. On risque moins la casse ; cela n'a pourtant rien de commun". "L'oeuf d'autruche est quarante fois plus grand et la broderie ne doit pas être quarante fois plus grosse. Elle doit avoir la même finesse. Les trous sont aussi petits. Ce ne sont plus des trous, ce sont des crevasses". "L'épaisseur de l'oeuf d'autruche est de 2mm 1/2. Le trou percé, on a donc devant soit "un tube" dix fois plus profond que large. Avec cette molécule fine, la "périphérie" du trou est plus tranchante". |
Au moyen-âge et à l'époque de là Renaissance, les "oeufs d'autruche" furent fort en honneur dans les collections impériales et royales, mais jamais on ne tenta de décorer l'oeuf lui-même par une imperceptible broderie, et c'est ce qui fait la beauté du chef-d'oeuvre inventé et créé par M. N. Kahn de Scherwiller, le merveilleux brodeur.
"Celui qui voit l'écusson de Rouen a l'illusion qu'une étoffe est collée sur la coquille. Sur la forteresse, on distingue la patine des pierres comme si c'était du bronze ciselé. Quant à l'agneau, j'en ai rendu le modelé de la laine. Vous regarderez le point où la patte est levée et vous verrez les demi-teintes et les ombres". |
Chacun des oeufs d'autruches, que ce soit celui qui porte les papillons, les
faisans, les armes de Rouen, la salamandre de François ler etc... mérite
qu'on l'examine attentivement. Les détails y sont traités avec
un soin extrême. Les coloris y sont savamment gradués pour souligner
le relief. L'exécution en est serrée au point de donner l'impression
d'une peinture. Et quand on pense qu'il suffit d'écarter un seul fil
pour qu'apparaisse la coquille de l'oeuf et qu'intérieurement l'oeuf
demeure creux, on se demande comment Monsieur Ennka de Scherwiller a pu réaliser
pareille entreprise.
On a d'abord l'impression de se trouver devant un délicat ouvrage de
tapisserie, rehaussé d'incrustations d'or collées à même
la surface.
Et s'il nous est possible de risquer un oeil par l'un des deux orifices qui
permettent le montage sur support, on constate que l'intérieur est aussi
soigné que le dehors, tous les fils sont arrêtés en dedans,
sans franges, sans bavures, sans boursouflures, sans qu'aucun d'eux ne traverse
l'oeuf de part en part.
Lorsqu'on l'interviewait sur son secret, M. Kahn se bornait de répondre
:
"Ce secret réside en mille tours d'adresse et il faut une nature spéciale pour les exécuter. Je ne bois pas de vin, ni de liqueur, ni de thé, ni de café. Je ne fume pas, j'ai bonne vue et bonne ouïe". |
Lorsqu'il brodait, "çà lui sifflait", comme il disait, dans les oreilles, tellement il était "ramassé sur lui-même", précisait-il pour donner une idée de son degré de concentration intérieure.
"Il ne faut pas que j'aie d'objet plus clair que l'oeuf à côté de moi. Je m'hypnose sur ma tâche. Il ne faut que je dévie la main d'un quart de millimètre. J'entends ce qui se passe à l'intérieur de la coquille et lorsqu'un fil se tire ou se déplace ce sont craquements sinistres qui parviennent aux oreilles. Je livre à mon oeuf une véritable lutte". |
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