LAURE WEIL
(1875-1952)
Extrait de l'allocution faite par Andrée SALOMON néeSulzer,
lors de la soirée commémorative en l'honneur de Laure Weil le 21 mars 1962
Extrait de la brochure Laure Weil, sa vie, son oeuvre, éditée en 1969

Andrée Salomon pendant la guerre
Je suis heureuse d'apporter en ce jour du 10e anniversaire du décès de Laure Weil, mon témoignage de gratitude à sa mémoire, à son oeuvre, à la maison qu'elle a érigée et qui lui a survécu.
Au nom des anciennes de ma promotion et en mon propre nom, je tente de vous décrire la bienheureuse et déterminante influence qu'a eue notre séjour dans ce Home fondé et animé par Laure Weil, sur notre vie d'adolescentes, notre formation, notre caractère.

L'idée de Laure Weil, c'était de créer un foyer citadin, pour les jeunes filles juives dispersées dans les campagnes d'Alsace et de Lorraine où vivaient de petites minorités familiales juives.

Après des débuts que d'autres pourront vous conter, car je n'y suis venue qu'en 1923, bien après la première guerre mondiale, j'y ai rencontré notre grande amie, à la fleur de l'âge, qui régnait sur une maisonnée de 60 jeunes dont elle s'occupait avec son équipe très réduite, mais si homogène et qui se complétait surtout si admirablement. Pas de faille avec Irène Weill ex-Schwab, qui telle une fée organisait la maison et veillait au bien-être de tous. Dieu seul sait le nombre d'heures qu'elle passait, penchée sur son minuscule secrétaire de la grande salle d'étude, quand elle ne trottait pas en ville ou montait à pied, car cette maison n'avait pas d'ascenseur, d'innombrables fois les innombrables escaliers à travers les dédales des paliers de cette vieille demeure, tandis que dans le petit Erker - le coin contigu à la salle à manger -, Fanny Schwab corrigeait des devoirs, écrivait des lettres, surveillait des carnets scolaires et peinait sur la mise en place des écolières, des apprenties, des travailleuses et des rares étudiantes, construisant notre bibliothèque et suivant nos sorties, nos vacances, nos loisirs, nos mouvements de jeunes et nos salaires d'employées.

Laure Weil, au premier étage de la maison qu'elle avait louée d'une propriétaire-amie, meublée et installée avec des fournisseurs qui devinrent ses amis, conservait une minuscule parcelle de charmante vie personnelle.

Les pensionnaires que nous étions alors s'étaient transplantées de Forbach, de Sierentz, de Mommenheim, de Hochfelden, de Sélestat, d'Ingwiller, d'Altkirch et de nombreuses autres petites localités, comme moi qui venais de Grussenheim. Laure Weil nous connaissait, chacune. Souvent nous étions des boursières à la charge entière ou partielle du Home à une époque où il n'y avait pas d'organisations sociales pour constituer des bourses.

Avec une adorable bonté et une irrésistible simplicité elle savait créer notre vie commune, tout en témoignant sa sollicitude maternelle à chacune, en particulier.
Ainsi, lorsque je me suis liée avec le jeune homme qui devint mon mari, Laure Weil le connaissait aussi et s'entretenait avec lui, comme l'aurait fait ma mère si celle-ci avait été sur place.

Dans la fourmilière des jeunes très différentes d'origine et de formation et de pratique religieuse, nous étions toutes également avides d'apprendre, d'entendre, de coudre, de lire, de broder, de chanter, de danser. Nous tricotions toutes, ou nous brodions toutes nos premières nappes (ma nappe dure encore, on la sort le soir du Séder). Nous jouions du théâtre, nous fîmes de la diction et on avait organisé pour nous le soir des cours de couture et de coupe régulièrement fréquentés. Un dimanche, nous écrivîmes les cartes d'invitation de l'inauguration de l'Université juive sur le Mont Scopus. Nous créâmes la Ligue du vendredi soir, dans laquelle chacune avait son activité sociale propre.

Ni l'épidémie des transistors, ni celle de la télévision réduisant à un rôle passif les jeunes n'étaient encore en vue. Notre vie personnelle était engagée dans les voies ouvertes à la vie réelle, aux contacts humains. Nous suivions des conférences, nous visitions des musées et nous participions aux activités de la jeunesse de la ville. Aussi ces années de vie commune furent-elles pour nous intensément riches.
Nous avons emporté avec nous, quand nous avons quitté le Home pour créer notre propre foyer ou pour les besoins de notre profession, les notions acquises dans le cadre harmonieux d'une maison guidée par une autorité avisée, faite de force, de discipline, de coeur, par une femme cultivée et attrayante, qui vivait non pas en marge, mais parmi nous et qui nous révélait quotidiennement sa personnalité.
Son oeuvre, elle l'avait conçue pour nous, elle en a assuré l'autofinancement à un moment où il n'était pas facile d'avoir des subventions de l'Etat ou de la municipalité. Mais autour d'elle, avec ses pensionnaires dont elle voulait faire des jeunes filles et des femmes modernes, outillées pour la vie, capables de subvenir à leurs besoins, Laure Weil menait une action sociale de très grande portée qu'elle a littéralement inventée.

Sa pédagogie était intuitive et active, de même son sens social était spontané, élevé et toujours positif. Elle qui n'avait pas été une étudiante en sociologie ou en psychologie, ni une fonctionnaire rompue aux chiffres et aux statistiques, elle a abordé chaque problème social de base :

le métier pour les filles,
le logement pour la famille,
la chambre claire et meublée pour l'étudiante,
la détente pour la mère de famille.
Le Home était le centre de ses activités sociales qu'elle déployait aussi bien en dehors que dans la maison.
Elle recevait, elle conseillait, elle habillait, elle orientait, elle intervenait auprès des patrons, elle demandait des augmentations de salaires ; elle fit d'innombrables démarches auprès des autorités préfectorales pour les étrangers, elle remettait des secours aux uns et elle se portait garante pour les autres. Elle entendait les appels avant même qu'ils ne fussent formulés, elle percevait les misères les plus cachées, elle osait appeler les choses par leur nom et cette femme discrète, pudique, d'une distinction innée, ne craignait pas de recevoir toutes les confidences et approcher l'intimité de toutes les souffrances.

Lorsqu'arrivèrent en Alsace les premiers jeunes réfugiés du régime hitlérien, elle accueillait des adolescentes au Home. Lorsque je me suis mariée et que j'avais des loisirs, elle m'encourageait à m'associer à l'action de secours apportée aux nombreuses victimes du nazisme qui déferlaient sur Strasbourg. Après les terribles nuits de cristal en 1938, elle m'a poussée ainsi que d'autres à entreprendre le placement des enfants dans les familles, comme nous l'avons vu faire récemment pour les enfants d'Algérie. Elleplaçait des lits supplémentaires dans les dortoirs et les chambres pour recevoir au Home même, le plus grand nombre possible de jeunes réfugiées enseignant ainsi à ses pensionnaires les principes de l'altruisme et de la participation personnelle à l'aide du prochain.

Les Périgourdins la virent évoluer lors de l'évacuation vers la Dordogne. Cette femme de 65 ans qu'elle était alors, se dépensait sans compter pour les jeunes, les vieux, les malades, pour l'ensemble de la population juive évacuée.
Les pérégrinations des années de guerre sont un chapitre à part. Laure Weil n'a pas arrêté un seul instant de travailler, d'espérer, de croire en la victoire de la vraie France, de lutter pour conserver les juifs, jeunes et vieux. Elle parlementait pour ramasser des fonds, pour mieux nourrir, pour mieux cacher, pour sauver. Je suis allée souvent, aux heures de nuit et de jour, au 31, rue St-Front à Périgueux, ce foyer qui fut aussi celui de Fanny Schwab. Beaucoup d'autres y venaient comme moi, avec nos chagrins, moi avec ceux des groupes que j'avais visités et je trouvais toujours un remède, un espoir, de l'argent; du vestiaire, soit à la rue St-Front, soit à la rue Thiers, au bureau des OEuvres d'Aide Sociale Israélites. Laure Weil allait, venait, faisant et défaisant des paquets, entre Trélissac, Bergerac et St-Astier, des Orphelinats repliés de Strasbourg et de Haguenau, aux Hospices des Personnes âgées.

Laure Weil participant à la vente de charité
au profit du Home en 1948
Sa courte clandestinité arrêta son activité ; mais elle était leste à la reprendre après la libération, et ensuite à retourner à Strasbourg.
Là, elle retrouva un Home ravagé par les Allemands qui en avaient fait le siège de la Gestapo. Très souffrante, elle ne put elle-même refaire la maison qui n'a pu ressusciter que grâce à l'intrépide et lucide action de Mademoiselle Fanny Schwab et l'aide des nombreux amis. Pourtant Laure Weil participa autant et aussi longtemps que ses forces le lui permirent à la vie du Home qui s'était reconstituée.
Lorsque cette aimable ambassadrice de bonheur, au visage juvénile et doux, sans fard et sans apprêt, était immobilisée sur son lit de malade au les étage de cette maison, sa pensée seule resta active.

Son médecin qui fut son ami, le docteur Joseph Weill dont elle a tant apprécié la culture de l'esprit et du coeur, pourrait vous dire la philosophie indestructiblement créatrice de cette artiste de la vie.
J'ai essayé de vous décrire, en quelques phrases, Laure Weil avec sa pensée agissante. Construire la maison, créer le cadre de vie, nourrir les corps et laisser s'épanouir la personnalité des êtres, de centaines de jeunes filles, de femmes qui étaient des étrangères pour elle et qui devinrent ses égales, auxquelles elle vouait un ceeur généreux, un esprit avide de justice et de progrès social, telle fut l'action immense et variée de cette femme extraordinaire.
Andrée SALOMON née Sulzer


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