Il était une fois... Une famille lorraine
Les Cahen d'Ennery de (1942)-1608-1720 à nos jours
Philippe CAHEN
avec la collaboration de Gérald CAHEN


Editions Kawa juin 2012 ; 290 p. broché ; ISBN : 978-918866-36-7 ; 29,95 €

Lorsque le mardi 9 mai 1858, Abraham Cahen, né à Ennery (Moselle), épouse Rose Israël, née à Ay (Moselle), ils imaginent sans doute qu'ils vont vivre paisiblement dans cette douce Lorraine pacifiée depuis 1648 (traité de Westphalie) comme leurs ancêtres, nés presque tous dans un rayon d'une quinzaine de kilomètres autour d'Ennery depuis au moins 1720 pour Abraham, au moins 1608 pour Rose.
Ils n'imaginent pas les bouleversements prfonds qu'ils vont vivre, que leurs enfants vont vivre.
L'occupation allemande suite à la défaite de 1671, la guerre de 14/18, et par-dessus tout la Shoah n'étaient pas dans leurs esprits, dans leur culture. Juifs lorrains, ils n'étaient pas des Juifs errants. La révolution industrielle, révolution des transports, des communications, des villes, du monde agricole est passée par là.
154 ans après ce mariage, et après avoir remonté la vie de leurs ascendants jusque rabbi Jacob venu d'Espagne en 1492, quelles ont été les vies de leurs onze enfants et de leurs descendants ?
Au travers d'une trentaine de témoignages, c'est cent, deux cents, personnages attachants qui défilent sous nos yeux. De New York à l'Ile de la Réunion, de l'éleveur de chevaux au chercheur en science fondamentale, du juif religieux à l'athée, les enfants de Rose et Abraham sont dans le monde tel qu'il se vit. C'est l'histoire d'une famille juive lorraine, les Cahen d'Ennery.

Philippe Cahen      
philippecahen@hotmail.fr      

Extrait du livre
(pp. 18-23)

D/ Pour ceux qui ne connaissent pas la Lorraine...

Partons de Paris. Paris est au centre du Bassin Parisien. Vers L'Est, Le Bassin Parisien ressemble à un empilement d'assiettes de plus en plus grandes. Après la Champagne, c'est l'entrée en Lorraine. Il y a les côtes d'Argonne connues pour Varennes-en-Argonne où Louis XVI fut arrêté dans sa fuite le 21 juin 1791, puis les côtes de Meuse après avoir traversé les champs de batailles de 1914-1918 et notamment Verdun, puis les côtes de Moselle et donc la large vallée de la Moselle avec Metz à la confluence avec la Seille, Ennery sur sa rive droite et Ay quelques kilomètres plus loin. Au-delà de la Moselle, vers l'Est, le plateau lorrain s'élève en douceur, jusqu'aux Vosges du Nord qui redescendent brutalement sur Saverne vers la plaine d'Alsace avec Strasbourg, installée sur l'Ill juste avant te Rhin, la frontière naturelle avec l'Allemagne.

Au Sud d'Ennery, la ville principale à 16 km est Metz. Metz est à l'Est de Paris, à un peu plus de 300 km. Plus à l'Est encore, à 150 km c'est Strasbourg, Nancy est à 60 km au Sud et Luxembourg à 60 km au Nord.

Ennery est un village typique du plateau lorrain, avec son seigneur. Ce sont des villages modestes, "travailleurs". Les villages lorrains sont pour les plus petits des villages-rues, les maisons sont alignées le long d'une rue, l'origine en remonte aux chemins traversant la forêt. Les fermes sont collées Les unes aux autres. (La description qui suit est appuyée sur des textes de Jean Morette, parus dans le Républicain Lorrain, le quotidien régional). Le bâtiment est composé de l'habitation au toit couvert de tuiles rouges et aux volets blancs, sans étage, avec la belle chambre sur le devant dont la fenêtre donne sur un banc de pierre, et juste à côté, séparé par un corridor, l'écurie puis l'étable et, contre le jardin, les porcs et le poulailler. Ainsi les chevaux et les vaches dorment contre les chambres à coucher, ce qui protège des froids rudes de L'hiver. Selon les coins de Lorraine, le haut de la porte de la grange est droit ou cintré. Le foin est stocké au-dessus de l'écurie, de l'étable et de l'habitation, isolant encore un peu plus du froid. Le corridor traverse le bâtiment pour rejoindre le jardin, puis le verger avec ses mirabelliers, et enfin les champs conquis petit à petit sur la forêt que l'on aperçoit encore plus loin. Le tas de fumier, dont la taille est proportionnelle à la richesse, se dresse devant la porte.

Dans ces fermes Lorraines, on trouve des meubles robustes et simples qui ont traversé les années et que certains ont connu ou ont encore chez eux. Le style Louis XV et Louis XVI, orné de volutes, de coquilles, de feuilles d'acanthe. Ils sont souvent en chêne, plus rarement en noyer ou cerisier. Le meuble est enrichi de marqueteries représentant une étoile, un damier, des treillis ou des fleurs. Ils ont de belles ferrures souvent en cuivre fixées aux tiroirs. Les meubles les plus originaux sont le buffet avec ses deux larges portes en bas et en haut séparées par un ou deux tiroirs ; vaisselier caractéristique dont le haut du buffet est remplacé par la crédence avec trois rangs superposés où l'on expose des assiettes aux couleurs vives, de Lunéville, de Sarreguemines, etc.  ; L'armoire de la belle chambre avec ses deux portes immenses et les tiroirs Plus bas. Les chaises et chaises à bras (pour ne pas dire fauteuils) sont souvent paillées ou simplement plates, complétées d'un coussin. Ces meubles sont transmis de génération en génération.

Les villages plus importants comme Ennery ont quelques ruelles souvent perpendiculaires à la rue principale. La particularité d'Ennery est d'avoir un château et des fortifications. C'est une région tout à la fois d'agriculture (blé, orge, seigle, betterave sucrière), de vigne (importée par Les Romains, elle fut très abondante avant de disparaître, au milieu du XIXe siècle, anéantie par la phylloxera), de vergers (pomme, poire, quetsche, mirabelle) et d'élevage (cheval, vache, mouton, porc, poule, canard et oie).

E/ L'histoire d'Ennery et de ses Juifs

Ennery, Le village natal d'Abraham, se trouve à 16 km au Nord de Metz sur La rive droite de La Moselle, légèrement en hauteur. Jusqu'à la guerre de 1939, la synagogue d'Ennery a été le lieu de rassemblement des Juifs des communes voisines : Hagondange, Maizieres, Ay, Flévy... Jean Nowacki, curé d'Ennery de 1964 à 2002, a écrit l'histoire de son village et il y traite aussi de l'histoire de ses Juifs. C'est cette histoire dont nous reprenons ici les grandes lignes.

Principal site fortifié autour de Metz, le village était terre épiscopale depuis 1172. Ennery pourrait vouloir dire en grec "l'enclos de l'homme fort". Implanté au bord de la Moselle, le village subit les caprices du fleuve, mais Il profite aussi de ses dépôts de limons. La présence humaine y est avérée depuis 4500 ans (âge de la pierre polie). De l'époque mérovingienne (Ve siècle) A 1975, Ennery compte environ 350 habitants. Pourquoi 1975 ? Parce qu'un pôle industriel s'ouvre à cette date. Citroën construit une usine de moteurs sur les communes d'Ennery, d'Ay et de Trémery. La commune passe alors à plus de 1000 habitants, près de 2000 en 2012. Abraham ne reconnaîtrait plus son village natal !

L'abbé Nowacki fait état d'un document du 4 juin 1608, attestant la présence de Juifs à Ennery. C'est le plus ancien document sur ce sujet que l'on possède, l'original est déposé aux archives départementales de la Moselle, transmis par notre cousin Olivier Cahen. Il s'agit d'une charte seigneuriale portant sur l'admission de trois ménages juifs à Ennery. Cette charte est accordée par Godefroy d'Eltz, seigneur d'Ennery et alentours qui avait épousé Élisabeth de Heu en 1567 (les De Heu avaient construit le château d'Ennery en 1325) et était criblé de dettes : "Nous, Godefroy d'Eltz, seigneur d'Ennery et alentours, certifions avoir donné et par ces présentes donnons permission à Raphaël, Lazar et Hayen, tous trois juifs, d'habiter et résider eux, leurs femmes et famille, en notre village et seigneurie dudit Ennery, avec pouvoir de prêter denier à intérêts, non toutefois à plus haut prix de six liards par chose chacune semaine, d'un denier qu'ils prêteront à ceux qui sont de nos sujets, et de douze liards par chose la semaine... "

Paul Faustini a découvert que ce même seigneur Godefroy avait autorisé un Juif du nom de Gumpel à s'établir dans son village dès 1571. Cet établissement constitue l'un des plus anciens de la région, avec Metz où quatre familles résident officiellement depuis 1567, et Créhange où des Juifs sont attestés dès 1589.

Les Juifs sont appelés soit par leur prénom, soit par leur nom religieux - c'est pourquoi on rencontrera dans l'ascendance de nombreux Cahen, Lévy, et Israël, trois noms désignant l'appartenance religieuse - soit encore par le nom de leur ville d'origine (Hanau, Landau, etc.). La même personne peut être appelée selon les documents par l'un ou l'autre de ces noms, ce qui ne facilite pas le travail des généalogistes ! Le Lazar cité ici est Lazar Lévy, notre ancêtre. On constate que  l'écriture d'un nom, ici du prénom Lazar (Lasard), peut varier. C'est la francisation de Leiser. De même, Lévy s'écrit parfois Levi.

Selon Gilbert Cahen, "Cahen, Lévy, Israël ne sont devenus des noms de famille qu'après la Révolution, plus précisément en 1808 lorsqu'un décret de Napoléon a astreint les Juifs à adopter des noms de famille et à les déclarer à l'état civil. Auparavant les Juifs ne se désignaient que par leur prénom et celui de leur père suivi d'un surnom, par exemple Joseph ben Abraham Hacohen. Les surnoms sont devenus héréditaires au XVIIIe siècle à Metz. Du reste, même les non-juifs n'avaient pas l'usage de noms de famille avant le XVIe siècle".

Un autre document, daté du 23 septembre 1653, rapporte une enquête juridique exécutée par Antoine Andry, conseiller du roi au baillage de Metz. C'est une exécution du maréchal de Chamberg, duc d'Alluyen, pair de France, gouverneur de la ville et citadelle de Metz, Pays messins, évêchés de Metz et Verdun, colonel général des Suisses et Grisons... Le document décrit la vie des Juifs du village, Isaac, Levi, Raphaël, Calmen. On y apprend que Levi a quatre garçons mariés, qu'il y avait déjà des Juifs à Ennery soixante ans plus tôt et que le village compte une synagogue et une école. Trente à quarante Juifs, est-il raconté, sont venus de Metz pour une brith milah très joyeuse et sont restés deux jours. Ce fait montre l'importance des Juifs d'Ennery, car le nombre de messins est important et venir de Metz, située à 16 kilomètres de là, n'est pas aisé. Qui plus est, il faut loger tout ce petit monde !

L'abbé Nowacki poursuit : "La nouvelle citoyenneté accordée aux Juifs, par le concordat de Napoléon en 1801 apporte plus de bien-être et de sécurité à la communauté juive d'Ennery. Elle n'a pas considérablement grandi. Elle comporte toujours une moyenne de neuf ou dix chefs de famille, du fait que dès qu'une famille s'est suffisamment enrichie dans le commerce, elle s'empresse de quitter Ennery pour se rendre à Metz dans l'espoir de faire de meilleures  affaires encore. C'est alors que les autres familles juives pieuses qui se plaisent à Ennery décident puisqu'elles en ont les moyens et les autorisations nécessaires de ne plus se contenter de la salle de prières qui existait jusque le dans le logis de l'un d'entre eux et de construire une vraie synagogue pour l'exercice du culte."

La synagogue vue depuis la cour - © C. Decomps
La synagogue est construite en 1819, à La sortie d'Ennery, "sur le gué", aujourd'hui 7 rue des Jardins, peut-être à la place d'un édifice antérieur, au fond d'une cour comme il était de règle sous l'Ancien Régime, du fait de l'exigence de discrétion. Il faut attendre 1850 pour voir s'édifier en Lorraine des synagogues plus monumentales. Celle d'Ennery est donc une exception comme celle d'Insming. La maison du rabbin est à côté. Il y a plusieurs cimetières juifs autour d'Ennery : le plus ancien à Chelaincourt sur la commune de Flévy à 5 km, sans doute volontairement établi de l'autre côté de la forêt qui s'étale du Nord au Sud, un autre est à Ennery en direction de Flévy où sont enterrés Rose et Abraham. À Ennery, il y a aussi un mikve donnant aujourd'hui dans la nouvelle rue Marcel Decker, à La sortie du chemin du Bainiut.

"Construite avec des moyens limités, sans aucune aide extérieure, la synagogue d'Ennery apparaît vite trop petite pour une communauté qui ne cesse de s'agrandir (190 personnes en 1830, 208 en 1838, et 236 en 1846). Outre les Juifs du village, elle est en effet également utilisée par les familles résidant dans les villages environnants (Ay, Argancy, Flévy, Talange, Trémery ou Vigy). En 1851, des travaux d'agrandissement visant à créer "21 places et autant dans la galerie des femmes" sont entrepris pour un montant de 4000 f." La communauté juive dans un rayon de 5 km est importante.

Les conversions au catholicisme sont rares et notées : le fils du rabbin de Saverne, Libermann, se convertit en 1825. Le curé d'Ennery en signale une dans sa commune : "La revue ecclésiastique de Metz de 1902 mentionne, ce qui n'est pas fréquent, la conversion d'un Juif d'Ennery (acte 20-2-1791), Leib ou Lion Caïn, homme de 19 ans, fils d'un boucher d'Ennery, baptisé sous les noms de Jean-Léon qui prend pour nom Baudiel, puisque baptisé dans La paroisse de Saint-Baudiel par Nicolas".

Une histoire raconté par L'abbé Jean Nowacki, ainsi qu'avec malice par Emile, fils de Léon, mérite d'être mentionnée. Michel Cahen - sans lien avec notre famille - est né en 1862 à Ennery dans une famille juive nombreuse et pauvre. Sans travail, il part à Paris. Il monte alors L'affaire "Au planteur de Caïffa", spécialiste à l'origine de café vendu par colporteur dans toute la France. Les "Caïffa"  sont connus et attendus à Ennery. Michel Cahen a fait don de sa maison d'Ennery à La commune. À lire sur Wikipedia.

Pour ceux qui se souviennent de La campagne présidentielle de 2012 et du débat sur la viande halal ou casher vendue dans des boucheries non confessionnelles sans que le client du boucher soit informé, ce qui suit ne manque pas de piquant : autre époque, autres moeurs. L'abbé Nowacki relève dans Les actes du conseil municipal d'Ennery (La parenthèse du texte semble être de la main de l'abbé) sous le titre Abattoir : "Le 7 novembre 1909 Le Conseil considérant qu'il n'existe pas d'abattoir public dans la Commune estime qu'une installation d'un local. pour le traitement et la vente des viandes inférieures (Les bouchers juifs gardaient pour eux et leurs coreligionnaires les meilleurs morceaux qui constituent "la viande casher",  "viande pure", et vendaient les abats, "viandes de qualité inférieure et impure à leurs yeux", à un prix moins élevé aux pauvres du village) ne doit pas être à la charge de la Commune mais des bouchers eux-mêmes, d'autant plus que les seuls bouchers existant dans la commune sont les frères Lévy Nathan-Louis et Lévy Lucien lesquels se servent du même abattoir." 

 "Le 10 mai 1940 débute L'offensive foudroyante allemande en France. [...] Comptant une population de 400 âmes, dont une importante communauté juive, avec un rabbin qui officie dans la synagogue, Ennery est vidée de sa substance dès 1940. Les Juifs, qui étaient pratiquement tous des commerçants, souhaitent partir en Palestine car Le régime hitlérien Leur interdit de rester en France où ils risquent d'être déportés dans un camp de concentration avec à terme la "solution finale". Le départ des familles expulsées créé un grand vide."

En 1957, la synagogue est désaffectée et vendue avec la maison du rabbin. Sylvain Moïse, dernier Juif d'Ennery, la fera classer à L'inventaire des Monuments historiques en 1984.

F/ Et Ay-sur-Moselle ?

Ay est situé à 3,5 km au Nord d'Ennery, plus directement en bordure de la Moselle. Il y a d'ailleurs un moulin à grains sur la rivière depuis 1748, avec une roue à aubes. Ay comme Ennery est une commune très ancienne établie sur la voie romaine de la rive droite de la Moselle (il y en a une autre sur la rive gauche) qui relie Metz à Trèves. En 1636, le village est détruit lors de La guerre de Trente Ans. Voilà pourquoi sans doute le traité de Westphalie (1648) qui clôt cette guerre a tant d'importance dans la mémoire collective locale.

Comme Ennery, Ay est un village-rue avec ses fermes modestes serrées les unes contre les autres. Mais les inondations de la Moselle et les destructions dues aux guerres (Ay n'a pas de châtelain) ont contribué à en faire un village plus éclaté.

A priori, Ay ne bénéficie pas d'une étude historique de sa communauté juive. Sur le plan cadastral de 1839, et les noms des différentes familles entre 1839 el 1880, La maison habitée par Rose et Abraham (n°640) au 1 rue du Stade était successivement habitée par les familles Gand, Israël, Cahen. Est-ce la maison où est née Rose le 12 janvier 1840 à moins que ce ne soit la maison 616, celle de l'épicerie Israël., juste sur La route de Thionville, près de l'église ? Plusieurs Cahen, Lévy, Caen, Israël, Moyse (semble-t-il huilier), Lambert et autres noms possiblement de Juifs habitent la commune selon ce plan et cette liste.


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